Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Odile Gannier

Explorations britanniques du pôle nord à la Patagonie : anatomie d’une rhétorique

« De Drake à Chatwin. Rhétoriques de la découverte », dir. Frédéric Regard, ENS Éditions, 2007.

1De Drake à Chatwin. Rhétoriques de la découverte rassemble, sous la direction de Frédéric Regard, neuf contributions issus de séminaires organisés à L’École Normale Supérieure en 2004 et 2005. Au centre de cette réflexion dont les contours sont précisés dans l’introduction, la situation de dialogue entre le voyageur et l’Autre, « les signes, les gestes, les rites, les actes de parole, d’écriture, voire de silence, qui déterminent l’effectivité pragmatique de ces scènes » (F. Regard). Plus précisément, il s’agit exclusivement d’analyser, de son point de vue, le discours de la rencontre entre la Grande-Bretagne et le reste du monde. Or elle n’est probablement pas représentative de la rhétorique de la découverte en général, puisque la Grande-Bretagne, et c’est ce que montre cet ouvrage, a toujours eu une conception propre du voyage et des rapports avec les autres nations.

2Le volume, à la présentation élégante, doté de deux index, des personnes et des lieux, ainsi que des thèmes, comporte aussi une brève notice sur les explorateurs évoqués. L’ordre adopté est chronologique, même s’il connaît de grandes ellipses – ce dont on ne peut faire grief à un recueil de séminaires : commençant avec les premiers voyages, dont celui de Drake, effectué entre 1577 et 1580 (analysé par Sophie Lemercier-Goddard), et ceux de Sir Walter Raleigh moins de vingt ans plus tard (relus par Line Cottegnies), la recension des explorations fait ensuite un bond jusqu’aux navigations de Cook (traités par Nathalie Zimpfer), suivies de la description des Pelew Islands par George Keate en 1788 (article de Lacy Rumsey). Concernant le XIXe siècle, Catherine Lanone s’intéresse au voyage au pôle de John Franklin, publié en 1823, et Anne-Pascale Bruneau  à celui d’Hugh Clapperton (1829), qui explora l’Afrique. Frédéric Regard compare les textes de Richard Francis Burton (1855-1856) et d’Edward Burnett Tylor (1861), tandis que Christine Reynier se penche sur les récits d’un alpiniste, Edward Whymper, qui raconte ses expéditions entre 1860 et 1869. Pour finir, un dernier saut d’un siècle nous permet, guidés par Catherine Bernard, de relire In Patagonia de Bruce Chatwin. Parallèlement à tous ces voyages, le récit se prête à l’analyse des schémas de pensée relevant somme toute davantage de l’appartenance à la nation britannique que de préoccupations individuelles, quoique ces voyages n’aient pas tous relevé de missions officielles.

3Frédéric Regard met l’accent, dès l’introduction, sur le contexte idéologique propre à la Grande-Bretagne : « les explorateurs sont les héros de l’Empire, des citoyens exemplaires, qui contribuent à créer un sentiment d’appartenance à une entité nationale somme toute très récente, puisque c’est en 1707 seulement que l’Acte d’Union lie définitivement les royaumes d’Écosse et d’Angleterre au sein de ce qui se nommera désormais la Grande-Bretagne. » (p. 9). N. Zimpfer rappelle aussi que cette nécessité d’affirmer une cohérence nationale  a pour corollaire le désir d’établir en face de soi l’image de l’Autre, « indispensable à l’élaboration de sa propre identité » (p. 106). Ainsi, la Grande-Bretagne est-elle encline à véhiculer l’image de l’Anglais maître de lui, courageux,  endurant, chaste, ami du progrès matériel supposé entraîner immanquablement le progrès moral… La mise en valeur de ces qualités est soulignée dans plusieurs articles. En même temps, la rivalité avec l’Espagne ou le Portugal catholiques influe sur la façon, pour les Britanniques majoritairement protestants, d’envisager leurs explorations. Selon les conclusions de cet ouvrage, l’Angleterre souffrirait d’un complexe de « secondarité » – puisque ses émissaires suivent en fait les traces de découvreurs issus d’autres nations – qui les pousse à se présenter comme entièrement novateurs dans leurs pratiques, et par conséquent à orienter leurs descriptions dans le sens de cette réécriture de l’histoire, comme le dit encore F. Regard, de « procéder symboliquement, d’annuler ou de disqualifier la rencontre originelle entre le catholique et l’indigène, de faire comme si ce premier échange n’avait pas constitué un réel événement, comme si la nouveauté, le progrès, la modernité n’étaient imputables qu’à la rencontre avec les seuls Anglais. » (p. 21) Le sentiment national se double ainsi de questions de prééminence religieuse. On ne saurait en outre oublier des préoccupations d’ordre scientifique (technique, géographique, cartographique…), géopolitiques et commerciales : les ingrédients attendus des entreprises d’exploration à visée impérialiste, puisque les récits étudiés bornent chronologiquement, peu ou prou, la grande époque de l’Empire britannique.

