Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Olivier Belin

Char. Le temps de l’histoire

Laure Michel, René Char. Le poème et l’histoire 1930-1950, Paris : Honoré Champion, 2007, 394 p.

1Le livre de Laure Michel, qui a fait l’objet d’une premier compte rendu dans Acta fabula1, est tiré d’une thèse soutenue en 2005. Sa publication était particulièrement bienvenue à l’occasion du centenaire de Char — ne serait-ce que pour rompre avec deux clichés qui lui sont souvent attachés : celui du poète-résistant auréolé de son prestige militaire, celui du poète-métaphysicien retranché dans les sphères de l’Être en compagnie d’Heidegger ou des présocratiques. L. Michel pose en effet le problème de la relation du poème charien à son époque, mais en s’attachant moins à la présence explicite de références historiques qu’à l’inscription de l’histoire « dans l’organisation énonciative du poème » (p. 10). À l’appui de sa démarche, L. Michel reprend à Dominique Maingueneau la notion de « scénographie2 », qui rend compte de la manière dont l’énonciation du texte littéraire construit la relation de l’œuvre à la société et se légitime face à elle. Il ne s’agit donc pas de restituer la position de Char dans une histoire des intellectuels ou dans une sociologie de la littérature (du moins pas directement) mais de dégager du commentaire de ses textes (en distinguant entre poèmes, œuvres dramatiques et articles de presse) le rapport dessiné avec l’histoire et avec le politique : « Pour chaque recueil, nous avons cherché à caractériser l’image qui était montrée de l’époque, la place donnée au poème par rapport à elle, ainsi que la position du poète » (p. 11).

2Le parti pris d’une analyse du discours se double d’une approche chronologique, centrée sur une période (1930-1950) doublement justifiée : d’abord parce qu’elle renvoie à un moment historique crucial du xxe siècle (montée des fascismes, Seconde guerre mondiale, guerre froide), ensuite parce qu’elle correspond dans l’œuvre de Char à l’époque de son affrontement le plus étroit à l’histoire (1930 marquant la fin de la neutralité adolescente et l’adhésion à un surréalisme alors résolument révolutionnaire, 1950 et le recueil des Matinaux annonçant, après la période congédiée par Fureur et mystère en 1948, un dégagement vis-à-vis de l’histoire, s’accompagnant du transfert des positions politiques et critiques dans le seul discours allusif de la poésie).

3Le premier chapitre (« Politique du poème : Char et le surréalisme ») prend pour objet la période surréaliste de Char, durant laquelle prime le rapport agonistique du poème à son époque. Si Char partage la révolte des surréalistes, il pose de manière spécifique à l’intérieur du groupe la question du rapport entre révolution et poésie. Arsenal (1929), de même que les articles polémiques parus dans le Surréalisme au service de la Révolution en 1930, montrent un Char proche des positions de Breton et de Tzara, qui tendent à attribuer à la poésie une action indirecte et différée sur l’histoire grâce au bouleversement des structures de la pensée. Quant aux poèmes ultérieurs, recueillis dans le Marteau sans maître en 1934, ils se distinguent par une violence particulière : violence de l’écriture (perceptible dans les images, la versification ou la tendance du poème à tourner au pamphlet ou au manifeste), violence des prises de position (à travers la satire sociale, l’antichristianisme, l’anticapitalisme), violence subversive des références culturelles (l’emprunt à l’alchimie en tant que discours contestant les lois de la création, l’allusion à Lacenaire l’assassin-poète, l’allégeance à Sade), violence de l’imaginaire (le thème du bouleversement révolutionnaire étant sous-tendu par les motifs du cataclysme destructeur ou de l’amour criminel). L. Michel décrit ainsi avec justesse la poésie militante de Char, qui tend sans cesse à faire disparaître les références « pour ne pas tomber dans l’écueil du poème de circonstance », tout en intégrant « un contenu de dénonciation politique et sociale » (p. 33). À la différence de L. Michel, nous pensons cependant que l’intégration de cette violence dans le poème est fidèle à la ligne dessinée par Breton, lui qui, bien que répugnant au poème engagé du type « Front rouge » d’Aragon, pratique aussi l’entrelacement du poétique, du théorique et du politique (comme dans les Vases communicants) et sait à l’occasion manier la satire sociale au cœur du lyrisme (« Tout va bien », dans le Revolver à cheveux blancs, reprend ainsi ironiquement les stéréotypes de la bourgeoisie). Mais s’il est un point qui sépare Breton et Char, c’est bien leur vision respective du temps historique, le premier se revendiquant du modèle hégélien, le second refusant tout progrès linéaire au profit d’une temporalité cyclique, conjuguant destruction et élan vital, et orientée par une « pensée de type messianique » (p. 51) que L. Michel réfère de manière éclairante à Walter Benjamin : il s’agit moins, ici, d’annoncer la fin de l’histoire que d’explorer le champ des possibles à l’œuvre dans le présent, de « retrouver dans la rupture affichée la possibilité d’une continuité fondée sur le rappel du passé » (p. 54). Au-delà de cette divergence, la mise à distance du monde de la surréalité et de l’onirisme dressera une « ligne de partage » (p. 54) avec le surréalisme, avant une rupture motivée, au-delà des circonstances, par la prise de conscience d’une « discordance flagrante entre des exigences sur le plan poétique et leur absence dans le domaine de l’action » (p. 59) : c’est cette irresponsabilité face à l’action que vont tour à tour dénoncer la Lettre à Benjamin Péret (1935) et Moulin premier (1936).

