Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Ivanne Rialland

Le dispositif à l’œuvre

Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis par Philippe Ortel, Paris : L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2008, 269 p., EAN 9782296056435

1Après La Littérature à l’ère de la reproductibilité technique1, ce second tome des colloques jumelés des universités de Toulouse-Le-Mirail et de Louvain-la-Neuve interroge la notion de dispositif et teste l’efficacité méthodologique de son application à la littérature, au livre illustré, au théâtre et à la photographie — avec un excursus rapide du côté du cinéma. Il ne s’agit donc pas de proposer une synthèse sur le dispositif, mais de faire un point sur des travaux en cours en accueillant en même temps leur contestation, puisque le volume s’ouvre, après l’avant-propos de Philippe Ortel, sur un article de Bernard Vouilloux critiquant le sens pris par la notion dans le cadre du centre de recherche « La scène » de Toulouse-Le-Mirail où est née une part importante des réflexions et des travaux repris ici, comme en témoignent les références nombreuses aux publications antérieures du centre et à la notion de « scène ».

2Cette partie de « Débat », intitulée « Pour une critique des dispositifs ? », dans laquelle on trouve les articles de Bernard Vouilloux, « Du dispositif », et de Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », fait de l’ouvrage, de pair avec la très riche bibliographie, une contribution importante à la réflexion actuelle sur le dispositif. Il le place aux côtés du numéro d’Hermès2 et de la conférence de Giorgio Agamben3 qu’évoque Philippe Ortel au début de son avant-propos, mais qui étaient tous deux davantage concentrés sur le rapport homme-machine, tandis que le présent ouvrage interroge l’application du dispositif aux arts. Bernard Vouilloux revient avec finesse et clarté sur l’élaboration de la notion par Foucault et le commentaire qu’en fait Deleuze4, mais aussi sur son sens chez Lyotard, pour proposer une définition du dispositif : « un dispositif est un agencement résolument hétérogène d’énoncés et de visibilités qui lui-même résulte de l’investissement d’un ensemble de moyens appelé à fonctionner stratégiquement au sein d’une situation (d’un champ de forces) donnée » (p. 28). Il fait à partir de là trois propositions stimulantes sur lesquelles les articles suivants permettront de revenir : « Les dispositifs opèrent à tous les niveaux sémiotiques des textes et des images » (p. 28), « La partition entre énoncés et visibilités ne se superpose pas à celle entre les textes et les images » (p. 30), « Enfin, ce qu’on appelle “œuvre” agence ou monte plusieurs dispositifs : l’œuvre elle-même fait dispositif. » (p. 31). Il avait souligné plus tôt, à la suite de Philippe Ortel, en quoi le dispositif se distinguait de la notion de structure : le dispositif n’est pas simple disposition, mais disposition en vue d’une fin. Plus que l’image de la machine, c’est celle de la stratégie militaire qui permet de mieux l’appréhender, en rendant raison de l’hétérogénéité des éléments qui le composent, unis éphémèrement par un objectif commun. À la structure s’adjoint dans le dispositif la notion de conjoncture, comme le rappelle Bernard Vouilloux en citant Philippe Ortel (p. 18). Mais si Bernard Vouilloux rejoint les tenants de la « critique des dispositifs » sur cette opposition du dispositif à la structure, elle y entraîne, selon lui, une réduction du dispositif à la « forme du contenu », c’est-à-dire à la seule visibilité au détriment des énoncés — pour reprendre l’exemple foucaldien, seule la prison serait considérée au détriment du droit pénal. L’autre thèse au fondement de la « critique des dispositifs » selon Bernard Vouilloux serait une conception essentiellement subversive des dispositifs et de l’art, à rebours de l’analyse faite par Foucault — et à sa suite par Agamben — des dispositifs comme moyens de contrôle.

