Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
Anne Salamon

Pour une poétique de la compilation au XVe siècle

Sandrine Hériché-Pradeau, Alexandre le Bourguigon. Étude du roman Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan Wauquelin, Genève : Droz, coll. "Publications romanes et françaises", 2008, EAN 9782600011976.

1Avec Alexandre le Bourguignon. Étude du roman Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan Wauquelin (Genève, Droz, 2008), Sandrine Hériché-Pradeau fournit une étude, au plus près du texte, qui vient compléter son édition de ce même roman parue en 20001. La première partie consacrée à l’examen des multiples sources utilisées par Jehan Wauquelin ainsi que des techniques de réécriture et des procédés de compilation lui permet, dans une seconde partie, de présenter les enjeux littéraires du texte et d’étudier « ce nouveau roman d’Alexandre » dans sa spécificité. Elle complète son étude, qui se caractérise par une grande attention au texte et au support manuscrit, avec un examen iconographique détaillé de deux manuscrits du roman qui présentent une décoration d’une très grande qualité.

2Deux chapitres précèdent la première partie, consacrés à l’examen des deux prologues rédigés par Jehan Wauquelin, et sont l’occasion pour Sandrine Hériché-Pradeau de remettre le texte dans son contexte historique et littéraire et d’éclairer le projet de l’auteur tel qu’il apparaît dans ces prologues, lieux topiques par excellence.

3Dans la première partie, Sandrine Hériché-Pradeau s’attache à relever, dans l’ordre du texte, les différentes sources que Jehan Wauquelin a utilisées dans sa compilation avant de voir comment, « d’une source à l’autre », l’auteur intervient, critiquant, ordonnant ses sources et les raccordant entre elles afin d’obtenir une matière parfaitement intelligible et cohérente, malgré la grande diversité des textes disponibles au XVe siècle retraçant la vie et les exploits du héros macédonien.

4Elle étudie d’abord le rapport du texte avec les deux premières branches traditionnelles du Roman d’Alexandre dans la version d’Alexandre de Paris et de Lambert de Tort, avec la traduction de l’Alexandreis de Gautier de Châtillon contenue dans le manuscrit 456 de la Collection Dutuit, avec les Voeux du Paon, le Restor du Paon et enfin avec la traduction en prose de l’Historia de Preliis. Pour le second livre des Faicts et Conquestes d’Alexandre le Grand s’ajoutent de nouvelles sources en plus de celles déjà étudiées (la traduction du Liber de proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais par Jean Corbechon, les Annales historiae illustrium principum Hannoniae de Jacques de Guise, le Voyage d’Alexandre au Paradis Terrestre, la Venjance Alixandre et le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais). Il s’agit de rendre compte à la fois des ressemblances et des passages où le roman est fidèle à sa source, mais aussi des écarts et des réaménagements éventuellement apportés ou de ces moments où le lien est plus ténu. Chaque texte source est ainsi examiné selon un même schéma : après avoir fourni des tables de correspondances avec le texte de Wauquelin, Sandrine Hériché-Pradeau s’attache à examiner ce que le texte garde de ses sources et au contraire ce qu’il laisse de côté. Enfin, selon les textes, leur longueur ou leurs spécificités (abondance de discours rapportés, directement ou indirectement, présence de lettres), elle s’attache à montrer en quoi ces spécificités informent le roman et concentre l’analyse sur certains points (par exemple, « l’héroïsation d’Alexandre »2, la présence d’une « psychologie naissante »3 etc.).

5Une fois ces sources identifiées et leur influence délimitée, Sandrine Hériché-Pradeau étudie leur tissage en s’attachant tout particulièrement aux marques d’intervention de Jehan Wauquelin et à son attitude. Elle examine ainsi les liens narratifs et autres procédés de raccord mais également les jugements et interventions de l’auteur qui, loin d’essayer de réconcilier toutes les traditions, parfois contradictoires, et d’aplanir certains problèmes, suit une véritable démarche critique.

6Cette partie se clôt sur une réflexion autour des possibles manuscrits utilisés par Wauquelin pour les deux sources principales, le roman en alexandrins d’Alexandre de Paris et de Lambert le Tort et la traduction de l’Historia de Preliis. En s’appuyant aussi bien sur des arguments internes (indices textuels, comparaisons textuelles et enluminures) aussi bien qu’externes (histoire des manuscrits, de leurs possesseurs et des bibliothèques), elle propose, avec toute la prudence requise dans ce type d’exploration, deux manuscrits ou familles de manuscrits (le manuscrit BNF 790 pour le premier texte et le manuscrit de Bruxelles, KBR 11040 ou un manuscrit appartenant à sa famille pour le second texte) auxquels il est possible que Jehan Wauquelin ait eu accès.