4C’est après l’épisode surréaliste que l’histoire apparaît véritablement dans l’œuvre de Char — non plus sur le mode de l’allusion polémique, mais comme une présence qui impose d’articuler le Je poétique à un Nous collectif. D’où le titre du deuxième chapitre : « L’histoire, entre je et nous », qui se consacre aux textes écrits de 1937 à 1943. L. Michel s’attarde d’abord sur un texte-pivot : la dédicace de Placard pour un chemin des écoliers (1937) aux enfants d’Espagne victimes de la guerre civile. Ici, pour la première fois, « une préface place un recueil tout entier en regard de son temps » (p. 68). C’est alors que Char prend vraiment à son compte une temporalité historique, « unifiée, linéaire et orientée », produite par l’action des hommes, et capable de devenir le « lieu de production d’un sens » (p. 71), comme l’écrit L. Michel en se référant à Paul Ricoeur3. Mais si cette dédicace marque une forme d’engagement, elle n’est portée par aucune vision téléologique, et témoigne avant tout de la responsabilité du poète face à l’enfance menacée. Enfance qui elle-même n’est pas vue comme un âge d’or nostalgique, mais comme un paradigme érigé en modèle de « résistance à la linéarité de l’histoire » (p. 76). Cette force de résistance fait le lien avec le second massif de textes étudiés dans ce chapitre : les poèmes en prose de « L’Avant-monde », écrits de 1938 à 1943 et rassemblés dans Seuls demeurent en 1945. Avec ces textes contemporains de la guerre, on assiste à l’émergence commune de la temporalité historique et de l’histoire du sujet, celui-ci s’incarnant dans la durée afin de mieux affronter les dangers du moment : « Tout se passe comme si la menace disruptive de l’événement historique était simultanément reconnue et endiguée par une forme d’écriture qui s’appuie sur les ressorts propres à la temporalité historique, et comme si cette dernière trouvait son point d’appui dans l’histoire du sujet » (p. 80). C’est ainsi en se créant sa propre histoire que le sujet poétique parvient à définir la conduite à tenir face à l’histoire. L. Michel analyse cette implication réciproque du sujet poétique et du temps historique à travers la composition de « L’Avant-monde », traversée par une double exigence : d’une part révéler « la décision de s’engager dans l’histoire » (p. 86) ou de consentir à l’action collective incarnée dans un Nous ; d’autre part détacher le poème des circonstances historiques pour mieux faire contrepoids à l’irruption de la guerre. Si engagement il y a, il n’est donc pas le fait du poète lui-même (qui s’efface derrière la figure du partisan) ; la poésie le soutient sans l’exprimer directement. Ce dégagement vis-à-vis de la pression des circonstances est particulièrement visible dans une autre section de Seuls demeurent, « Partage formel », ensemble d’aphorismes métapoétiques que L. Michel définit comme une « protestation d’indépendance de la poésie » (p. 96), et dont le détachement est comme l’« envers de la présence du poème à l’histoire » (p. 98).

