Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Katerine Gosselin

Lecture(s) des Géorgiques de Claude Simon

Les Géorgiques : une forme, un monde, textes réunis et présentés par Jean-Yves Laurichesse, Revue des Lettres modernes, Série Claude Simon, n°5, sous la direction de Ralph Sarkonak, 2008, 259 p., EAN 9782256911279.

1Le dernier numéro de la série Claude Simon de la Revue des Lettres modernes est consacré à un roman-phare de l’œuvre simonienne : Les Géorgiques (1981). Dans un dossier intitulé « Les Géorgiques : une forme, un monde », il propose sept articles critiques qui abordent différents aspects du roman de Simon. Il comprend également un dossier intitulé « Études et recherches », qui contient deux articles, le premier portant sur les figures simoniennes de l’ombre — personnages (Montès, Marie), narrateur, mais aussi figure de l’auteur lui-même —, et le second sur la présence — discrète mais certaine — de la Shoah dans l’œuvre de Simon. Il offre finalement les comptes rendus d’importants ouvrages parus récemment dans le cadre des études simoniennes.

2Dans sa présentation du numéro, Jean-Yves Laurichesse situe Les Géorgiques dans l’évolution de l’œuvre, et plus globalement en regard de la production romanesque des années quatre-vingts, marquée, après la période d’expérimentation formelle des années soixante et soixante-dix, par un regain d’intérêt pour l’autobiographie et les histoires familiales1. Les Géorgiques, ainsi, « tourn[e] la page de la période dite “textualiste” » (p. 9) de l’œuvre simonienne, qui va des Corps conducteurs (1971) à Leçon de choses (1975). Cependant, comme le précise d’emblée J.-Y. Laurichesse, le tournant pris n’est pas radical ; Les Géorgiques, loin de renier les « fascinantes expériences d’écriture » (p. 10) menées au cours de la décennie précédente, intègre pleinement leurs acquis. Aussi Simon ne se contente-t-il pas, dans son roman de 1981, de revenir à une matière et à une manière antérieures. Les Géorgiques, affirme J.-Y. Laurichesse, citant Nathalie Piégay-Gros, constitue une « somme », c’est-à-dire un travail de reprise, mais également « de dépassement et de renouvellement »2. C’est ainsi que le dernier numéro de la série Claude Simon aborde Les Géorgiques, s’intéressant à ce qui s’ouvre dans le roman de Simon plus qu’à ce qui y est réactivé. J.-Y. Laurichesse rappelle les termes de l’analyse fondatrice de Lucien Dällenbach, qui présentait Les Géorgiques, peu après sa parution, comme une « totalisation accomplie »3, comme « port[ant] […] à son sommet le double mouvement conjoint de création d’une forme et de création d’un monde » (p. 11, l’auteur souligne). C’est à partir de ce « double mouvement » que le dernier numéro de la série Claude Simon a proposé à ses contributeurs d’aborder Les Géorgiques ; « double mouvement conjoint », plus précisément, qui déplace l’interrogation sur l’articulation qui s’opère dans Les Géorgiques entre forme et monde, ou encore, pour reprendre les termes de J.-Y. Laurichesse, « entre l’aventure d’une écriture […] et l’écriture… de trois aventures, emblématiques d’un rapport au monde et à l’Histoire » (id.). Les différentes lectures que propose le dossier « Les Géorgiques : une forme, un monde » éclairent chacune une dimension précise du roman ; leur mise en relation, et parfois même leur confrontation permet de mettre au jour l’apport spécifique et déterminant des Géorgiques dans l’œuvre simonienne. En rendant compte de ces différentes lectures, nous tenterons de procéder à cette mise en relation, de manière à dégager une lecture globale. Nous nous attarderons d’abord et plus longuement sur les deux premiers articles — les plus denses — du dossier, qui nous ont paru soulever un enjeu fondamental pour les études simoniennes.

