Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Caroline Doudet

Harry Potter contre Peter Pan

Isabelle Cani, Harry Potter ou l’anti-Peter Pan. Pour en finir avec la magie de l’enfance, Paris, Fayard, 2007

1Nul ne peut avoir échappé au « phénomène » Harry Potter : adultes comme enfants s’enthousiasment pour le jeune héros à la cicatrice en forme d’éclair, et ceux qui n’auraient pas succombé aux aventures du petit sorcier en ont tout au moins entendu parler, car il s’agit bien d’un véritable phénomène de société. Phénomène prémédité : au premier chapitre du tome 1, le professeur Mac Gonagall fait ainsi la prédiction de la célébrité de Harry, « On écrira des livres sur lui. Tous les enfants de notre monde connaîtront son nom. », ce qui se vérifie bien à l’intérieur du roman et du cycle, mais également à l’extérieur ; de plus, le succès semble prémédité dans la mesure où Harry Potter se présente d’emblée comme un cycle en sept volumes, ce qui est un parti pris éditorial plutôt original, d’autant que Rowling est alors une inconnue qui n’a encore rien publié. C’est un pari réussi : le succès est tel qu’il déborde et touche non seulement les enfants, mais aussi les adolescents et les adultes, sans qu’il y ait de double lecture comme avec le Petit Prince par exemple : tout le monde lit au premier degré et s’intéresse aux péripéties du jeune héros.

2Comment alors expliquer ce phénomène ? Les raisons données habituellement paraissent insuffisantes, d’autant que les autres essais sur la question sont parus avant la fin du cycle et n’ont donc pas une vue d’ensemble ; l’explication marketing par exemple n’est pas satisfaisante, car le marketing peut faire acheter, mais certainement pas faire lire. C’est donc qu’il y a une autre raison, qui subsume toutes les autres. Si l’on cherche un précédent, on trouve Peter Pan de James Barrie qui, en 1904, parlait également à la fois aux enfants et aux adultes, donnant naissance au mythe sans cesse repris du monde merveilleux de l’enfance et du refus de grandir, de devenir un adulte, qui est une obsession du XXe siècle. Harry Potter semble bien, comme Peter Pan, avoir quelque chose à dire sur ce sujet, et c’est en cela qu’il parle à la fois aux enfants et aux adultes.

3Mais le cycle n’aurait pas eu ce succès s’il s’était contenté de dire encore une fois la même chose : la thèse d’Isabelle Cani est qu’il s’agirait au contraire pour l’auteur, J. K. Rowling d’apprendre à ses lecteurs à se détacher de l’enfance. Harry Potter constituerait donc un « rival de Peter Pan » : la pièce de John Barrie se placerait en effet en position d’hypotexte principal du cycle Harry Potter ; mais il ne s’agit pas de redire « que l’enfance est un âge magique, un Autre monde, et que l’Occident rêve, encore et toujours, de s’y réfugier pour ne plus en sortir… » (p. 23). Au contraire. Et c’est ce dont vont nous convaincre les sept chapitres du livre.

4Le premier chapitre s’attache à décrire avec précision le « monde magico-réaliste » des romans, avec au centre l’école de Poudlard qui, bien que revêtant bien sûr un aspect merveilleux et idéal, cache en fait une public school tout ce qu’il y a de plus traditionnelle : l’esthétique de Harry Potter est ainsi définie comme « baroque », car fonctionnant sur le principe du « trompe-l’œil ».

5Dans le second chapitre, « le désenchantement progressif », l’auteur montre comment la structure du cycle des aventures du jeune sorcier, loin de sacraliser le monde de l’enfance et de la magie, le met au contraire progressivement à mal pour en guérir le lecteur : « la meilleure image est sans doute celle d’un produit de substitution comme la méthadone qui permet de sortir peu à peu de la dépendance et qui fait des sept tomes de Harry Potter l’équivalent littéraire d’une cure de désintoxication. » (p. 87).

6Le troisième chapitre s’intéresse quant à lui à une œuvre très proche du cycle Harry Potter, à savoir L’Île du crâne d’Horowitz (qui avait d’ailleurs porté plainte contre Rowling pour plagiat), et plus généralement à la vogue du thème de la sorcellerie et de l’école de sorciers dans la littérature de jeunesse. Mais, si les thèmes sont effectivement similaires, la différence est pourtant de taille : là où Horowitz et les autres flattent le refus du principe de réalité et le désir de ne pas sortir du monde de l’enfance, Rowling elle valorise son acceptation.

7Le chapitre quatre revient plus en détails sur le personnage-modèle (ou plutôt anti-modèle) de Peter Pan.

8Le chapitre cinq se propose d’observer les images du masculin et du féminin données à voir dans le cycle : c’est en effet surtout l’âme masculine qui est tentée par le « rester enfant » (d’ailleurs, tous les enfants perdus de Neverland dans Peter Pan sont des petits garçons), alors que les filles accepteraient plus facilement le passage à l’âge adulte et l’attitude « raisonnable » que celui-ci imposent : elles auraient pour ainsi dire les pieds sur terre, à l’image du personnage d’Hermione. Le choix d’un héros masculin est donc particulièrement révélateur, car il permet de « rendre aux garçons eux-mêmes la confiance dans leur capacité de grandir » (p. 188).

9Le chapitre six, intitulé « soulever les voiles du passé », s’intéresse à la manière dont dans le cycle grandir consiste en priorité à connaître le passé (notamment celui de ses parents, ou de Dumbledore) et l’accepter, même s’il ne correspond pas à ce que l’on attendait ou espérait, mais aussi à accepter ses propres faiblesses et en tirer un enseignement.

10Le dernier chapitre est consacré au thème du double : Crochet pour Peter Pan, et bien sûr Voldemort pour Harry Potter, Voldemort étant l’incarnation de ce qu’il ne faut pas être, de ce qu’il ne faut pas faire. Au-delà de l’explication historique fort répandue, celle de la référence au nazisme, on peut penser que Voldemort n’est finalement autre que Peter Pan lui-même.

11Si Harry Potter a trouvé un public si large, c’est qu’il décrit finalement le monde tel qu’il est : un monde où l’âge adulte est refusé et l’infantile valorisé, un monde fasciné par l’enfance. Et c’est dans ce monde que le héros trace son chemin pour grandir, chemin qui concerne tous les lecteurs, qu’ils soient enfants ou adultes. Le cycle prend le lecteur où il est, au seuil de l’âge adulte (Harry a 11 ans quand commencent ses aventures) pour l’amener à lutter contre ce refus de grandir et faire de lui un véritable adulte. Et la grande habileté de Rowling est de le faire progressivement et par petites touches, afin que la « conversion » se fasse naturellement.

12Cet ouvrage d’une grande richesse éclaire donc sous un jour nouveau le phénomène littéraire de ces dernières années ; il va au-delà des idées reçues et des impressions de surface pour nous mener de manière convaincante à ce qui pourrait bien être, en effet, le « message » ultime du cycle. Il intéressera aussi bien ceux qui ont succombé au jeune héros, et ceux qui lui ont résisté et qui s’interrogent sur les raisons d’un tel succès.