4L’objet commun des contributions se veut l’étude des situations de rencontre, avec ses rituels, ses gestes, ses mots : « peut-on esquisser une histoire de ces premiers échanges, tels du moins qu’ils se médiatisent dans le récit d’exploration anglais ? » (p. 19) Cette étude doit donc aborder deux niveaux de lecture : d’une part, l’observation de ces manifestations d’interlocution dans les voyages eux-mêmes, de l’autre l’étude des récits que les Britanniques en ont donnés.

5Pourtant l’évocation des contacts eux-mêmes est souvent plutôt marginale dans le récit : le neveu de Drake, auteur du récit The World encompassed (1628), parle relativement peu des « Indiens » eux-mêmes. Cependant, le texte est écrit quarante-huit ans après le voyage, le navigateur étant à son retour tombé en disgrâce. En fin de compte, il n’avait rien découvert. Ce que le texte montre, c’est plutôt la rivalité, transposée sous d’autres cieux, des Anglais avec les Espagnols catholiques, tenus pour indirectement responsables de l’état de « sauvagerie » des indigènes : Drake junior masque ainsi l’immoralité du pirate. La même opposition aux Espagnols est le ressort du récit de Sir Raleigh (The Discovery of Guiana, 1596), qui tente lui aussi de se réhabiliter aux yeux de la reine Élisabeth 1ère. Lui non plus ne réalise aucune découverte nouvelle, il repasse, à son grand dam, derrière les Espagnols : cependant, il essaie, en décrivant par le menu ses contacts avec les Indiens, de se faire passer pour le premier à avoir réellement pris langue avec eux. Cependant, si son livre est un succès éditorial, il ne lui épargnera pas l’échafaud en 1618. Les voyages du XVIIIe siècle ou début du XIXe semblent plus propices aux échanges et surtout, au compte rendu des échanges avec les insulaires auxquels Cook et Keate sont beaucoup plus attentifs, de même que Clapperton, en 1829, puisque des rapports qu’il entretient avec les populations rencontrées en Afrique dépend le succès de son voyage terrestre. Au contraire, John Franklin dans les mers polaires se préoccupe moins des Esquimaux, comme on les appelle à cette époque, que de la découverte du mythique passage du Nord-ouest au profit des navires anglais : les contacts sont réduits au strict minimum matériellement  nécessaire et Franklin ne brille pas par une ouverture attentive aux Inuits, qu’il semble mépriser sans chercher à les comprendre. L’Angleterre seule sera honorée des efforts de ses sujets pour dessiner une carte et s’illustrer dans la découverte de nouveaux territoires. De même, Tylor ne s’intéresse que fort peu à la parole de l’Indien : imprévoyant et désintéressé, ce dernier ne correspond pas à l’idéal prôné par le capitalisme anglo-saxon soutenu par des convictions protestantes. Burton également, s’il présente des scènes de dialogues, occupe néanmoins à lui seul tout l’espace idéologique. Edward Whymper, passionné par les Alpes, ne s’intéresse en aucune façon à ses habitants. Ce qui le motive, ce sont ses propres Scrambles among the Alps, plus que la rencontre avec autrui. Quant à Chawin, ses errances en Patagonie le conduisent à une réflexion intertextuelle plutôt qu’interculturelle. Il n’y est guère question de prendre langue avec qui que ce soit.

6Bref, le dialogue avec autrui peut être précisément analysé, avec pertinence et profit, même s’il est codifié ou insignifiant, mais dans certains cas, ni les explorateurs ni les contributeurs ne s’intéressent vraiment au dialogue entre voyageurs et résidents. À vrai dire, l’analyse du point de vue britannique semble souvent l’emporter sur celle des phénomènes d’interlocution. La question de l’identité nationale de la Grande-Bretagne, d’ailleurs très stimulante, est ainsi au cœur de presque toutes les contributions : c’est plutôt la rhétorique britannique face au monde entier qui est visée que les situations pragmatiques de rencontre.

