Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Alexandre Gefen

La littérature : une biographie

Ann Jefferson, Biography and the Question of Literature in France, Oxford, Oxford University Press, 2007. 425 p. ISBN 978-0-19-927084-2.

1Faire jouer un couple notionnel partageant un moment distinctif de naissance, la seconde moitié du XVIIIe siècle, et faire usage du genre de la biographie d’écrivains pour raconter l’histoire de la littérature, et plus précisément l’histoire de l’idée de littérature, c’est-à-dire produire de biais cette histoire conceptuelle souvent esquissée depuis les exhortations de Barthes, mais encore inachevée1, tel est le geste d’Ann Jefferson, professeur à Oxford, dans son essai Biography and the Question of Literature in France. Il ne s’agit pas de poser le problème de la biographie en tant que genre littéraire, genre possiblement pourvu d’une poétique propre et susceptible de déplacement dans l’espace global des discours (la biographie comme histoire, la biographie comme fiction), mais de faire de la vie d’auteur, de Jean-Jacques Rousseau à Pierre Michon, une pratique scripturale susceptible de désigner les coordonnées d’un espace en devenir, et d’y découvrir l’index et l’agenda de cette « Littérature », dont on a oublié qu’elle fut un jour une idée neuve en Europe. Si la méthode choisie par Ann Jefferson nous semble presque familière — et assurément bienvenue —, il n’y a pourtant rien de plus paradoxal pour l’esprit français que de reconnaître au genre de la biographie d’écrivain les pouvoirs d’un discours configurant : alors que l’attachement pragmatique de l’Angleterre à l’individu comme premier moteur de l’Histoire ne s’est jamais démenti (en témoigne l’importance des études consacrées au genre biographique outre-Manche), dans le champ intellectuel français, l’histoire de la constitution de l’idée moderne de littérature est coexistensive à une théorie de la disparition illocutoire du poète ou de la mort de l’auteur, escamotage dont la doxa a fait de Marcel Proust le plus illustre exécutant. On ne peut ici s’empêcher de remarquer que les critiques français se sont paradoxalement plus intéressés aux vies fictionnelles d’écrivains qu’aux enjeux des récits biographiques patentés2. Mais l’essai de la critique britannique a comme vertu première de déplacer la querelle du Contre Sainte-Beuve, en exemptant la biographie d’écrivain de toute responsabilité herméneutique quant à la signification d’une œuvre particulière, tout en la sommant de nous parler, à un niveau de généralité qui l’exempte de la critique proustienne, de la conception globale de la littérature qu’elle embarque nécessairement. Dans la tradition occidentale, réaffirme Ann Jefferson, autorialité et littérarité restent indissociables, dans les discours de légitimation du littéraire, si ce n’est dans la théorie esthétique, et ce malgré le mépris dont la perspective d’analyse biographie a souffert. Au même titre que les manifestes, pamphlets ou programme, les biographies d’écrivains produits par eux-mêmes (l’ouvrage analyse sur le même plan récits à la première et à la troisième personne mais exclut largement de son entreprise le genre de la biographie de l’écrivain imaginaire) posent ainsi frontalement le problème de la littérature comme « absolu en quête de soi-même » (self questioning absolute3) ; cette conception paraît à Ann Jefferson, ici proche des récentes réflexions de William Marx4, si ce n’est exclusive, du moins centrale et définitoire dans l’histoire littéraire de la modernité. Dans ce scénario, l’inquiétude que la littérature moderne découvre dans son enregistrement temporel ferait écho à la problématique centrale de l’écriture biographique, celle du devenir et de sa nécessité : l’inscription fragile de l’écrivain dans son époque métaphoriserait et modéliserait celle de la littérature dans une modernité qui impose à l’auteur, avec le critère de l’originalité comme seule forme de continuité, une constante réinvention de soi.

