Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2009
Décembre 2009 (volume 10, numéro 10)
Jean-Claude Larrat

La NRf par elle-même

La Nouvelle Revue Française, n° 588 : « Le siècle de la NRf  », dossier préparé par Alban Cerisier, février 2009, EAN 9782070124282.

1Interviewé par Michel Braudeau, Jacques Réda déclare avoir découvert, lorsqu’il était rédacteur en chef de la revue, « la désaffection […] des écrivains pour les livres de leurs confrères ». « Non qu’ils ne les lisent pas, ajoute-t-il, mais leur demander une note, une de ces notes qui avaient tant fait pour la réputation de la NRf, autant exiger d’un attaché d’ambassade qu’il y fasse aussi le ménage des toilettes. » (p. 90) C’est sans doute là l’une des principales clés de ce numéro du centenaire. Avec la « désaffection » dont parle Réda, ce ne sont pas seulement les fameuses « notes » qui ont disparu, mais tout « l’esprit NRf » qu’avait su restituer Pierre Hebey dans un livre1 oublié par les présentateurs de ce numéro.

2En 1928, Gide et Malraux avaient mis en chantier un Tableau de la littérature française, publié en 1939 : « […] l’idée nous est venue d’un livre où nombre des meilleurs d’aujourd’hui parleraient des meilleurs d’hier, chacun selon son goût, sa préférence », écrivait Gide dans sa préface. L’enjeu n’était pas mince : cette approche à la fois libre et « professionnelle » de la littérature devait s’opposer à son approche académique (La Revue des Deux Mondes) et universitaire (la Sorbonne). La NRf (dont le Tableau… était une émanation) s’affirmait ainsi comme un espace de liberté, non seulement par rapport aux institutions qui s’étaient approprié la littérature mais aussi par rapport aux classements de toutes sortes (genres, époques, écoles, générations…) qui prétendaient interdire aux écrivains de se donner des parentés, une famille ou une constellation de leur choix. Dans ce volume « De Corneille à Chénier », Schlumberger parlait de Corneille, Alain de Saint-Simon, Thibaudet de Boileau, Cassou de Le Sage, Chardonne de Mme de La Fayette, Cocteau de Rousseau, Malraux de Laclos, etc. Et, dans la NRf d’alors, on ne craignait pas d’afficher un certain goût pour cette littérature d’idées qui semble faire peur à certains écrivains « NRf » d’aujourd’hui : Groethuysen parlait de Bayle et de l’Encyclopédie, Mauriac de Pascal, Valéry de Montesquieu… Le « Siècle de la NRf » fut aussi, comme l’a bien montré Marielle Macé, le siècle de l’essai.

3Ce n’est sans doute pas un hasard si la référence à ce modèle a été complètement oubliée elle aussi. Beaucoup d’écrivains « NRf » d’aujourd’hui semblent en effet avoir eu le plus grand mal à parler de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes, à tel point qu’on peut parfois se demander s’ils ont seulement lu les textes auxquels ils sont censés « répondre » (« Des auteurs d’aujourd’hui répondent à leurs aînés » annonce Ludovic Escande sur la couverture). Vanité et naïveté sont sœurs : la langue nous le dit et ces auteurs nous le prouvent. Ils lisent et relisent leurs propres œuvres, assistent à leurs propres pièces de théâtre avec, à les en croire, un émerveillement sans cesse renouvelé. L’une, à propos d’un Jules Romains qui ne l’intéresse que parce qu’il a troqué un patronyme ridicule contre un nom de plume tout aussi ridicule, nous redit quel admirable exploit freudo-lacanien ce fut, pour elle, que de renier le nom de ses ancêtres2 afin d’adopter un pseudo autrement plus tendance. Une autre nous dit sa joie d’avoir su créer des personnages de théâtre auxquels les spectateurs — on peut la croire : ils le lui ont dit — se sont identifiés. Une autre encore, après nous avoir fait part d’une découverte issue de patientes recherches et de profondes méditations (« La vérité ne peut être autre que subjective — et il y a là un lien fondamental entre l’œuvre de Virginia Woolf et celle de Proust ») nous vante toute la puissance de son dernier roman. Trop penser à soi peut aussi faire oublier la grammaire française. Paulhan, en son temps, aurait-il laissé passer la lourde faute sur la construction du verbe « enjoindre » (p. 271) ?

