Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Morgane Leray

Loquacité d’un théâtre du silence

Pantomimes fin-de-siècle, textes présentés et annotés par Gilles Bonnet, Paris : Éditions Kimé, 2008.

1Depuis quelques années, les études dix-neuvièmistes portent un intérêt grandissant au genre jusqu’alors minoré de la pantomime. Dans le recueil de Pantomimes fin-de-siècle, Gilles Bonnet propose dans une riche introduction une vision synthétique de l’évolution de ce genre dramatique, de son personnage-phare, Pierrot, ainsi que de leurs enjeux au crépuscule du siècle.

2Trois inflexions quant à la figuration du personnage de la Commedia dell’arte sont à noter. Loin des pantalonnades et arlequinades de la Foire, le Pierrot incarné par Deburau dans la première moitié du XIXe siècle est une épure, un être poétique qui trouva une place de choix dans la pantomime-féerie. À sa suite, Champfleury explora davantage le potentiel tragique du personnage, la mélancolie latente que l’on retrouve par ailleurs chez Laforgue, tandis que les frères Hanlon Lees poussèrent dans les dernières décennies du siècle cette veine jusqu’au grotesque macabre, suscitant un rire malsain soutenu par l’excès, le « vertige de l’hyperbole » observé par Baudelaire dans « De l’essence du rire […] ». En silhouettant ainsi l’évolution de la figure du Pierrot à travers le siècle, Gilles Bonnet éclaire la dimension allégorique du personnage, incarnation de l’esprit d’une époque.

3Être de la marge, de l’étrangeté au monde, en quête d’amour et de reconnaissance, Pierrot représente un avatar de l’artiste, un des nombreux doubles de la figure de l’écrivain qui traverse les récits finiséculaires ; personnage à l’identité instable, partageant la scène avec des êtres factices ou in absentia, le protagoniste des pantomimes fin-de-siècle donne corps au doute ontologique qui déchire les esprits informés par la pensée de Schopenhauer.

4La figure du Pierrot n’est toutefois pas seulement le signe de la crise métaphysique de l’époque ; il s’inscrit plus largement dans la crise contemporaine de la représentation, marquée notamment par les expérimentations de Maeterlinck, qui imaginait substituer des figures de cire aux êtres réels. Ainsi, au-delà du Pierrot, c’est donc la pantomime elle-même qui cristallise la psyché fin-de-siècle, « marquée au fer par une crise du sujet dont la pantomime se fait un miroir et un laboratoire fascinants ».

5Outre la mise en question de l’esthétique de la représentation et de ses enjeux ontologiques, la pantomime met en effet en lumière une autre problématique contemporaine, celle de « la défiance de l’écrivain à l’égard du langage » :

« Une des lignes de fracture des pantomimes présentées dans ce recueil réside d’ailleurs dans le statut accordé par les mimographes au corps de leurs interprètes, qu’ils leur demandent de respecter une codification gestuelle rigide […] ou qu’ils optent […] pour une suggestion affranchie du modèle logocentriste. Retour à un espéranto primitif, en une rêverie anté-babélienne érigeant le geste en proto-langage pur et immédiatement transitif, ou nouvelle expressivité sémiotique, le geste se substitue à une parole dévaluée, épuisée par un siècle de blague généralisée, comme s’en plaignaient Flaubert et les frères Goncourt. »

6À la suite d’une stimulante introduction, suivent dix-sept pantomimes d’illustres écrivains tels que Hennique, Huysmans, Verlaine, Champsaur, Richepin et bien d’autres (dont le seul nom finit de nous convaincre de l’intérêt qu’il convient de porter à ce genre dramatique), toutes agrémentées d’une riche présentation. Loin de se contenter d’une remise en contexte historique et d’annotations biographiques sur l’auteur, Gilles Bonnet met en exergue les enjeux esthétiques des textes recueillis (intertextualité, bibliophilie, mise-en-scène) et apporte de précieuses informations quant à leur réception contemporaine, rendant ainsi toute l’épaisseur du tissu pantomimique. La richesse des textes choisis laisse présager de passionnantes études futures et invite à désobéir à l’exhortation de  Jean Richepin :

« Confesse donc d’avance que tu es vaincu, pauvre enfileur de substantifs, fussent-ils rares, triste enlumineur d’épithètes, fussent-elles neuves (et il n’y en a plus de telles) ; avoue que tu ferais mieux de taire, et tais-toi ! »

7Espérons au contraire que la recherche continuera à faire parler les Pierrots.