2Pour observer ce couple notionnel imprévu, l’idée de la littérature et la pratique du récit de vies d’auteurs, Ann Jefferson refuse néanmoins tout schéma univoque au profit d’un grand récit en perspective cavalière jalonné de textes qui sont autant de formes différentes d’incidences de la pratique biographique sur la théorie littéraire des écrivains. On retiendra quelques épisodes de ce panorama mené sur plus de deux siècles avec une immense culture critique et un impressionnant sens de la synthèse qui ne sont pas les moindres des qualités de cet essai : au XVIe, dans ce qu’Ann Jefferson nomme la « préhistoire de la littérature », la biographie d’écrivain laïcise la dimension religieuse ou morale de la tradition biographique antique et médiévale et fournit dans les éloges ou les ana des matériaux informatifs, qui indiquent comme autant de points de repère la constitution d’un champ autonome. Le geste déterminant d’articulation du biographique et du littéraire est le fait de Rousseau, affirme ensuite la critique, puisque l’écrivain problématise les rapports entre vie et écriture en proposant une théorie sensible de la littérature fondée sur le goût et la sensibilité (comme, pourrait-on ajouter, une anthropologie qui contient une phylogenèse de sa propre œuvre). Avec la biographie rousseauiste, le langage de la littérature devient un langage privé que seule la biographie de l’écrivain peut permettre de lire : l’art quitte ainsi la sphère de la rhétorique pour rejoindre celle de l’expérience. Avec le romantisme, poursuit l’ouvrage, la notion de « génie » permet de produire un espace homogène et cohérent où l’idée de littérature s’identifie avec celle d’une transcendance toujours à la recherche de son propre sens : la littérature se définit comme une écriture jetée au-devant d’elle-même.

3C’est de l’extension d’un schème biographique que procède l’invention de l’histoire littéraire, pourrait-on avancer, en outrepassant à peine la thèse d’Ann Jefferson, pour qui, chez Madame de Staël, chez Hugo, c’est par un modèle organiciste que les écrivains découvrent l’historicité de leurs pratiques. Tout au long du XIXe siècle les récits biographiques serviront de médiateurs entre la littérature et la société, mais surtout entre la littérature et elle-même : dans les monuments des dictionnaires biographiques qui institutionnalisent la littérature en en gommant les contradictions au nom du primat du collectif, dans ces notices biographiques des journaux pléthoriques qui suscitèrent l’ire de Barbey d’Aurevilly, dans les recueils de Gauthier (Les Grotesques), Verlaine (Les Hommes d’aujourd’hui, Les Poètes maudits), ou Mallarmé (les Médaillons), écrivains pour lesquels il incombe de célébrer derrière les vies d’auteurs particulières la marche de l’Idée. L’invention de la critique littéraire comme genre est elle-même inséparable des dispositifs biographiques beuviens, fictionnels (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme) ou érudits (les Portraits), qui interrogent sans relâche les ressorts de la venue des auteurs à l’écriture, et, par là, la conception de la littérature que ces parcours impliquent. Dans Les Contemplations comme dans les Fleurs du Mal, suggère Ann Jefferson, la perspective biographique devient le cadre dans lequel le projet littéraire se cherche et se définit. Le siècle voit ensuite, avec les Illuminés de Gérard de Nerval ou les Vies imaginaires de Marcel Schwob, la littérarisation du genre biographique, là encore au bénéfice d’une entreprise tourmentée d’autodéfinition de l’expression littéraire. Ainsi, « dans le cas des vies imaginaires de Schwob, l’intérêt pour l’unique comme emblème de la biographie devient le moyen par lequel la littérature est conservée dans un mouvement perpétuel sans jamais pouvoir coïncider avec elle-même »5. Lorsque la biographie acquiert le statut de genre littéraire, au début du XXe siècle, le genre est mis au service d’une enquête sur la créativité conçue comme l’expression de la vie intérieure de l’écrivain. Si, chez Proust la littérature est un absolu, affirme Ann Jeffferson, cette entité transcendantale ne s’affirme qu’à travers l’identité individuelle de l’artiste, conception existentielle que l’on retrouvera dans l’analyse de l’expérience littéraire chez André Gide. Sacralisée par Leiris, la littérature est démontée par Sartre au nom d’une même analyse du devenir-écrivain : « L’instabilité de l’idée de littérature chez Sartre est la conséquence directe de son imbrication avec la biographie, imbrication qui, du début à la fin de sa carrière, sera la source de l’opposition entre des visions contradictoires de la littérature : d’une part comme projet existentiel authentique, d’autre part comme expression de la mauvaise foi »6. L’essai s’achève sur l’analyse de quelques biographies d’écrivains à la fin du XXe siècle : le terme archaïque de vie ressurgit, au risque de l’anachronisme, et avec lui toute une mémoire littéraire et générique ; celle-ci est l’occasion, de Jean Genet à Jacques Roubaud en passant par Pierre Michon, Roger Laporte et Roland Barthes, de spéculations et d’expérimentations inquiètes où se joue la survie même de la possibilité de littérature.