5Une œuvre, cependant, témoigne singulièrement des bouleversements de l’histoire : il s’agit des Feuillets d’Hypnos, notes « affectées par l’événement4 » que Char publie en 1946 après les avoir tirées de son journal de résistant des années 1943-1944. C’est en effet dans les Feuillets d’Hypnos que le troisième chapitre de L. Michel distingue « une crise de l’histoire » qui est avant tout politique et morale, liée à un contexte exceptionnel que Char essaie de « décrire et nommer », non grâce au discours analytique mais à travers le « discours métaphorique » (p. 108), seul capable de rendre compte de l’indicible ou de l’innommable propre au temps déréglé de la guerre, et qui réinvestit les symboles évangéliques, le registre ascétique ou l’imaginaire corporel pour figurer les épreuves et les promesses de la résistance. L’autre manière de dire en creux la crise du temps réside dans la place accordée aux silences : à cet égard, la poétique de la note mise en place par Char fonctionne comme une ouverture à l’inconnu et une réponse à la catastrophe historique (Blanchot et son « écriture du désastre » sont ici convoqués), et la parole fragmentaire témoigne plus largement de la crise de l’histoire dans la mesure où elle « signale, à cause de cette part de silence, l’impossibilité de mettre en ordre, d’unifier et de narrer les événements » (p. 131). Mais si elle désigne un état de crise, l’écriture se charge surtout de lui répondre : il s’agit pour la poésie, au moment où elle est la plus menacée, de s’affirmer comme une éthique. Articulant ainsi la poésie et l’action, Char redécouvre à la fois, selon les termes de L. Michel, le « prix » et le « poids » des mots — valeurs qui interdisent de subordonner la poésie aux mots d’ordre politiques (d’où le refus par Char de la poésie de la Résistance telle que l’illustrent Aragon ou Éluard), impliquent de lutter contre la perversion du discours à l’œuvre dans les idéologies, et invitent à refonder un langage légitime, à la lumière des paroles échangées au maquis, où chaque mot est mesuré, motivé et lié au réel. Et c’est parce que les mots sont à la fois indispensables et insuffisants que Char adopte durant la guerre une position paradoxale, continuant d’écrire tout en refusant de publier. Dans cette perspective, « la forme de la note modifie en profondeur la perception de l’histoire dans Feuillets d’Hypnos » (p. 155) : témoignant de la fragilité de l’écriture face à l’invasion mutilante de l’histoire, elle suggère également sa légitimité, dans la mesure où le recueil forge lui aussi, dans son ordre, une résistance capable d’opposer à la faillite de l’actualité un « présent historique » tel que le définit P. Ricoeur, constitué à la fois d’un à-venir qui soutient l’action et d’un héritage à transmettre.

6Portés par un projet d’avenir et par une confiance dans l’action collective, les Feuillets d’Hypnos nourrissent un espoir que l’après guerre aura tôt fait de décevoir, comme en témoignent les textes journalistiques et critiques alors publiés par Char avant d’être repris dans Recherche de la base et du sommet. Le chapitre 4 (« La crise de l’après-guerre. Les textes de Recherche de la base et du sommet ») montre ce passage de l’enthousiasme à la désillusion, d’abord dû à la continuité entre la guerre et l’après-guerre, période « d’un après qui ne vient pas » (p. 162) et d’un temps qui ne passe pas : le mal combattu durant la guerre n’a pas disparu avec elle, et ce que Char interprétait comme une maladie circonstancielle s’avère une malignité inhérente à la condition humaine. Ce constat pessimiste conduit Char à une mise en doute radicale du progrès, de l’histoire, et de la capacité même de l’humanité à être l’agent de sa propre destinée : d’où sa rupture avec une vision marxiste dominante après guerre et avec une idéologie communiste accusée de « dénaturation du communisme initial » (p. 176) ; d’où, aussi, ses liens à Camus, avec qui il partage assez de positions politiques et historiques pour créer une revue commune (Empédocle, en 1949) ou pour défendre L’Homme révolté en 1951 face aux attaques de Breton ou de Sartre. Au lieu d’une histoire linéaire et guidée par une attente, Char envisage alors une persévérance motivée par l’« espoir de l’imprévisible » (p. 193) et fondée sur l’« acceptation d’une alternance » naturelle (p. 194) entre progrès et régression, bien et mal, mobilité et fixité. Un tel retrait, ou peut-être une telle prise de hauteur, ne doit pas pour autant, comme le montre fort justement L. Michel, être assimilée à un désengagement, dans la mesure où le rejet de l’histoire n’équivaut pas à un refus du politique : au contraire, c’est sur le mode de la contestation polémique que le poète s’inscrit dans l’espace public, reprenant ainsi la tradition du poète maudit mais en lui assignant une fonction positive de subversion, sans mauvaise conscience. Et sur ce plan, c’est cette fois de Bataille que Char se montre proche, tous deux rendant incompatibles la littérature et l’engagement pour mieux faire de l’inutilité de la poésie un ferment de son action antipolitique et antihistorique.