3L’article de Jacques Isolery (« Faire œuvre avec le contre : Les Géorgiques de Claude Simon ») identifie une tension au cœur des Géorgiques, inscrite à même le titre choisi par Simon, qui renvoie de manière patente mais « oblique » (p. 23) à l’œuvre de Virgile : alors que le lyrisme de celle-ci « correspond […] à une harmonie avec » (id., l’auteur souligne), le roman de Simon est placé sous le signe du contre, « d’une agonistique généralisée » (p. 24). « Oblique », la référence aux Géorgiques de Virgile n’indique pas une stricte opposition : l’entreprise simonienne, postule J. Isolery, consiste précisément à faire œuvre avec le contre. Afin de définir cette entreprise, J. Isolery convoque plusieurs notions, systématiquement accompagnées de leur envers, et s’attarde à la frontière qui les borde, aux contours qui les délimitent l’une en regard de l’autre : sur cette frontière, dans le creux de ces contours, il tente de cerner le déploiement du roman de Simon comme un processus de « tissage ». C’est essentiellement comme conjonction que J. Isolery analyse le travail de l’écriture simonienne : de la mémoire à l’oubli, du général au particulier, de la schématisation à l’hypotypose, de la commémoration à la représentation romanesque, il circonscrit des zones troubles mais dynamiques, qui deviennent autant de lieux de passages où s’accomplit une « synthèse des contraires », où se « trame » une « conjonction polémographique » (id., nous soulignons).

4Afin d’illustrer ce travail de conjonction, J. Isolery convoque notamment le titulus latin, qui désignait l’écriteau sur lequel on relatait la vie d’un défunt, « forme extrême de schématisation signifiante » (p. 27) qu’il oppose au développement du récit. Le titulus, montre J. Isolery, vise une commémoration qui tend à effacer les particularités de l’individu, au profit d’une édification concentrée dans le nom du héros. À l’opposé, le récit se déploie et s’amplifie de l’intérieur au profit d’une reconstitution du passé qui confère au personnage une « fallacieuse unité psychologique » (p. 28). Exemplarité du héros, d’un côté, et particularisation du personnage, de l’autre côté : J. Isolery pose que, entre ces deux extrêmes, se trouve une béance, une zone de résistance qui correspond à celle que doit traverser le réel pour accéder à la représentation, et qui épuise invariablement son « énergie » première. J. Isolery montre que la spécificité de l’entreprise simonienne consiste à se déployer et se maintenir dans cette zone de résistance, en la rendant pleinement dynamique, c’est-à-dire en en faisant un lieu de circulation. Selon J. Isolery, c’est le refus simonien du nom propre qui rend possible cette circulation : les initiales L.S.M., O. et le « Il » généralisé « autorise[nt] une labilité et une efficacité maximale de l’énergie qui traverse, sans s’y fixer, cette fine résistance de la majuscule » (id., nous soulignons). Dans la circulation que rend possible l’absence de nom propre s’effectue la « synthèse de l’avec et du contre, la conjonction du spécifique et du général » (id.), du particulier et de l’exemplaire. Les Géorgiques, précise Isolery, désigne comme repoussoir de cette atteinte du général les titres de noblesse, condamnés à se dévaluer, à s’avilir avec le passage du temps. Mais le « titre », celui de la noblesse comme celui de l’œuvre de Virgile — car J. Isolery joue avec la polysémie du « titre » —, demeure « récupérable » chez Simon. Si les titres de noblesse se confondent avec de vulgaires marques de commerce, et si, de même, l’œuvre virgilienne n’est plus qu’un élément parmi d’autres destiné à l’apprentissage scolaire, ils résonnent tout de même d’une manière significative pour le sujet ayant fait l’expérience de l’horreur et de la souffrance, et ayant développé, par ce traumatisme, une certaine sensibilité. La zone dynamique dans laquelle se maintient le roman de Simon apparaît comme l’espace d’une régénération possible : sans accomplir définitivement cette régénération, elle la préserve, au sein d’un regard devenu apte à animer les êtres et les choses, à les ré-individualiser dans l’écriture. J. Isolery insiste sur le double mouvement engagé par le titre du roman de Simon et son sous-titre générique, en tant qu’il « dialectis[e] dès le seuil du texte représentation et action » (p. 38), « reprise et répétition », et désigne Les Géorgiques comme « reprise narrative » (p. 43). Les Géorgiques, à distance du titulus comme du récit, procède à la reprise — et non à la répétition — de textes comme d’expériences antérieurs : l’écriture y « butine », au sens étymologique du terme, puisant « à tous les pollens d’une mémoire globale — mémoire du vu qui englobe inséparablement les faits vécus avec leurs représentations » (p. 37 ; l’auteur souligne). « Butineuse », l’écriture simonienne partage la masse de ruines que contient cette mémoire globale, de manière à pouvoir s’y frayer un chemin, y tracer un parcours sinueux mais duquel se dégage une « totalité ouverte et active » (p. 42), parce que liée à une actualisation dialectique.

