Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Mars 2009 (volume 10, numéro 3)
Laure Helms-Maulpoix

La musique au défi du mythe : Faust

Emmanuel Reibel, Faust. La musique au défi du mythe, Fayard, collection « Les Chemins de la musique », 2008. 354 p. EAN : 9782213628684.

1En épigraphe de son essai sur Faust. La musique au défi du mythe, Emmanuel Reibel rappelle l’affirmation de Paul Dukas : « Le Faust véritable est impossible en musique. » Au terme de l’enquête menée par le musicologue, figure une nouvelle déclaration du compositeur de L’Apprenti sorcier : « Nous avons en musique des Faust et pas de Faust. » L’aveu d’impuissance engendre ainsi la reconnaissance d’une diversité féconde. Le mythe de Faust, comme tous les grands mythes qui structurent notre imaginaire, a suscité au fil des siècles de très nombreuses interprétations, notamment musicales. Pourtant, rien ne prédestinait au départ ce récit terrifiant, aux implications théologiques, métaphysiques et philosophiques complexes, à un quelconque devenir musical. La transposition de la tragédie de Goethe, en particulier, pouvait à juste titre être jugée « impossible » en raison de ses dimensions et de ses irréductibles ambiguïtés. L’œuvre du maître de Weimar suscita pourtant la fascination de l’ensemble de la génération romantique, de Schubert à Mahler, en passant par Berlioz, Liszt et Gounod, qui y trouvèrent une inépuisable source d’inspiration. Plus près de nous, la figure du mystérieux alchimiste a fait la preuve de sa modernité dans les œuvres de compositeurs aussi différents que Giacomo Manzoni, Alfred Schnittke ou Pascal Dusapin. Une enquête sur la fécondation réciproque du mythe et de la musique s’imposait donc. C’est chose faite avec l’ouvrage d’Emmanuel Reibel, qui allie érudition et plaisir, en une langue toujours alerte et précise.

2Le musicologue revient tout d’abord sur la naissance du mythe et sur L’Histoire du docteur Johannes Faustus que fait paraître l’éditeur Johann Spies en 1587 à Francfort-sur-le-Main. Selon le titre-fleuve du livre, l’ouvrage doit servir d’« exemple et témoignage propres à terrifier et faire frémir les impies pleins d’orgueil et d’excessive curiosité ». Véritable leçon de théologie pratique, ces pages reposent sur la hantise du diable, qu’exploite la Réforme luthérienne à cette époque. Dans les mêmes années, une ballade anglaise fait quant à elle entendre la voix de Faust damné, lamento d’outre-tombe qui revient sur les péchés accomplis : « Que mon malheur vous serve d’exemple :/Ne cédez pas votre corps et votre âme au Diable,/Veillez à ne pas lui vendre la moindre mèche de vos cheveux. » Pendant deux siècles, Faust demeure un sujet de chansons et de spectacles populaires, mais aussi de théâtre de marionnettes.

3Il faut attendre la fin du xviiie siècle et le mouvement Sturm und Drang pour que le mythe se détache de la morale et prenne toute son ampleur, notamment à travers la musique. L’ancienne image du magicien impie fait alors place à celle du scientifique, de l’homme épris d’une soif irrésistible de connaissance. Comme le remarque Emmanuel Reibel : « La nouvelle génération ne voit plus en lui le pécheur rejeté par les autorités religieuses et les institutions sociales, mais le héros aux aspirations titanesques, injustement brisé par les lois humaines. Comment stigmatiser un personnage mû par le désir – trop humain – du dépassement de soi-même ? »

4Louis Spohr (1784-1859), qui fut en son temps le compositeur allemand le plus joué d’Europe, a ainsi composé un Faust encore marqué par le Don Giovanni de Mozart, mais sous-titré « Romantische Oper » (opéra romantique), dénomination révolutionnaire en 1813, qui contribue à souligner l’identité germanique de l’œuvre. Mais c’est surtout le Faust de Goethe qui stimule la génération romantique. Par son foisonnement et la multiplicité de ses registres, cette œuvre, somme de toute une vie, devient rapidement un véritable objet de culte pour toute la nation allemande, qui la hisse au rang de seconde Bible. D’autant que le héros goethéen échappe à la traditionnelle damnation : animé par de nobles aspirations, il incarne le désir de progrès et devient une figure positive de créateur, modèle de l’artiste romantique.

5Le drame de Goethe resta pourtant à l’état d’utopie sonore pour le poète de Weimar : de son vivant, ce dernier se refusa en effet à encourager les adaptations musicales de son œuvre. Ce qui n’empêcha pas tous les grands compositeurs romantiques de tenter de relever le défi que leur lançait la pièce. Contournant la difficulté de l’opéra, transposition totale dont ils rêvèrent cependant, ils usèrent de genres parfois inattendus pour mettre en musique la légende faustienne : le lied (on pense bien sûr à Schubert et à son obsédante Gretchen am Spinnrade), l’oratorio, la cantate avec orchestre (Mendelssohn), la pièce pour piano (Liszt) et bien sûr la symphonie. La huitième symphonie de Mahler, qui spiritualise le mythe en le libérant totalement de l’anecdote, marque l’apogée de cette effervescence en Allemagne.

6Parallèlement, l’œuvre de Goethe se diffuse à travers tout le continent, notamment en Italie et en France avec Berlioz et Gounod, dont le très populaire Faust est longtemps demeuré l’opéra le plus joué au monde. À chacune de ces traditions, le mythe apporte de nouveaux éléments, contribuant à revitaliser la musique et à ouvrir des chemins nouveaux. Toute transposition de la pièce de Goethe, totale ou partielle, place en effet le compositeur devant un triple défi : celui du sens, de la représentation et de l’unité, ainsi que le souligne Reibel en s’appuyant sur une série d’exemples précis.

7Après cette effervescence, qui épuise en apparence le sujet, c’est la rencontre avec l’Histoire qui contribue à faire évoluer l’approche du mythe. En 1925, le Doktor Faust de Busoni illustre ainsi le malaise de la conscience moderne et rompt définitivement avec tout idéalisme romantique. À la suite de la Seconde Guerre Mondiale, Thomas Mann renouvelle à son tour le sujet sur un plan littéraire, en liant la tragédie du Faustus archaïque à celle de l’Europe du xxe siècle. Son personnage, Adrian Leverkühn, n’est plus le magicien d’autrefois mais un compositeur de musique moderne inspiré de Schoenberg, mutation qui symbolise l’interpénétration complète de la légende et de la musique. L’œuvre de Thomas Mann inspire de nombreux artistes tels qu’Hanns Eisler, Schnittke ou Manzoni, et plus près de nous, Pascal Dusapin. Le récent Faust de Philippe Fénelon (2007) renoue quant à lui avec la dimension métaphysique du mythe, en se reportant à une version particulièrement sombre naguère proposée par Lenau.

8Comme le soulignait Paul Dukas, Faust ne saurait donc avoir un seul visage en musique. La fascination que le mythe a exercée sur les compositeurs depuis l’époque romantique ne pouvait qu’aboutir à des réalisations multiples. Mais c’est bien sûr cette pluralité qui fait la richesse de la légende, ainsi que le remarque Schnittke : « Faust est absolument comparable à un miroir qui réfléchit les modifications auxquelles l’humanité a été soumise l’espace des derniers siècles. » Et l’on pourrait ajouter, avec Emmanuel Reibel, que le miroir du mythe ne se contente pas de réfléchir les évolutions de l’Histoire : il met la musique « au défi de se penser elle-même et de prouver sa faculté à penser par elle-même ». Pacte ou pari qui demeure ouvert.