7 Cela dit, certains aspects importants sont traités par plusieurs articles : revient par exemple la question des genders, puisque le voyage britannique – mais en l’occurrence ce n’est pas une exception nationale – est avant tout un phénomène masculin, mettant en valeur un certain idéal viril de l’exploration. Le problème des interprètes, par ailleurs, est crucial puisque dans une situation de dialogue entre des gens qui ignorent tout de la langue de l’Autre, il faut bien un moyen de s’entendre, sauf à fausser complètement la portée de l’échange. Cette question de la langue est traitée à plusieurs reprises (dans le voyage de Raleigh, de Cook, de Pelew, de Clapperton, par exemple, ou dans le texte de Burton) mais il semble qu’elle aurait dû être évoquée systématiquement puisqu’elle conditionne fortement les modalités de la rencontre et sont le seul moyen d’échapper à l’emprise absolue du préjugé et de l’extrapolation.

8L’échange de présents est pratiquement un passage obligé du rituel de la rencontre. Pourtant, la théorie du don exposée par Mauss, qui aurait pu être efficace, très curieusement, est librement adaptée pour servir une argumentation parfois discutable. Il semble à la lecture que ce concept de don et contre-don soit devenu une sorte de grille obligée, même si elle porte à faux. Par exemple, il est très douteux que dans le cas de Drake, on puisse affirmer que « l’entreprise coloniale est […] présentée selon une logique du don et du contre-don » et de fait S. Lemercier-Goddard conclut elle-même que ce schéma ne fonctionne pas.

9Curieusement, l’histoire générale des voyages est un peu laissée de côté, ce qui amène des incertitudes dans la logique interprétative. Par exemple, l’histoire éditoriale des journaux de Cook, qui aurait pu être utilement examinée, semble avoir été oubliée dans la démonstration, lorsqu’il est affirmé que Cook aurait manipulé son récit en le réécrivant pour le rendre conforme aux attentes du lectorat britannique : « Cook est passé du statut de navigateur à celui d’écrivain soucieux de plaire à son public. »  Il ne suffit pas de s’entourer de quelques références linguistiques pour pouvoir soutenir de telles affirmations, manifestement peu acceptables en l’état.

10En fait, le principal défaut de ce volume découle de la problématique adoptée, celle de l’originalité du point de vue britannique : ce facteur de cohérence, positif, induit une forme de cécité peut-être regrettable à l’égard du reste. Observant les situations de rencontre du seul point de vue des voyageurs rattachés à la couronne anglaise, les contributeurs en viendraient à oublier que d’autres nations ont connu des expériences similaires ou ont croisé leurs routes. Pire, les travaux autres qu’anglo-saxons sont complètement laissés dans l’ombre. Par exemple, sur les quatre-vingt-treize titres que comporte la bibliographie, seuls quatre sont français : Michel de Certeau semble avoir été le livre de référence de ces séminaires. Or d’autres livres et articles auraient sûrement pu irriguer la réflexion. Cette cécité paraît excessive : il n’est pas très sérieux de rappeler allusivement les thèses de Lévi-Strauss (p. 72), sans y renvoyer (titre, références, citation), en s’appuyant en note sur un article de Neil Whitehead qui les cite ! Ce manque de comparatisme est sans doute le point faible d’une réflexion sur les ressorts de l’impérialisme britannique. Cette relative légèreté à l’égard des autres voyages, pour ne pas dire cette occultation, enlève du poids à la démonstration ; le contexte des voyages de Cook, par exemple, aurait gagné à plus de précision et à quelques renvois bibliographiques utiles, ce qui aurait évité des formulations pour le moins ambiguës (Cook serait le seul à « corriger certaines méconnaissances perpétuées par d’autres voyageurs moins scrupuleux tel Bougainville »…). On ne peut parfois s’empêcher de penser que, traitant des visées impérialistes de la Grande-Bretagne, les contributeurs se sont aussi pliés à une approche scientifique presque exclusivement anglo-saxonne susceptible de biaiser la validité des considérations historiques.

11En fin de compte, Frédéric Regard nous promettait un sujet complètement novateur, organisé autour de l’interlocution et de la rhétorique de la découverte. Force est de conclure après un rapide tour d’horizon comparatiste, que cette problématique a déjà été largement abordée – certes peut-être dans des perspectives différentes –,  et que diriger sa longue-vue sur un objet très précis fait perdre conscience du panorama. Pour autant, cette attention portée aux modalités de l’impérialisme britannique permet de mettre en évidence les ressorts spécifiques qui ont poussé les sujets de la Couronne à explorer le monde à leur façon : en cela, les amateurs des voyages et de leur rhétorique trouveront incontestablement de l’intérêt à se plonger dans les analyses, le plus souvent fines et documentées, des explorations De Drake à Chatwin, dont certaines, peu connues, méritaient d’être rappelées à la mémoire.