3Philippe Ortel, dans l’article qui suit, revendique cette conception subversive de la littérature et tout particulièrement lorsqu’elle représente ces dispositifs de contrôle, qu’elle sert alors à dénoncer. En outre, s’il montre que le dispositif est une mise en ordre du réel, il met l’accent sur le chaos qu’il canalise et par quoi il est menacé : le dispositif représenté intéresse tout particulièrement les tenants de la « critique des dispositifs » parce qu’il fait apparaître ce « fond chaotique », cet « envers irreprésentable » (p. 53) que les dispositifs sont censés maîtriser. Il conteste à l’inverse le reproche fait par Bernard Vouilloux d’une utilisation réductrice de la notion de dispositif qui restreindrait son extension et laisserait de côté sa « foncière hétérogénéité » (p. 27) : le dispositif, tel qu’il est compris par Philippe Ortel et les contributeurs qu’il a réunis dans l’ouvrage, articule les trois niveaux technique, pragmatique (« l’échange entre les actants », p. 39) et symbolique (« l’ensemble des valeurs sémantiques ou axiologiques s’y attachant », ibid.). Plutôt que l’hétérogène5, il met cependant l’accent, dans l’articulation des trois niveaux, sur la césure (p. 40), l’écart opérant à chacun de ces niveaux et entre ces niveaux. C’est finalement cette notion de césure qui paraît rassembler les articles et justifier l’usage de la notion de dispositif même lorsque l’homogénéité de l’objet ne paraît pas la rendre nécessaire. Les articles traitant le texte littéraire comme dispositif en l’absence d’éléments d’hétérogénéisation comme l’illustration ou la référence aux arts visuels reposent d’ailleurs sur cette notion, appelée « schize » par Ginette Michaux dans « La schize de l’œil et du regard : la rencontre manquée. Analyse d’un passage de Combray de Marcel Proust » et « fente6 » par Mireille Raynal-Zougari dans « “Ce sale œil de chair le fermer tout de bon” (Samuel Beckett, Mal vu mal dit) : l’entrevision chez quelques écrivains de M(m)inuit ». Après une partie consacrée aux Lumières et aux rapports qui s’y créent entre texte et image, littérature et discours autres, la troisième partie, la plus longue, intitulée « Défaillances mimétiques », met en vedette cette fente qui menace le dispositif d’éclatement. La quatrième et dernière partie, quant à elle, se concentre sur le caractère subversif du dispositif représenté réaffirmé par Philippe Ortel dans la partie « Débat ». Afin de mettre plus directement en écho les études de cas avec la réflexion théorique et méthodologique inaugurale, nous bouleverserons ce plan pour tâcher d’interroger la pertinence et le sens que prend la notion de dispositif en fonction de l’objet auquel elle s’applique.

4Dans les articles de Charles Grivel et de Pierre Ancet7, le dispositif est, presque classiquement déjà, le dispositif photographique, mais les deux auteurs ne s’intéressent pas tant aux contraintes techniques du dispositif qu’aux conditions de lisibilité des clichés produits. Charles Grivel montre comment l’apparition du portrait photographique a rabattu l’identité sur la ressemblance, intimant au sujet de se reconnaître dans son image ou de lui refuser la ressemblance. Pierre Ancet, lui, en analysant les portraits victoriens de monstres, fait apparaître que l’utilisation des codes du portrait bourgeois, loin d’atténuer le monstrueux, le désigne comme une « inquiétante étrangeté » mettant en péril la normalité de la sexualité et de l’identité corporelle. Ces clichés sont donc à leur tour pour le chercheur une trace des peurs d’une époque et « un moyen d’accès à l’expérience du corps vécu » (p. 160). Jean-Pierre Dubost8 donne à lire cette même articulation du discours et de l’image dans une analyse, qu’on aimerait plus didactique, des images libertines : celles-ci proposent en réalité un retournement de la figuration et du discours jésuites. Christine Buignet, elle, dans « De la narration à l’ellipse : nouveaux dispositifs dans la photographie contemporaine » (p. 201-217), prend en compte la monstration du cliché dans l’exposition et l’écart par rapport aux attentes du spectateur pour interpréter l’extrême banalité des clichés d’un Jeff Walls dont le modèle a pourtant été mis en scène.