7De manière analogue, les textes dramatiques de Char, concentrés dans la période 1946-1949 et étudiés dans le chapitre 5 (« Le théâtre et l’histoire »), ne s’investissent dans l’histoire que pour s’en détacher peu à peu. Ce n’est pas le moindre mérite du livre de L. Michel, en effet, que de mettre en lumière un pan de l’œuvre auquel aucune étude approfondie et d’envergure n’avait jusque-là été consacrée : celui que constituent le Soleil des eaux, Sur les hauteurs et Claire, tous les trois primitivement conçus comme des scénarios de film (seul Sur les hauteurs aboutira à un court-métrage en 1949) avant d’être reversés dans ce que Char a nommé son « théâtre saisonnier ». Dans cette brève parenthèse dramaturgique, le poète a ainsi livré des œuvres adossées à la fois à une communauté (celle du pays natal) et à une circonstance (les suites de la Résistance), qui traduisent plus profondément l’inéluctabilité d’une inscription dans l’histoire, fût-ce pour mieux la déborder : ce que révèle ainsi le Soleil des eaux, loin d’un âge d’or protohistorique et idyllique, « c’est la condition nécessairement historique des communautés humaines » (p. 209), de même que « la nécessité de la révolte » (p. 228). Au terme d’une riche analyse, qui s’appuie sur les différentes versions manuscrites des textes pour montrer les évolutions entre les projets cinématographiques initiaux et les œuvres publiées, une double constatation ressort : d’une part l’abandon progressif d’une relative confiance dans l’action collective et dans le progrès historique, à mesure que s’éloigne l’époque de la Résistance (au fil des versions, le scénario du Soleil des eaux gomme ainsi les traces d’interprétation marxisante ; plus tard, Sur les hauteurs oppose à l’engagement historique le ressourcement à l’enfance, au merveilleux et à la nature) ; d’autre part, et ceci est lié au soupçon porté contre l’histoire, le détachement graduel vis-à-vis de la temporalité dramatique traditionnelle (si l’intrigue du Soleil des eaux se conforme au modèle aristotélicien et à sa fonction « d’intelligibilité de l’action des hommes » [p. 216], le conte filmé que constitue Sur les hauteurs fait avant tout place à une dimension visuelle et picturale, tandis que Claire substitue à l’intrigue proprement dite une succession de tableaux sans liens narratifs apparents). Nés du désir d’agir sur le public par des médiums moins restreints que le livre, les projets cinématographiques puis théâtraux finissent ainsi par conjuguer « abandon du temps historique et opposition au monde contemporain » (p. 263).

8Revenant à l’écriture poétique, le sixième chapitre analyse « Le Poème pulvérisé et la publication de Fureur et mystère » à la lumière de la situation récente, qu’il s’agit de surmonter. Cette « relance du mouvement en avant après la traversée de l’épreuve » (p. 265) est avant tout perceptible dans le Poème pulvérisé (1947), mince recueil de poèmes dont l’« Argument » dit, tout ensemble, la solitude du poète et son irrémédiable lien aux hommes, et auquel l’anéantissement provoqué par la guerre impose un nouveau rapport au temps et à la société. Car c’est bel et bien la mémoire de la guerre qui, tout en restant implicite, traverse cette œuvre, comme le rappelle L. Michel en se fondant sur l’Arrière-histoire du Poème pulvérisé, ensemble de commentaires que Char publie en 1953. Et à l’échelle de l’histoire, la guerre est moins un événement qu’une rupture, une césure, une catastrophe (au sens que prend ce terme dans la gnose ou dans les théologies négatives, rappelées ici par L. Michel), qui ne peut être franchie que par une véritable re-création, un nouveau fiat lux – entreprise ambitieuse et tragique puisque le passé est incapable de mourir complètement. Cette recréation capable d’intégrer le travail de la mort, le sujet poétique se l’applique d’abord à lui-même, lorsqu’il s’interroge sur le miracle de sa survie et sur ses destinées possibles ; mais il la met plus largement en œuvre à travers le motif de la pulvérisation, discontinuité capable de fonder une nouvelle continuité, « puissance de spatialisation » et de dissémination qui refuse « la perte du passé » (p. 304), mouvement qui inverse la valeur négative traditionnellement attachée à la poussière pour la charger d’un travail actif de deuil et de mémoire, force qui oppose le jaillissement répété d’un temps toujours neuf à l’accumulation mortelle du progrès historique. Ces leçons seront reconduites en 1948, lors de l’édition collective de Fureur et mystère, qui reprend tous les textes parus de 1938 à 1947, débordant ainsi des dates de la guerre pour suggérer la continuité d’une crise de l’histoire que le conflit de 1939-1945 n’aurait fait que porter à son point culminant, et face à laquelle le sujet poétique n’a cessé de persévérer, irrémédiablement divisé entre la fureur de l’engagement et le mystère d’une poésie que le retrait cherche à préserver. Mais ce que marque surtout la parution de Fureur et mystère, comme le souligne très justement L. Michel, c’est avant tout un tournant : « Après 1948, l’attention du poète à ses contemporains, manifestée par la virulence de sa dénonciation, restera grande, mais l’exemplaire accord d’un ‘je’ et d’un ‘nous’ dans l’action ne se produira plus » (p. 327). Le poète et les hommes, le temps individuel et le temps collectif sont désaccordés.

