Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Éveline Boissy

L’homme sans empreintes

Éric Faye, L’Homme sans empreintes,

1Paru en 2008, le dernier ouvrage d’Eric Faye conte une histoire énigmatique, qu’on peut seulement tenter de résumer ici : celle d’un écrivain célèbre du nom de B. Osborn qui avait fait le choix de s’effacer derrière ses œuvres. Ainsi se créa-t-il un personnage à travers ses livres en cachant sous plusieurs identités : Walden, Stig Warren, Waldeck Robinson, Egon Sigmar Butow et Osborn. Ayant passé sa jeunesse en Allemagne où il était journaliste polémiste et anarchiste du nom de Walden, il échappa de peu à la mort lors de la répression du mouvement spartakiste. Voulant dissimuler sa vie antérieure parce qu’il était recherché en Allemagne, il se présentait dorénavant comme Stig Warren, l’agent littéraire de B. Osborn

2Dès lors, commence une vie entièrement construite sous une duplicité, le mensonge, les secrets. Inconnu de tous et même de sa femme Aurélia à qui il fit jurer avant leur mariage de garder secret tout ce qu’elle découvrirait au cours de leur mariage, il lui cacha même les choses les plus banales dans un couple, à savoir sa date de naissance, sa vraie nationalité et ses origines. Ce sera seulement lors de leur voyage de noces à Atotlar qu’il lui avouera qu’elle était mariée à deux hommes : Stig Warren et B. Osborn. Homme mystérieux, il avait interdit à sa femme l’accès à son bureau car d’après lui, « son royaume devait rester inviolé ». Aurélia n’eut l’occasion d’y entrer qu’une seule fois, sous le prétexte de lui apporter un café. À sa grande surprise, elle découvrit que son mari parlait allemand alors qu’il lui avait affirmé que la seule langue qu’il parlait hormis l’anglais était l’espagnol.

3À la mort de son mari, l’épouse dut se rendre sur la tombe d’Osborn en terres indiennes, en compagnie de Rebecca Donegal, la dernière amante d’Osborn, qui s’était présentée à Aurélia comme étant une universitaire. Là elle rencontra Thomas Ahorn, universitaire allemand qui avait des révélations à lui faire sur son mari. Au cours du voyage, nous découvrirons à travers les Mémoires d’Aguila Mendès, journaliste à cette époque, les révélations d’Hitchcock, un scénariste qui prétendait avoir eu des doutes sur la véritable identité d’Osborn.

4En effet, pour le tournage de son film, Hitchcock avait reçu des suggestions judicieuses de la part d’Osborn lors de leur correspondance, notamment sur le lieu du tournage et le choix des personnages. Il décida alors de l’inviter au tournage mais, à sa grande surprise, ce dernier s’était soudainement rétracté sous prétexte qu’il était malade. Ainsi, après qu’Hitchcock lui eut annoncé les dates de son passage au Costaguana où vivait Osborn, un homme en casquette se présenta à lui le lendemain de son arrivée sous le nom de Stig Warren, l’agent littéraire d’Osborn. Il lui remit une lettre dans laquelle il était mentionné que ce dernier était malade et qu’il pouvait faire entièrement confiance à cet agent littéraire. Par la suite, lorsque les deux hommes se revirent, Hitchcock était impressionné par le fait que Stig Warren avait une connaissance trop parfaite de l’œuvre d’Osborn. Il lui proposa de participer au tournage qui allait avoir lieu trois mois plus tard en tant que conseiller scénariste vu qu’Osborn devait s’absenter. Trois mois plus tard, le tournage commença et Hitchcock vit en Warren un personnage bizarre. L’idée que ce personnage était Osborn lui avait traversé l’esprit mais, il se refusait à le croire car celui avec qui il entretenait des correspondances lui avait l’air cordial contrairement à cet homme qui était froid. Mais certains aspects soulevèrent des doutes chez lui : Warren refusait d’être raccompagné, ne quittait jamais sa casquette lors d’une prise de photos, fuyait l’objectif et évitait certains sujets.