5C’est dans l’application à des assemblages sémiotiquement hétérogènes que le dispositif montre toute sa pertinence méthodologique. Il permet par exemple de sortir l’étude du rapport texte/image de l’ornière qu’est la recherche d’invariants sémiotiques : en posant d’emblée le livre illustré comme un dispositif, comme le fait Michèle Bocquillon dans « Le dispositif : concept de “l’entre-deux” ou ligne de partage entre discours et image ? » (p. 69-83) où elle se penche sur deux romans illustrés de Dorat9, il s’agit de se demander comment fonctionne l’ensemble, comment le lisible produit du visible et le visible du lisible10 — l’opposition ne recouvrant pas, comme le rappelait Bernard Vouilloux au début de l’ouvrage, celle du texte et de l’image. Michèle Bocquillon se livre ainsi à une analyse fine de la place des illustrations dans le volume et de celle du point de vue dans la même scène écrite et illustrée, la représentation du lecteur étant produite par ce double regard.

6L’article de Pierre Piret sur le théâtre du Vitrac11 donne à son tour une preuve éclatante de la productivité méthodologique du dispositif, en dégageant la stratégie présidant au retournement du dispositif théâtral dans les œuvres de Vitrac. Victor ou les enfants au pouvoir permettrait en effet de répondre au paradoxe majeur du théâtre surréaliste : agir sur le public en refusant de se soumettre à lui (p. 235). La pièce affecte de la sorte d’être une parodie du théâtre bourgeois, offrant au public l’accès à un sens, avant de déconstruire cette parodie et finalement de poser la question d’une origine incréée, c’est-à-dire échappant à l’Autre. La dimension stratégique de la notion de dispositif la rend particulièrement intéressante pour l’analyse de l’avant-garde où l’œuvre — et ce terme, justement, est bien souvent inadéquat au projet de l’artiste avant-gardiste — tend à se faire machine de guerre.

7L’article d’Arnaud Rykner sur « La pantomime comme dispositif fin-de-siècle » (p. 161-173) révèle une étonnante tension dans les années 1880-1890 entre l’œuvre représentée et certains livrets où, à la place de simples indications formulées dans un langage tentant de se rapprocher du geste, se déploie le « luxe » (p. 168) d’un langage poétique que le silence du geste serait capable d’évoquer. Cette schize — pour reprendre un terme employé ici — de la parole et du geste, qui met en crise le dispositif de la pantomime, est utilisée avec une visée critique dans Le Neveu de Rameau qu’analyse Stéphane Lojkine. Tout anachronique que soit ce rapprochement, il conforte une des thèses avancées par Philippe Ortel : la portée critique prise par le dispositif représenté. Dans « Discours du maître, image du bouffon, dispositif du dialogue : Le Neveu de Rameau » (p. 97-123), Stéphane Lojkine montre comment l’utilisation de l’espace du café, la division du discours entre Moi et Lui et la pantomime de Lui servent la dénonciation de l’aliénation dont le neveu de Rameau est victime.

8Cette partition entre dispositif et dispositif représenté est au cœur de l’article d’Edward Welch, « Godard, Ernaux et la cartographie du quotidien » (p. 249-259), qui présente le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris publié en 1965 puis deux des œuvres auxquelles il a donné naissance : 2 ou 3 choses que je sais d’elle de Godard (1966) et Journal du dehors d’Ernaux (1992). Edward Welch montre d’abord en quoi le Schéma directeur est un dispositif au sens foucaldien, c’est-à-dire un agencement permettant le contrôle des comportements. L’analyse qui y est faite de l’articulation de la cartographie et de la conception de la modernité sous-tendant le Schéma directeur est un exemple très frappant de la rentabilité de la notion de dispositif :

Les photos des aménageurs en réunion affichent surtout la persistance d’une conception moderne du territoire et de l’action humaine, moderne dans ce qu’elle reste fidèle à l’idée d’une action éclairée sur la réalité — c’est-à-dire, avant tout, une action rationnelle — afin de faire naître un monde meilleur. Le chemin vers la modernité — autrement dit, vers un état plus avancé de la civilisation humaine, passe en particulier par la modernisation, par le modelage et la transformation du réel.