5L’article de Didier Alexandre (« “Le fin dessin […] sur le fond noir”. Le récit malgré le monde dans Les Géorgiques ») identifie aussi une tension à l’œuvre dans Les Géorgiques, et qui renvoie à l’échec de son monde. D. Alexandre pose dès le départ cette définition : « il ne saurait y avoir de monde sans un discours, et donc une pensée, qui le construise et le structure » (p. 50). Il s’intéresse à cette articulation du discours et du monde en tant qu’elle « problématise l’écriture narrative qui prétend rendre compte d’une expérience singulière […] et traumatisante du réel » (id.). Car comment dire une expérience singulière du monde si le monde est toujours déjà mis en forme, en représentation ? D. Alexandre, reprenant les termes d’Éric Chevillard dans Préhistoire, formule la question en ces termes : « comment être homme dans son récit sans être l’homme de fiction construit par le récit » (id.) ? Il définit la « préhistoire » en tant qu’elle correspond chez Simon à un « moment théorique » (id.), hors histoire et hors temps, où aucun récit, aucune fiction, aucune image ne se sont encore surimposés au réel. « Théorique », ce moment vient marquer la fracture constante et inéluctable entre la réalité brute, fondamentale, et tout discours qui tente de la figurer. Dans la mesure où elle se donne comme fracture, l’articulation du discours et du monde apparaît invariablement déficiente. D. Alexandre insiste sur cette déficience, qu’il reproche à la critique d’avoir gommé au profit d’une dialectique qui trahit le texte simonien. La critique, écrit-il, « laiss[e] trop souvent entendre que l’ordre des mots vient rémunérer le défaut d’ordre du monde » (p. 53) chez Simon, et succombe ainsi « aux séductions d’un idéalisme larvé ou d’une nostalgie métaphysique qui ne sont nullement partagés » (id.) par l’auteur. D. Alexandre définit l’écriture simonienne sur le mode du « comme si », c’est-à-dire de la comparaison en tant qu’elle est à la fois rapprochement et distanciation ; afin de renverser la tendance qu’il observe au sein de la critique, il s’intéresse aux différences mises au jour par la comparaison, à l’impossible adéquation qu’elle met en forme. Pour D. Alexandre, l’œuvre simonienne souligne et assume l’échec de tout discours en regard du réel, qu’il s’agisse des discours de savoir institutionnalisés ou de l’écriture simonienne elle-même. Celle-ci, malgré sa conscience exacerbée des failles de la représentation, ne parvient jamais à les outrepasser définitivement, et à dire le réel, qui demeure inatteignable pour l’homme, im-monde, in-humain.