5À la suite de l’échec du tournage du film, Aguila Mendès, le journaliste qui avait eu l’occasion de voir Warren lors du tournage mena son enquête sur la personne d’Osborn. Ayant obtenu auprès d’un assistant d’Hitchcock l’adresse que Warren avait donné à l’équipe, il se décida à s’y rendre mais découvrit que c’était une fausse adresse. Et, comme il ne trouva rien en consultant les archives des services de l’immigration à la recherche d’un Osborn, un ami nommé Gabriel lui suggéra de se tourner vers le coté épistolaire. Gabriel qui travaillait à la poste se chargea donc de surveiller les courriers en provenance de la Suisse, d’Allemagne et des Etats-Unis. Il remit à Aguila une liste de noms parmi lesquels se trouvait Waldeck Robinson ; Waldeck était proche de Walden qui était le nom de plume d’Osborn à l’époque où il vivait en Allemagne, et Robinson est l’anagramme d’Osborn. Par la suite, il se rendit aux services de délivrance des permis de séjour et de naturalisation où il découvrit qu’en 1930, une demande avait bien été faite à ce nom. En voyant la photo sur le document, il reconnut Stig Warren et prit soin de recopier toutes les informations figurant sur le dossier. Au bureau de poste, grâce à Gabriel, il pouvait surveiller la boite aux lettres de ce nommé Waldeck Robinson. Quatre jours s’écoulèrent mais rien ne se passa et au cinquième jour, une femme vint chercher du courrier dans cette boite. Elle s’en allait avec un paquet de lettres et un bouquet de fleurs qu’elle jeta plus tard. Aguila la suivit, pensant qu’elle allait faire le change mais ce ne fut pas le cas. Peu de temps après, on lui remit une lettre postée de Zurich par un éditeur allemand sur laquelle il n’y avait que le numéro de la boite postale et pas de nom. Lorsqu’il ouvrit la lettre, il se rendit compte qu’elle était bel et bien adressée à Osborn. Une semaine plus tard, il y eut une autre lettre en provenance des Etats-Unis dans laquelle Linda Sinibaldi était à la recherche de son père. En effet, celle-ci avait perdu sa mère qui, avant sa mort, lui avait avoué que son père était écrivain, qu’ils étaient divorcés et lui avait remis une photo lui disant qu’il s’appelait W….Linda affirma qu’elle vit la photo du tournage dans un journal dans lequel était écrit « Cet homme qui se dit agent littéraire, est-ce l’écrivain B. Osborn ? ». Lorsqu’elle compara la photo qu’elle avait avec celle dans le journal, elle vit une vague ressemblance entre les deux hommes malgré la différence d’âge car, celle qu’elle avait était prise en 1919 et celle dans le journal, 42 ans après. Aguila remit ensuite la lettre dans le circuit postal et demanda à son amie Vera de l’accompagner à la cafeteria où était entrée la dame qu’il avait suivie. Une fois au café, Ils se présentèrent à la femme au bouquet comme deux jeunes mariés mexicains en voyage de noces au Costaguana. Apres deux ou trois tasses de café, la femme les invita chez elle. Là, ils rencontrèrent Osborn et purent lui soutirer des informations. Deux jours plus tard, surveillant leur arrivée près des boites postales, Aguila vit Osborn lui-même venir déposer des lettres signées de son nom. Le journaliste et sa soi-disant compagne retournèrent le voir au café. Lorsqu’ils entamèrent la conversation, ils parlèrent d’Osborn et Aguilla Mendès lui récita un texte de l’écrivain mais celui-ci lui coupa instinctivement la parole et continua seul le récit. Aguilla le félicita alors pour sa parfaite connaissance de ce texte et lorsqu’il vint à lui dire que c’était lui Osborn, il se mit dans une colère inouïe, se faisant passer au préalable pour un simple lecteur, ensuite pour Stig Warren et comme Aguila insistait, il menaça de se suicider si jamais le journaliste venait à publier ce qu’il savait sur lui. Malgré ses menaces, ces informations furent publiées dès le lendemain.

6Aurélia et Rebecca poursuivirent leur voyage et, arrivées à l’hôtel, Aurélia demanda après Thomas Ahorn, l’allemand qu’elle devait rencontrer (celui qui prétendait vouloir lui faire une révélation). Celui-ci n’était pas encore là. Au cours du dîner, Aurélia révéla à Rébecca que Stig voulait être incinéré mais elle ne respecta pas son désir et le fit enterrer afin qu’une fois morte, elle puisse reposer à ses cotés. Le lendemain matin, lorsqu’elles se rendirent au cimetière, tout avait été dévasté par le cyclone et les ossements étaient éparpillés. Devant ces dégâts, Rebecca se sentit plus à l’aise car cela constituait une sorte de vengeance pour elle.