[…]

Un rapport panoptique au territoire implique en même temps un certain rapport aux populations qui s’y trouvent, ou bien s’y trouveront. En effet, ces populations […] deviennent en quelque sorte invisibles lorsque les espaces qu’elles occupent sont transformés en représentations cartographiques. (p. 252)

9Les œuvres de Godard et d’Ernaux, en réintroduisant l’humain dans la carte, rendent alors visibles ces effets du dispositif sur le comportement : elles occupent en ce sens une fonction critique en désignant le dispositif là où le Schéma directeur ne faisait voir qu’une carte.

10Les articles de Benoît Tane sur Les Liaisons dangereuses12, Ginette Michaux sur À la recherche du temps perdu13, Mireille Raynal-Zougari sur Beckett et les écrivains de Minuit14, Catherine Dousteyssier-Khoze sur l’intégration de la publicité dans la poésie fin de siècle15 restent pour leur part dans les bornes de l’œuvre littéraire et posent dans ce cas la question de la pertinence du recours à la notion. Dans ce dernier article, l’utilisation du dispositif se justifie par l’intégration d’un élément hétérogène, la publicité, dans la poésie. Catherine Dousteyssier-Khoze propose une typologie des relations entre publicité et textes d’accueil, plutôt en fonction des effets visés par le poète que des modalités d’intégration, mais on peine à percevoir en quoi la parodie est un dispositif, comme le pose l’auteur au début de l’article, sans guère y revenir ensuite16. La démonstration de Benoît Tane portant sur le roman épistolaire convainc mieux. Il part d’une description des éditions illustrées du xviiie siècle des Liaisons dangereuses, que les estampes transforment en dispositif (p. 93) par l’attention portée à la disposition, à l’importance du montage dans le roman épistolaire : le genre repose fictivement sur un choix et un montage opérés à partir d’une correspondance de départ. Ses effets de sens résultent donc de l’ordre d’éléments discrets et de l’isolement de chaque lettre. Le propre du dispositif glisse ici de l’hétérogène à la césure, et c’est ce glissement qui autorise l’application du terme à l’étude de Proust et des écrivains de Minuit. Il ne s’agit alors plus d’étudier le fonctionnement de dispositifs artistiques, mais d’étudier l’œuvre comme dispositif, en mettant en avant le blanc, la fente, la schize. Ces deux articles renvoient finalement au problème posé par Bernard Vouilloux : si toute œuvre « fait dispositif » (p. 31), renfermer le dispositif dans l’œuvre, serait-ce pour faire apparaître ses failles, risque d’enlever à la notion sa spécificité, alors même que le terme permet de penser le résultat de la création indépendamment de la clôture qu’implique l’œuvre. Les « œuvres » du Land Art, par exemple, même durables, comme le mur de Storm King d’Andy Goldsworthy, gagnent à être pensées comme dispositif, pour montrer que la création n’est pas le mur, mais le rapport qui se crée, dans le temps17, entre le site et le mur18. Plutôt qu’une œuvre, le mur de Storm King est une machine à création, un dispositif de création.

11Garder au dispositif son sens foucaldien d’un agencement d’éléments hétérogènes réunis stratégiquement et de façon précaire en vue d’un objectif garantit à la notion sa puissance descriptive, qui lui permet de rendre compte des objets sémiotiquement hétérogènes sans leur faire perdre leur unité, ou de penser ensemble le résultat qu’est l’œuvre, le processus technique lui ayant donné naissance, le discours l’accompagnant, sa situation et son devenir. Si cette articulation en fait un outil très intéressant pour penser la littérature et l’imagerie populaire, comme le souligne Bernard Vouilloux, le dispositif, par sa dimension stratégique assurant la cohésion de ses éléments, permet également de penser un objet comme la revue, dont, en plus de la rencontre du texte et de l’image, la multiplicité des auteurs, l’extension dans le temps et le rapport entretenu avec le discours ambiant, rendent l’unité problématique : le dispositif a ainsi déjà fait ses preuves dans l’étude de cet objet éminemment pluriel qu’est l’émission de télévision19. On ne peut donc que saluer ce très stimulant ouvrage qui, en confrontant les approches et les usages du dispositif, ouvre la voie à d’autres interrogations et d’autres explorations.