6D. Alexandre expose les deux acceptions du « monde » simonien : premièrement, le globe terrestre, le monde tel qu’édifié par l’humanité et la culture, « façonné à grand renfort d’images » (p. 55), de clichés qui en tiennent lieu et annihilent son exotisme ; deuxièmement, le monde extérieur au sens phénoménal, tel qu’il apparaît au sujet. Dans sa première acception, le monde n’apparaît plus que comme « image surimposée » (p. 60), comme un ensemble de signes et de topiques qui se substituent à la réalité. L’écriture simonienne, montre D. Alexandre, utilise ces signes, convoque ces topiques tout en les mettant à distance. Dans sa deuxième acception, le monde est marqué par un décalage : à l’expérience sensible du monde, à la réalité perceptive du sujet, que la mémoire faillit à préserver, se substituent des signes et des images inadéquates, dont l’écriture cherche à combler les manques. La « forme » simonienne, telle que la présente D. Alexandre, est marquée par une séparation radicale avec la nature. Celle-ci, comme le montrent les vols des corneilles et des étourneaux décrits dans Les Géorgiques, enseigne « l’absence de forme fixe » (p. 70), l’instabilité de la forme. La forme artistique, dès lors, ne saurait imiter la nature, calquer quelque modèle « réel » ; au contraire, c’est contre la nature qu’elle s’érige. Il s’agit pour Simon, selon D. Alexandre, de révéler l’instabilité de toute forme, et d’assumer pleinement ses manques et ses contradictions. Simon, de la sorte, utilise les images inadéquates du monde en tant que telles, « comme si » elles configuraient le monde : dans cette mise à distance, elles se révèlent « aporétique[s] et […] dynamique[s] » (p. 72). « Dynamiques », elles confèrent aux Géorgiques son mouvement, jamais achevé (« aporétique ») : le mouvement du roman de Simon est une « oscillation », qui va de « la déformation du monde […] [à] la formulation aporétique, irrésolue, de l’expérience réelle » (p. 78). D. Alexandre interprète ainsi le prologue des Géorgiques : dessin inachevé d’une scène jamais narrée, il présente l’œuvre qu’il ouvre comme un accomplissement plutôt que comme un achèvement. Le roman de Simon, d’une part, ne parvient pas à achever sa représentation du réel ; d’autre part, il renonce à correspondre à une norme esthétique : il choisit ainsi de se tenir « entre deux mondes » (p. 74).

7Lucien Dällenbach, dans l’article cité en introduction par J.-Y. Laurichesse, avait d’emblée identifié la présence d’une tension au cœur des Géorgiques : la « totalisation », dans le roman de Simon, lui semblait « accomplie » par « un type de composition concertante qui […] ménage une tension maximale entre unité et multiplicité, […] points de rupture et ligatures »4 (p. 10-11). J. Isolery et D. Alexandre s’intéressent tous deux à cette « tension maximale ». Dans la mesure où il insiste sur le caractère insurmontable de cette tension, l’article de D. Alexandre peut sembler entrer en contradiction avec celui de J. Isolery. De même, celui-ci, en parlant de « synthèse » et de « dialectique », utilise un vocabulaire que récuse D. Alexandre en regard du texte simonien. Les deux articles, croyons-nous, se complètent plus qu’ils ne se contredisent. J. Isolery n’appréhende pas la « synthèse » simonienne comme un accomplissement mais bien comme un mouvement – précisément, une tension vers : la « totalité » qu’il circonscrit dans Les Géorgiques est liée à une actualisation dialectique, toujours à réactualiser. C’est pourquoi nous avons mis de l’avant, en présentant sa lecture des Géorgiques, le terme « conjonction », qui renvoie au « mettre ensemble, et en semble » défini par Mireille Calle-Gruber dans Le Grand Temps5, et qui souligne ainsi la présence de la fracture dans le rapprochement. D’ailleurs, la conjonction dont parle J. Isolery demeure « polémographique » (p. 24), comme son analyse le démontre bien. D. Alexandre pose une fracture originelle entre l’homme et le monde, en vertu de laquelle le récit ne peut se construire que malgré — contre — le monde. J. Isolery cherche à montrer comment l’œuvre se fait avec — malgré — le contre du monde, mais sans pour autant l’abolir, colmater la fracture qui l’en sépare. Les deux critiques, suggérerions-nous, appréhendent la tension « entre forme et monde » qui sous-tend Les Géorgiques à deux « moments » différents, D. Alexandre se situant à ses deux extrémités, là où elle se crée et se prolonge indéfiniment, et J. Isolery se situant plutôt en son cœur, là où elle con-joint, là où elle « tisse » l’œuvre, faisant se tenir « en semble », dans un certain espace, pour un certain temps, des contraires. D. Alexandre, sans le nier, met de côté ce travail de « tissage », le dynamisme par et en lequel se fait bel et bien l’œuvre simonienne, afin de faire ressortir l’échec auquel il aboutit, les manques qu’il laisse perdurer, et que la critique a trop peu considéré selon lui. Si nous « forçons » ainsi les articles de J. Isolery et de D. Alexandre à entrer en dialogue, d’une manière qui, peut-être, détourne leur propos, c’est que leur confrontation — ou leur apparente contradiction — nous a semblé révélatrice d’une difficulté fondamentale qui se pose aux études simoniennes. La tension qu’identifiait Lucien Dällenbach dans Les Géorgiques est caractéristique de l’œuvre entière : si, dans Les Géorgiques, elle devient exacerbée, « maximale », L’Acacia (1989) et Le Jardin des Plantes (1997) la maintiendront tout en poursuivant son aménagement. Entre unité et multiplicité, points de rupture et ligatures, forme et monde, l’œuvre simonienne demeure éminemment complexe, au premier sens du terme. L’un en face de l’autre, les articles de J. Isolery et de D. Alexandre montrent la difficulté à la fois de saisir cette complexité, et de ne pas la réduire en cours de saisie ; difficulté, autrement dit, de comprendre la tension entre forme et monde comme telle, en ne penchant ni d’un côté ni de l’autre des extrêmes qu’elle tend, ni surtout vers un ailleurs qui abolit sa complexité, la neutralise. Cette difficulté se pose aux études simoniennes depuis leur commencement ; si la critique a pu parfois la résoudre trop rapidement, comme le prétend D. Alexandre, elle l’affronte pleinement en reprenant Les Géorgiques dans ce dernier numéro de la série Claude Simon.