4En s’intéressant, on le voit, selon un programme de recherche foucaldien, à la « logique immergée » d’un « faire » configurant le fait7, en choisissant un « faire » particulier, la représentation biographique que les écrivains donnent d’eux-mêmes à eux-mêmes, agi à la fois par des déterminismes sociologiques, politiques et esthétiques8, en refusant à plusieurs reprises de produire une théorie définitive des relations de l’écriture biographique et des cadres conceptuels qu’elle coproduit pour en analyser, avec un impressionnant empan, la richesse, Biography and the Question of Literature in France souligne à quel point l’idée moderne de littérature repose sur un ensemble de discours controversés, si ce n’est contradictoires, assemblage problématique dont la supposée cohérence est peut-être à interroger. Mais si la littérature est « l’agent de sa propre évolution »9, agent toujours en lutte contre lui-même et définissant son essentialité dans cette lutte, angle d’approche éminemment sartrien, une telle méthode fait du critique le ventriloque d’un acteur imaginaire et quelque peu monstrueux, la Littérature. Or cette mise en scène, qui fait de la littérature un actant et non un champ, une pratique ou une interface, conduit à produire un point de vue qui a pour inconvénient de rester interne au discours d’autolégitimation (ou d’autocritique) d’un espace historique lui-même défini par une autonomie supposée. C’est au risque d’exclure l’histoire des institutions, des idées au sens plus large, comme, paradoxalement, celle des hommes et des formes, y compris celle de la relation biographique elle-même, si finement étudiée par un récent essai de Martine Boyer-Weinmann10 : on pourra contester que la Littérature puisse être l’auteur de la Littérature. Par ailleurs, cette autonomisation du discours de la littérature conduit, un peu à la manière de l’essai d’Adrian Marino, The Biography of the Idea of Literature11, à imposer par mimétisme avec son objet une matrice biographique au récit de l’histoire littéraire (jeunesse, actes, devenir, fin), ou, du moins, aux micro-récits qu’en fait couramment l’histoire littéraire des écrivains. On recueillera comme bénéfice de cette puissante analogie la possibilité de dégager notre définition de la littérature de la tentation essentialiste, celle d’un présent esthétique éternel, au profit d’une vision dynamique d’un concept que serait obligé de rejouer chaque écrivain : « Lorsque la littérature est renvoyée à la temporalité ouverte de la biographie, elle est dégagée d’une définition théorique fixe et prend des directions aussi originales que celle que peut choisir un sujet vivant dans le cours de sa vie »12, écrit Ann Jefferson, qui va jusqu’à faire l’hypothèse que l’analyse de l’idée de littérature puisse être « mieux servie par le modèle biographique que par la théorie littéraire »13. Reste à savoir si le modèle d’explication biographique est lui-même vraiment exempt de toute téléologie, surtout dans le contexte idéologique du XIXe siècle où il trouve son origine — ou si, dans ce dégagement apparent, nous ne faisons qu’échanger une série de théories pour quelques autres.