7De retour à l’hôtel, lorsque les deux femmes rencontrèrent Thomas Ahorn, ce dernier leur annonça qu’il avait rencontré Linda Sinibaldi, la fille de Walden, et que ce dernier avait connu et aimé sa mère Astrid Riegl avant de se marier à Aurélia. Ils étaient ensemble et lorsqu’ils voulurent se rendre aux Etats-Unis, le visa fut refusé à Walden. Cette femme Astrid, nous dit Rebecca, ressemble à Kim Novak et c’est la raison pour laquelle Stig insistait lors du tournage pour que le premier rôle lui soit attribué. Après ces aveux, Aurélia se retira. Thomas Ahorn qui à première vue avait reconnu Rebecca se retrouva seul avec cette dernière et lui raconta comment deux ans plus tôt lorsqu’un après midi, il se présenta chez Warren et demanda après lui, Aurélia lui dit que son mari était absent et qu’il ne reviendrait pas avant le lendemain. Et, le soir même, Stig s’en alla pendant plusieurs mois. (On découvrira que c’est pendant cette période qu’il rencontra Rebecca sa dernière amante). Comme il ne le retrouvait pas, Ahorn le chercha dans plusieurs hôtels du Costaguana mais en vain jusqu’au soir où par hasard, il prit Rebecca en filature et c’est cette dernière qui le mena à l’hôtel où se trouvait Osborn. Un soir, alors que ce dernier se rendait à une promenade, Thomas Ahorn le suivit. Mais une fois dans la jungle, Osborn lui braqua un pistolet et lui demanda la raison pour laquelle il le filait. Thomas Ahorn lui expliqua qu’il ne lui voulait aucun mal et qu’il était là pour lui parler de son ami Wagenbach qui a été placé sous surveillance dans un village. Selon Thomas Ahorn, Wagenbach a étudié les textes d’Osborn et a toujours su que c’était Walden. Même si parfois, il mentionnait dans ses oeuvres ‘traduit de l’anglais’, il savait pertinemment que ces textes n’étaient nullement des traductions. Il lui annonça aussi que son ami lui avait écrit des lettres sans obtenir de réponse de sa part.. A la fin de leur entrevue, Walden lui demanda de transmettre ses salutations à Wagenbach, lui qui auparavant refusait d’avouer qu’il était bien Walden; et lui fit jurer de ne jamais parler de leur entrevue tant qu’il serait en vie. Après cette promenade nocturne, Osborn quittera l’hôtel sans rien dire à Rebecca.

8Avant de quitter l’hôtel, Thomas Ahorn avait tenu à remettre à Rebecca une enveloppe contenant des lettres destinées à Astrid.

9Nous découvrons dans ces lettres qu’Osborn demandait à Astrid de le rejoindre et lui expliquait que ses écrits représentaient une sorte de vengeance contre ceux qui les poursuivaient en l’occurrence les allemands. Il lui expliquait aussi pourquoi ses œuvres avaient la mention ‘traduit de l’anglais’. Il affirmait dans ces lettres qu’à travers ses écrits, il s’était créé un personnage. On découvre également que lorsqu’Astrid tomba enceinte, Osborn lui demanda d’avorter car il ne reconnaîtrait pas l’enfant.

10Dans une autre lettre écrite par Thomas Ahorn à Rebecca après leur dernière rencontre, nous découvrons qu’Osborn s’était aussi fait passer pour Egon Sigmar Butow car, Wagenbach fut un jour convoqué au ministère de la sécurité d’Etat et là, on lui demanda s’il connaissait un homme nommé Egon Sigmar Butow; ce qu’il nia. Mais, lorsqu’on lui tendit sa photo, il identifia Osborn. Wagenbach soutient l’hypothèse selon laquelle Osborn, en fuyant l’Allemagne avec Astrid pour rejoindre l’Amérique, avait échoué à Marseille où il allait être arrêté pour non détention de papiers. Ainsi, ne pouvant pas donner le nom de Walden qui était un nom de plume, et étant recherché par la police allemande, il donna le nom de Butow. Mais était-ce là son véritable nom ? Wagenbach décida de poursuivre son enquête car il voulait savoir quel enfant il fut et quelle était sa véritable identité. Partant de son hypothèse sur l’arrestation à Marseille, il téléphona à l’état civil de la mairie de Swinoujsiu où il obtint la confirmation que le nom ‘Butow’ existait bel et bien dans leurs registres et qu’il pouvait les consulter. Après avoir comparé les déclarations qu’Osborn avait faites à la police marseillaise et celles sur les registres, il se rendit compte que les prénoms et professions des parents correspondaient ainsi que leurs dates de naissance et le nom de jeune fille de la mère. Le père était gardien de phare (Leuchtturmwärter) ; il fit ainsi le rapprochement entre ce Leuchtturmwärter et celui du titre du livre de Walden (Leuchtturm parut dans les années 17-18. En parcourant le registre de la famille, il conclut que si ce Butow était bien Walden, il avait eu deux frères. Il ne put parler à tous les deux frères mais l’un a pu l’accueillir chez lui. Il lui confirma que son frère était un révolté et avait quitté le domicile de ses parents et depuis lors, ils n’avaient eu aucune nouvelle de lui. Mais, lorsqu’il montra la photo d’Osborn au frère, celui-ci lui avoua que ce n’était pas lui.

11Dans ce cas, qui était ce Egon Signar Butow pour Osborn ? Un homme qui savait tout de lui : le nom de ses parents, leur âge, leur profession, leur date de naissance ainsi que le nom de jeune fille de sa mère.

12Ainsi s’achève l’histoire de ‘L’Homme sans Empreintes’ et malgré toutes les révélations et pistes que nous avons eues pour constituer le puzzle, une pièce manque toujours : la question de l’enfant qu’il fut reste encore irrésolue. Curieuse enquête au terme de laquelle la frontière entre fiction et réalité, masque et vérité demeure aussi incertaine qu’au commencement…