8J.-Y. Laurichesse (« Une météorologie poétique. Le génie du froid dans Les Géorgiques ») propose une lecture de la deuxième partie des Géorgiques, qui décrit le parcours de cavaliers au cours de l’hiver 1939-1940. Il présente l’hiver comme le principe actif de cette deuxième partie, qui lui confère son unité tout en déployant son action à plusieurs niveaux : un niveau phénoménologique, un niveau imaginaire, et un niveau esthétique. J.-Y. Laurichesse définit dans toutes ses facettes l’expérience sensible à laquelle donne lieu l’hiver dans Les Géorgiques. Le froid, montre-t-il, brouille les repères spatio-temporels ; il s’empare non seulement des corps, qu’il semble vouloir transpercer, mais également de la matière, qu’il transforme et rend méconnaissable. Dans la deuxième partie des Géorgiques, l’intensité du froid est telle que, propose J.-Y. Laurichesse, il « accèd[e] à une dimension cosmique » (p. 145) que peuvent seules exprimer des représentations qui relèvent « d’un imaginaire à la fois personnel et collectif » (p. 137). Sur les bases d’une phénoménologie du froid s’élabore ainsi une « mythologie boréale » (id.). J.-Y. Laurichesse exemplifie ce glissement de l’histoire à la légende qu’entraîne le froid démesuré de l’hiver : celui-ci transporte le paysage dans un monde surnaturel, et métamorphose les animaux et les hommes qui s’y trouvent en créatures fabuleuses, lui-même devenant « “une sorte de force sauvage” » (p. 147). Plongeant les hommes dans les époques primitives, il revêt même la forme « “d’un loup, d’un chien enragé, fou” » (p. 151), que les cavaliers tenteront vainement de dompter au moyen d’un bûcher géant, évoquant le sacrifice non moins primitif de jeunes arbres. J.-Y. Laurichesse se penche sur la description simonienne de l’hiver, et relève ses « prestiges baroques » (p. 148), qui érigent le paysage hivernal en véritable décor d’opéra. Cette somptuosité, montre-t-il, constitue une « exagération de beauté [qui] recèle […] une composante mortifère » (id.) : la beauté hivernale n’apparaîtra bientôt que comme un « sursis », un moment de suspens avant la « vraie guerre », qui livrera brutalement les hommes à la mort (p. 149). L’hiver apparaît finalement dans Les Géorgiques comme « un artiste de génie » (p. 154), en vertu de son pouvoir de transfiguration, lequel l’apparente à l’art lui-même. J.-Y. Laurichesse met au jour la dimension picturale de la description simonienne de l’hiver, qui comporte souvent, de surcroît, des références explicites à la technique graphique et à différentes œuvres picturales. Ces références métaphoriques, montre-t-il, soulignent la poéticité du texte même de Simon, et précisent la portée de la mythologie boréale au sein de laquelle il transcende l’expérience individuelle de l’hiver. En cherchant à doter d’un caractère transcendant le froid de l’hiver 1939-1940, le texte simonien s’efforce de rendre compte d’une expérience extraordinaire et paradoxale de l’hiver, vécue dans une étrangeté totale, dans l’effroi causé par la perte de tous repères, mais, en même temps, « comme un enchantement » (p. 159 ; nous soulignons). Ce « comme » nous ramène à la tension entre forme et monde, et souligne une fois de plus sa non résolution, l’impossible adéquation de l’image et de la réalité. L’article de J.-Y. Laurichesse montre comment le texte simonien, ultimement, renvoie à sa propre poéticité, et désigne ainsi son « monde » comme étant toujours à rejoindre, jamais atteint.

