Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Morgane Leray

Villes-partitions : quand la musique orchestre la polyphonie urbaine

Mélodies urbaines. La Musique dans les villes d’Europe (XVIe-XIXe siècles), sous la direction de Laure Gauthier et Mélanie Traversier, Paris : Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2008, EAN 9782840505631.

1Le recueil d’articles intitulé Mélodies urbaines se propose de silhouetter l’architectonique des cités européennes du XVIe au XIXe siècles via l’étude de la musique, unisson d’une polyphonie esthétique, sociologique, politique (lato sensu) et religieuse. La musique se révèle être en effet pour les sciences humaines une riche entrée, tant elle est s’inscrit dans un dense écheveau d’enjeux que les auteurs de ce riche ouvrage démêlent avec maestria.

2Dans une première partie consacrée à « La musique et le pouvoir », Frédéric Billiet montre, par l’exemple de la ville d’Amiens au XVIe siècle, combien le paysage sonore conditionne l’espace social des habitants, fournissant « les informations nécessaires à la vie collective ». Annonciateurs de mariages, de décès, de moments de divertissement, d’événements politiques, les sons peuvent aussi être des « marqueurs […] de la condition sociale », tel celui de la cloche des lépreux.

3À travers l’étude des « Ruptures du quotidien sonore : une stratégie de pouvoir ? L’exemple liégeois dans la première moitié du XVIIe siècle », Émilie Corswarem et Annick Delfosse se proposent de « démontrer comment, à une topographie politique, peut répondre une topographie musicale et sonore », de déterminer « si le “bruit” doit être envisagé comme un instrument entre les mains [des] autorités », politiques et religieuses. L’analyse, au croisement de l’histoire et de la musicologie, s’oriente vers une réponse positive : la cathédrale apparaît comme un « lieu catalyseur de sons » participant au « resserrage social », de même que le Perron, « colonne de marbre surmontée d’une croix », apparaît comme le lieux où l’on profère la loi, acte solennel qui la valide et la légitime. En parallèle aux sons officiels, se font entendre des sons « populaire[s] ou subversif[s], signe[s] d’allégresse ou de menace. Se différencient donc nettement à l’oreille des auditeurs de la ville le “bon” du “mauvais” son ». Ainsi, l’élément sonore se révèle être une fois encore indicateur social.

4Caroline Giron-Panel, dans « Histoire urbaine et espaces musicaux à Venise, 1600-1797 », invite, quant à elle, à explorer l’interaction entre espace musical et urbanisme : « Une véritable géographie des espaces musicaux se met en place à l’époque moderne, alors même que l’émergence de nouveaux lieux consacrés à la musique fait évoluer la géographie urbaine. La frontière entre espace privé et espace public devient floue, tandis que la musique contribue fortement à l’élaboration d’une identité urbaine, et entre dans la construction du “mythe de Venise” ». L’architecture, en surcroît des pratiques religieuses, informa ainsi la musique à plusieurs chœurs, de même que la multiplication d’espaces musicaux secondaires modifia l’urbanisme vénitien, permettant le renaissance de quartiers marginaux, soutenue par ailleurs par les itinéraires musicaux suivis par les mélomanes et déterminés par des guides diffusés en Europe. La musique structure aussi souterrainement la vie de la cité, en ce que l’harmonie musicale sert de modèle politique.

5L’étude intitulée « Développement de l’espace musical et identité urbaine dans les villes d’Europe centrale : les opéras de Lemberg et de Prague », de Philipp Ther, éclaire le rapport entre l’ascension de la bourgeoisie et l’essor de l’opéra dans le tissu urbain. L’évolution technique et partant financière de l’opéra, concomitamment à l’émergence de la classe bourgeoise, contraignirent l’aristocratie à renoncer à son omnipotence en la matière, favorisant ainsi l’apparition d’un nouveau public, en même temps qu’une nouvelle politique culturelle. Il ne s’agit toutefois pas d’une simple « lutte des classes » ; le théâtre est l’enjeu de conflits touchant à l’identité nationale. Ainsi, lorsqu’à partir de 1848 on prôna un théâtre bilingue dans l’empire des Habsbourg, l’allemand fut plus que jamais perçu comme « la langue de l’asservissement et la domination étrangère » ; le choix de la langue lors des représentations théâtrales constituait une posture politique.

6À la suite des études historiques montrant les rapports entre bourgeoisie, économie, politique et Réforme, Beat A. Föllmi met en lumière les linéaments reliant ces éléments à la musique sacrée dans une analyse des « activités musicales à Strasbourg avant et pendant la réforme protestante », posant le principe qu’« au nouvel ordre religieux et politique que l’on était en train de construire, devrait donc correspondre un nouvel ordre symbolique : au nouvel homme un nouveau chant ». Tandis qu’Annie-Claire Magniez, dans « Les Spectacles à Munich aux XVIIe et XVIIIe siècles : pour une confrontation de la scène scolaire et de l’opéra » montre comment la paix de 1648 et l’influence italienne remodela le paysage lyrique, s’éloignant du modèle musical jésuite.