7Dans la deuxième partie, Sandrine Hériché-Pradeau entreprend de dégager les principales caractéristiques littéraires de ce texte et de le situer au sein de la littérature médiévale consacrée à Alexandre. Trois axes majeurs permettent de comprendre la spécificité des Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand.

8Tout d’abord, d’un point de vue formel et générique se pose la question de la définition générique du texte et de la place d’éléments issus de formes littéraires variées, Jehan Wauquelin parvenant à donner à son texte une « unité artistique et thématique » par un art abouti de la composition. Jehan Wauquelin, tout en puisant dans de nombreux genres littéraires, n’en crée pas moins un ensemble homogène dans sa variété.

9Ensuite, Sandrine Hériché-Pradeau s’intéresse à la question du locuteur et des discours rapportés, analysant ainsi les phénomènes relevés en première partie (les discours et propos des personnages occupent en effet une place privilégiée dans le texte en constituant des événements moteurs du récit).

10Enfin, elle examine en quoi Jehan Wauquelin traite et renouvelle la figure d’Alexandre. Il gomme ainsi de son Alexandre, qu’il veut « un souverain idéal, qui assume sans faille tous les devoirs inhérents à la fonction royale »4, les traits les plus négatifs transmis par la tradition, que ce soit par la réécriture d’épisodes ou l’ajout de détails et discours révélateurs. La critique montre en quoi la notion d’épreuve structure le texte et lui donne sa cohérence : « A la différence d’un héros épique qui se place, dès le commencement, au delà de toute épreuve par sa perfection, Wauquelin a proposé la figure d’un héros romanesque dont son texte parachève jusqu’à la fin l’excellence ». La christianisation du personnage antique, qui se retrouve dans de nombreuses mises en proses de l’époque, constitue l’autre aspect majeur de la figure d’Alexandre chez Wauquelin. De plus en plus importante au fil du texte, elle passe par un infléchissement du merveilleux hérité de la tradition. Elle s’attache donc à déterminer la place du merveilleux dans le texte et à montrer comment Wauquelin en donne une réinterprétation chrétienne, qu’elle décrit ensuite : « Outre ses rôles esthétique et symbolique, la merveille constitue dans son roman l’ouverture vers le miraculeux qui sert le projet de faire du héros macédonien un être unique, élu par la divinité »5. Pour finir, Sandrine Hériché-Pradeau examine la notion de cycle afin de déterminer la place qu’occuperaient Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand dans un cycle d’Alexandre. Après une réflexion sur la notion même de cycle et ses possibilités d’application aux textes consacrés à Alexandre le Grand au Moyen Âge, elle montre en quoi la compilation de Wauquelin, qui tend à la complétude, ne peut être pensée comme « l’une des pierres d’un édifice cyclique ».

11La troisième partie, suivie de nombreuses illustrations, est consacrée à la description de deux manuscrits remarquables pour la richesse de leur programme iconographique, le manuscrit de Paris, BNF, fr. 9342 et le manuscrit 456 de la collection Dutuit du Petit Palais. Ces deux manuscrits sont étudiés l’un après l’autre et chaque enluminure fait l’objet d’une description détaillée, qui inclut des remarques sur leur rapport au texte, leurs rares divergences avec lui ou au contraire les signes d’une lecture et d’une connaissance intime de l’œuvre. Sandrine Hériché-Pradeau complète cette exploration des rapports texte-image en consacrant également pour chaque manuscrit quelques pages à un examen du programme iconographique général et du principe d’insertion des miniatures ainsi qu’à l’histoire du manuscrit dans sa phase d’illustration.

12Par une démarche claire et structurée, Sandrine Hériché-Pradeau fournit un aperçu précis de ce texte peu étudié ainsi que de ses enjeux, et la présente étude, parallèlement à son édition, constitue un outil extrêmement utile et riche pour les chercheurs qui voudraient s’intéresser à ce texte. Les compilations du XVe siècle ne peuvent se comprendre que dans l’examen des relations que le texte entretient avec ses prédécesseurs, dans des jeux de réécritures. L’identification de cet intertexte varié et important constitue donc une première étape, nécessaire pour toute étude ultérieure. Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand constituent un des exemples majeurs de la réception de l’histoire d’Alexandre au XVe siècle et, en remettant ainsi ce texte dans son contexte de production et dans sa filiation littéraire, Sandrine Hériché-Pradeau montre bien le renouvellement de la figure d’Alexandre apporté par Jehan Wauquelin. L’étude des procédés de mise en prose et de compilation qu’elle étudie permettent non seulement d’éclairer un texte qui était resté jusque là peu étudié et d’approfondir nos connaissances des goûts et pratiques littéraires de la cour de Bourgogne, mais aussi de mettre en lumière tout un processus de création propre à la fin du Moyen Âge, une « poétique »6 de la compilation.