9Sur ce point, l’article de Brigitte Ferrato-Combe (« Variations sur le tracé et les formes graphiques dans Les Géorgiques ») rejoint celui de J.-Y. Laurichesse. B. Ferrato-Combe examine d’abord le prologue des Géorgiques, où elle relève l’attention portée à toutes les formes de tracés, d’écritures et de dessins. Considérant le prologue dans son rôle « générateur », elle propose de lire Les Géorgiques comme « un ensemble de variations sur le tracé et les formes graphiques » (p. 162). Elle repère l’ensemble des formes graphiques (cartes et plans, formes géométriques aperçues dans la nature, reproduites sur la tapisserie, etc.) et des tracés (rides, cicatrices, plissements de terrain, inscription effacée sur une tombe, écriture manuscrite, ratures, etc.) décrits dans Les Géorgiques, et inventorie ces éléments en fonction des lieux où ils s’inscrivent, de l’organisation de l’espace à laquelle ils procèdent, et de leur signification métaphorique. B. Ferrato-Combe analyse globalement le tracé en tant qu’il devient « trace », c’est-à-dire en tant qu’il témoigne de l’« inscription du temps à la surface des corps et des objets » (id.), ou plutôt en tant qu’il est cette inscription même. Inscription de la mort sur les corps, le tracé, lorsqu’il devient trace, invite le sujet à une méditation, à l’interrogation et à la découverte. Par la variation qu’il offre sur le tracé, Les Géorgiques se présente ainsi, conclut B. Ferrato-Combe, comme « le roman du déchiffrement » (p. 180). En faisant ressortir la dimension graphique des Géorgiques, B. Ferrato-Combe montre le monde des Géorgiques comme étant déjà structuré par la forme, structure effritée, vacillante, mais qui offre la possibilité d’un déchiffrement, d’une « lecture ».

10À l’exception de P. Schoentjes, dont l’article porte sur une question plus spécifique, tous les auteurs du dossier sur les Géorgiques abordent cette question de la lecture, et relèvent plus largement l’enjeu de la représentation dans le roman de Simon. J. Isolery et D. Alexandre, notamment, posent le problème d’une expérience singulière qui se révèle toujours déjà mise en représentation de l’extérieur. Comme l’affirme J.-Y. Laurichesse, « toute lecture des Géorgiques est une invitation à (re)lire et à relier des textes antérieurs […], qu’il s’agisse d’avant-textes ou d’hypotextes » (p. 12), non pas pour approfondir le texte de Simon, mais bien parce que la (re)lecture — invariablement (ré)écriture chez Simon — participe de sa composition même.