7C’est à travers les chroniques de gazettes provinciales, non dans les documents d’archives plus institutionnels, que Georges Escoffier s’intéresse pour sa part aux « rapports du politique et du musical dans la constitution de l’espace public. […] Au-delà de la louange politique obligatoire, les annonces révèlent en effet, par les dispositifs musicaux mobilisés et par le choix des éléments communiqués, la société urbaine qui les produit. ». L’auteur évoque ainsi les enjeux de pouvoir des fastes musicaux, entre l’Etat et le peuple, mais aussi entre la cité et l’Etat, entre la municipalité et l’église, tous trois rivalisant pour le contrôle de l’espace urbain, au point d’une confusion des genres : les applaudissements orientent les fêtes vers un cérémonial civil, tandis que la présence des musiciens de la garnison tend à faire de la cathédrale un établissement public.   

8L’étude de Xavier Bisaro, sur « Le Chant parisien au XVIIIe siècle : entre prière nationale et résistances locales » illustre une autre facette des enjeux religieux de l’esthétique musicale, le plain-chant ayant constitué « une valeur centrale de l’affrontement violent entre courants romain et gallican du clergé », alors que Florence Alazard, dans « La Musique dans la rue : Giulio Cesare Croce à Bologne, 1550-1609 » étudie les enjeux spatiaux entre musique et politique, la musique n’étant pas seulement chez Croce le reflet de la vie d’une certaine classe sociale, mais un moyen d’agir sur le réel, « un projet de reconstruction sociale ».

9Alors que Laura Moretti s’intéresse aux églises des ospedali à la lumière de l’architecture, de la musique, de la liturgie, de l’histoire sociale, Laura Schnapper étudie quant à elle l’apparition des salles de concert parisiennes au XIXe siècle, jusqu’alors entravée par « l’absence de libre entreprise et le contrôle de la vie musicale par les monarques », instiguée par les facteurs d’instruments, notamment de pianos, et influencée tantôt par le modèle de la salle de spectacle, tantôt celui du salon, quand Damien Ehrhadt propose pour sa part d’interpréter « le salon de Liszt comme symbole du “nouveau Weimar” » et s’opposant « à la musique divertissante, et tout particulièrement à la virtuosité démonstrative ».

10Si Carlotta Sorba s’intéresse aux enjeux sociaux portés par la crise des théâtres italiens à la fin du XIXe siècle, la rénovation de leur architecture et ce que l’on pourrait appeler la spatialisation des genres dramatiques, Bertrand Porot analyse la figuration de la ville dans l’œuvre de Couperin ; se libérant d’une notation réaliste et descriptive sans pour autant la rejeter, le compositeur privilégia une forme de « poésie musicale et sonore » évoquant plus que peignant fidèlement le quotidien des citadins, tels les emprunts aux chansons populaires ou aux spectacles forains, mais aussi à celui des paysans, ainsi des métiers de la minoterie « décrits par un mouvement continu dans le style de ces pièces italiennes qui “travaillent” toujours : le mouvement perpétuel des doubles croches qui s’alternent ou se superposent aux deux mains, évoque celui des ailes des moulins ».

11Esteban Buch étudie le rapport entre passion et utopie dans la nouvelle de Berlioz intitulée Euphonia. Dans cette utopie musicale, Brecht imagine une autre structuration sociale, au sommet de laquelle Gluck, nouvel avatar divin, cristallise une sensibilité esthétique autant qu’un sens moral et à l’intérieur de laquelle les classes sociales sont informées par les divers métiers de la musique. L’élément dysphonique et dystopique réside dans la passion amoureuse.

12En guise de clausule, Rémy Campos, dans « la Géographie de la musique et la définition de ses objets : le cas de New York au XIXe siècle », montre l’évolution de la musique au contact de la société de consommation et de divertissements, avec la marchandisation de la soprano Jenny Lind et le détournement de son art au profit d’un projet politique d’éducation des foules, incarné par L’American museum. L’auteur met ainsi en lumière l’absorption de la musique par l’entertainement.  

13À l’issue de ce riche ouvrage, le lecteur perçoit la densité de la trame musicale dans le tissu urbain et les potentialités d’une telle entrée dans les études en sciences humaines, ainsi que l’invite à le faire Jean-Pierre Bartoli : « À nous de lire la ville comme on lit une partition et chacun de ses croisements comme un accord ».