9Cette disjonction trouve sa formulation exemplaire dans les Matinaux (1950), recueil où se lit une forme de désengagement et de détachement, mais dont les poèmes continuent de dénoncer la situation historique, nouant avec les contemporains une relation critique qui se met en scène sous deux formes : l’« opposition entre une figure qui résiste et une collectivité », l’implication d’« un ‘nous’ dans une adresse directe à des destinataires pris à partie » (p. 330). C’est cette dimension politique que L. Michel révèle à l’horizon des Matinaux, à travers la figure des Transparents (vagabonds-conteurs libertaires érigés en modèles de refus) ou de L’Homme qui marchait dans un rayon de soleil (héros d’un mimodrame qui dénonce la répression de l’individu par la masse). Même la revendication d’une forme d’insouciance, de gratuité et de légèreté par le recueil (qui fait ainsi place à la chanson ou au poème mineur, de même qu’aux motifs liés au bonheur de l’origine comme l’enfance ou la maison) ne renvoie pas à un pur et simple retrait, mais possède une fonction critique et subversive : tout se passe comme si Char réclamait ici le droit de mettre à distance la gravité du temps pour garantir une indépendance essentielle aux hommes. C’est dans ce cadre que le poète peut alors, à travers la suite d’aphorismes intitulée « Rougeur des Matinaux », formuler une éthique susceptible de résister à l’oppression tout en composant avec les exigences du vivre ensemble. Le but de Char, comme le dira un autre livre d’aphorismes, À une sérénité crispée (1951), est de se composer une « santé du malheur », dans la lignée de Nietzsche : désormais le poète se présente comme un être en marge du temps collectif, pratiquant le désengagement sans aller jusqu’au désintérêt, renonçant à agir dans l’histoire tout en maintenant de poème en poème la conscience d’une responsabilité historique. Comme l’écrit L. Michel dans sa conclusion, « le désengagement de la personne de Char au tournant des années 1950 s’est trouvé relayé par le déplacement et l’intégration au discours poétique d’un positionnement critique par rapport à l’époque » (p. 378).

10Le livre de L. Michel, riche et brillant, apparaît déjà comme un ouvrage de référence sur Char. D’abord parce qu’il remet en lumière toute une partie du corpus charien : non seulement l’œuvre cinématographique et dramatique, mais aussi des recueils comme le Poème pulvérisé ou les Matinaux, ou les textes politiques recueillis dans la première partie de Recherche de la base et du sommet, qui n’avaient jamais bénéficié d’une telle étude. Ensuite parce que L. Michel montre en fin de compte combien Fureur et mystère, souvent considéré comme le recueil le plus emblématique de Char, est aussi un livre à part, un livre où l’entrée du sujet dans l’histoire se double de l’émergence d’une temporalité historique et narrative dans les poèmes, un livre qui se fait le dépositaire privilégié d’un esprit de résistance certes présent dans toute l’œuvre mais exceptionnellement porté par l’espoir de se réaliser à travers l’action collective. Enfin et surtout parce qu’à travers les commentaires et les références de L. Michel (Ricoeur, Benjamin, Arendt), l’œuvre de Char, loin d’être enfermée dans les complaisances de l’autoréférentialité ou dans les anecdotes d’une arrière-histoire personnelle, s’ouvre et s’affronte pleinement à son temps, respirant et souffrant au rythme de l’histoire, unissant en un même geste poiesis et praxis, proposant une parole profondément humaine là où on a trop souvent vu une tentation de l’oraculaire.