11Sjef Houppermans (« Par terre et par mer : voyages parallèles (du “ Voyage en Zeeland ” aux Géorgiques) ») nous conduit dans la genèse des Géorgiques, en présentant un court texte de Simon, paru en 1973 dans le troisième numéro de la revue Minuit, intitulé « Essai de mise en ordre de notes prises au cours d’un voyage en Zeeland (1962) et complétées ». Dans ce texte, Simon met en œuvre pour la première fois la correspondance de son ancêtre, le général Lacombe Saint-Michel, à travers le personnage du général La Plaine Saint-André, qui préfigure le général L.S.M. des Géorgiques. S. Houppermans s’intéresse globalement à l’organisation du texte, au dynamisme de sa composition « par associations » (p. 82). S. Houppermans montre que deux « couches » principales structurent le texte de Simon : comme l’indique le titre, se dégage d’abord le parcours zélandais d’un voyageur, « par terre et par mer » ; apparaissent ensuite différentes données concernant la vie d’un ancêtre du voyageur, le général La Plaine Saint André. C’est le voyage en Hollande qui relie l’existence des deux hommes, le général s’y étant rendu jadis pour demander la main de sa première femme, Marianne Hasselaer, fille de riches bourgeois d’Amsterdam, que la mort lui ravira quelques années plus tard. S. Houppermans montre comment l’ensemble du « Voyage en Zeeland » est drainé par cette dimension féminine, sur laquelle le regard masculin se concentre, et participe ainsi de la genèse des Géorgiques : en mettant l’accent sur l’amour du général pour sa première femme, le « Voyage en Zeeland » fait ressortir la mélancolie du personnage, qui non seulement définira le général L.S.M. dans Les Géorgiques, mais se révèlera dans Le Jardin des Plantes (1997) et Le Tramway (2001) comme une dimension fondamentale de l’œuvre simonienne.

12L’article de Michel Bertrand (« De Hommage à la Catalogne aux Géorgiques : “Et où irez-vous ?” ») interroge la présence de l’intertexte orwellien dans Les Géorgiques. Pourquoi, demande d’abord M. Bertrand, Simon remet-il en œuvre dans Les Géorgiques son expérience de la guerre d’Espagne, déjà amplement exploitée dans des romans précédents, notamment dans Le Palace (1962) ? Et pourquoi, pour ce faire, recourt-il au texte d’Orwell, que tout a priori éloigne du sien ? M. Bertrand rappelle les failles de l’écriture de O., qui l’érigent en contre-modèle dans le texte simonien : O. « occulte la sensation au profit de l’explication » (p. 100) ; son erreur consiste à vouloir donner à tout prix un sens à son étrange aventure espagnole, et à falsifier ainsi son expérience. Cette erreur, remarque M. Bertrand, n’est pas commise par le général L.S.M. qui, à la fin de sa vie, renonce à mettre en ordre ses écrits, les laissant à l’état fragmentaire dans lequel l’oncle Charles les lèguera à son neveu. Par cet abandon, L.S.M., affirme M. Bertrand, laisse en suspens la question qu’il a lui-même formulée dans sa correspondance militaire, et qui hante les trois protagonistes des Géorgiques : « Et où irez-vous ? ». Et, grâce à cette irrésolution, cet état de « fatras », le narrateur peut dialoguer avec les écrits de son ancêtre. Dans le cas du texte de O., il doit, pour parvenir à ce dialogue, « briser le sens […] dont rétrospectivement O. a doté son récit, se réapproprier les éléments de ce récit » (p. 108-109). En réécrivant Hommage à la Catalogne, Simon s’insère effectivement dans le texte orwellien en tentant d’y retrouver les sensations gommées, l’expérience singulière récusée au cours du processus d’écriture. M. Bertrand pose que, ainsi appréhendée à sa naissance, au moment où elle commence à organiser l’expérience, la volonté acharnée de O. de trouver un sens à son expérience de la révolution espagnole le rapproche du jeune étudiant du Palace. Il présente ainsi l’intertexte orwellien dans Les Géorgiques comme une réécriture du Palace, laquelle ne viserait pas un approfondissement mais l’apport d’un « complément » au roman de 1962. L’apport des Géorgiques, montre M. Bertrand, réside dans le déplacement de la question qui hantait Le Palace : « Comment était-ce ? ». À cette question, Les Géorgiques substitue celle de L.S.M., « Et où irez-vous ? », qui s’adresse autant à O. qu’au descendant du général, et qui indique un changement d’orientation dans le processus d’écriture : si l’écriture de O. est condamnée en tant qu’écriture rétrospective, l’écriture simonienne s’affiche pleinement dans Les Géorgiques comme écriture prospective, au sein de laquelle l’expérience vécue est constamment réactualisée et redécouverte. M. Bertrand analyse finalement l’intertexte orwellien des Géorgiques en tant qu’il participe du projet autobiographique poursuivi par Simon dans la dernière partie de son œuvre, et qui devient indissociable du travail intertextuel : « Ce qui meurt ici, c’est le recours à la belligérance textuelle […]. Ce qui naît ici, c’est la mise en place d’une écriture palimpseste apte à susciter et à refléter le processus mémoriel » (p. 110). L’article de M. Bertrand fait ainsi ressortir l’articulation constitutive des Géorgiques entre « l’aventure d’une écriture » et « l’écriture… de trois aventures » : il montre que, sans la réécriture, il n’y a plus d’aventure.

13L’article de Pierre Schoentjes (« “Et voilà la guerre ! Une foutue saloperie !” Lire la guerre dans Les Géorgiques ») aborde une dimension de l’œuvre simonienne sur laquelle la critique s’est encore peu penchée : il étudie la thématique de la guerre dans Les Géorgiques en s’intéressant aux jugements qu’elle suscite, c’est-à-dire à l’enjeu éthique qu’elle soulève. P. Schoentjes remarque la double absence chez Simon des clichés conventionnels de l’héroïsme et des descriptions réalistes et naturalistes de la guerre. Cependant, il remarque aussi que la description simonienne, lorsqu’elle porte sur la guerre dans sa totalité, et non plus strictement dans ses effets, joue sur un registre dont la portée est beaucoup plus vaste, et qui relève du mythique. Le narrateur simonien, dans son effort pour comprendre le désastre dans lequel il est plongé, lutte à la fois contre l’hypothèse du hasard et celle de l’« ordalie » programmée. Selon P. Schoentjes, c’est ce double refus qui l’amène à adopter la perspective mythique, et à ranger la guerre parmi les phénomènes d’ordre cosmique. P. Schoentjes expose la métaphore mécaniste que réactive cette perspective mythique, mais que le texte simonien déploie de manière ambiguë. P. Schoentjes postule que, malgré son incontestable dimension mythique, au sein de laquelle elle apparaît comme une machine que rien ne peut arrêter, la guerre, dans Les Géorgiques, n’écarte pas la responsabilité humaine (p. 126) : la « machine » de la guerre demeure difficile mais non pas impossible à freiner. Les Géorgiques, conclut P. Schoentjes, « semble […] porter en soi deux conceptions de la guerre » (p. 130), qui n’impliquent pas une tension, mais distinguent plutôt deux « temps » : « le temps des décisions », où les hommes décident consciemment d’entrer en guerre, suivi du « temps de la guerre à proprement parler où la conduite des événements échappe à l’emprise humaine » (p. 131). P. Schoentjes identifie ainsi chez Simon une forme « d’engagement » liée à l’affirmation de la responsabilité humaine (id.).

14Nous avons voulu proposer une lecture du cinquième numéro de la série Claude Simon, en suivant le parcours indiqué par son titre : Les Géorgiques : une forme, un monde. Devant la densité des articles proposés, nous n’avons pu qu’esquisser ce parcours, qui, de surcroît, à certaines croisées, invite à suivre d’autres pistes, celles, entre autres, de l’intertextualité, de l’écriture de soi, de la thématique de la guerre. Au terme de ce parcours, c’est surtout, croyons-nous, la complexité et la richesse du roman de Simon qui ressortent, et la nécessité d’un dialogue au sein de la critique, qui permette de rendre compte de cette complexité, qu’aucune lecture ne semble pouvoir réduire, et encore moins épuiser.