4Il est vrai que le narcissisme autopromotionnel se fait parfois plus subtil et plus convaincant. Les fragments de Mathieu Terence sur la question du style ne sont en rien une réponse aux idées de Paulhan et font quelquefois songer à un mauvais pastiche de Pascal Quignard (à propos de Quignard, où était-il passé, lui, au moment où ce numéro spécial a été conçu ?), mais ils offrent quelques aperçus brillants et suggestifs. Grégoire Polet, sur la musique, réussit à être original — et sympathique, comme Joy Sorman sur la lumière, Vincent Delecroix (bref jusqu’à la limite de l’indécence quand même) sur Leiris et Antoni Casas Ros sur Nijinski. L’autoportrait de Yannick Haenel en Lautréamont du nouveau siècle a quelque chose de vraiment pathétique ; certes, son écrivain héroïque, qui « met la solitude aussi haut que l’amour », ferait plutôt penser à une « grande tête molle », celle d’Alfred de Vigny, mais on aurait tort de s’en plaindre. Antoine Chainas, sur les faits divers, parvient — un peu laborieusement peut-être — à faire sourire. Mathieu Larnaudie se lance courageusement dans une réflexion sur le roman et la notion de littérature ; elle finit, hélas, à l’inverse de celle de son prétexte, Alain Robbe-Grillet, dans l’excès et la confusion, mais l’effort mérite d’être salué…

5En remplaçant Erik Satie par Daniel Guichard, Thomas Clerc, lui, voudrait nous faire avouer que toutes ces notes critiques de la vieille NRf n’étaient rien de plus que de la rhétorique. On y maniait tous les procédés usés du blâme et de l’éloge, sans jamais analyser la structure, musicale ou littéraire, des œuvres dont on parlait. L’ennui, diront certains, c’est qu’à décrire des structures on ne trouve, finalement, que des sortes de rhétoriques, après avoir fait disparaître ces valeurs et ces idées qui seules intéressaient les auteurs des « notes », et leurs lecteurs. Les idées, Stéphane Audeguy, de son côté, ne les aime guère, surtout lorsqu’elles sont générales et « majuscules ». Il n’aime pas beaucoup la vérité historique non plus. D’où tient-il, par exemple, que Malraux, « à Moscou », « soutient le stalinisme, allant jusqu’à déconseiller à Gide de publier son Retour de l’URSS » ? À notre connaissance, Malraux, au moment où Gide lui demanda conseil pour publier son livre, n’était pas « à Moscou », mais en Espagne, où il combattait le fascisme aux côtés des Républicains (pardon pour la majuscule). Sans quitter la rue Sébastien-Bottin, Stéphane Audeguy aurait pu consulter le livre de Pierre Hebey, La Nouvelle Revue Française des années sombres. 1940–1941. Des intellectuels à la dérive, p. 153-1543. Il y aurait trouvé un compte rendu très précis de cette affaire. Dans une profession de foi anti-« réactionnaire », qui aurait pu être courageuse en d’autres lieux, M. Audeguy conclut avec une emphase assez « majuscule » : « …il faut redire que la fiction est une chose trop importante pour que nous acceptions de la voir colonisée par des enjeux apparemment intellectuels. » Mais de quelle nature pourraient bien être les enjeux de la fiction s’ils ne sont pas « intellectuels » (et s’ils sont intellectuels, ils le sont forcément, dans une fiction, « apparemment ») ? Abrutissants, peut-être ? Conseillons donc à M. Audeguy de relire le Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer (aux éditions du Seuil).

6Malraux est, aujourd’hui, une proie facile. Thomas Clerc l’avait compris dès le transfert des cendres au Panthéon. On peut quand même s’étonner qu’il fasse l’objet d’une pareille agression dans un numéro consacré au centenaire de cette NRf qu’il a construite, dans les années trente, aux côtés de Gide, de Paulhan, de Gaston Gallimard lui-même et de beaucoup d’autres intellectuels peu soucieux des apparences, qui ne lui marchandaient ni leur admiration ni leur amitié. Si l’on en croit Stéphane Audeguy et quelques autres, pour trouver le maillon faible de la NRf — pire encore, le responsable des grandes catastrophes « intellectuelles » du XXème siècle — ce n’est pas vers les collaborateurs des « années sombres », par exemple, qu’il faut tourner les regards (pas la moindre allusion à quelqu’un d’entre eux, dans ce numéro, sauf erreur), mais bien vers le seul Malraux, coupable de s’être intéressé à des idées « majuscules » comme le Progrès, l’Histoire ou la Révolution. Ce procès, où les accusateurs s’offrent naturellement toutes les facilités de la rétrospection, peut paraître pour le moins étrange. Nous ne pouvons pas le rouvrir ici ; contentons nous de verser, à contre-pied, une pièce au dossier : « Malraux fait peu de cas des idées », a écrit un jour Emmanuel Mounier (dans Esprit)…

7Nous ne pouvons clore ce compte rendu sans saluer et remercier les auteurs qui, dans ce même numéro, ont joué le jeu en écrivant de véritables réponses, à la hauteur, nous a-t-il semblé, des textes de leurs aînés. C’est le cas d’Olivier Rohe répondant au célèbre article de Sartre sur « la temporalité chez Faulkner », même si sa réflexion porte au moins autant, en réalité, sur une observation de Malraux à propos du même Faulkner (« Je ne serais nullement surpris qu’il pensât souvent ses scènes avant d’imaginer ses personnages », dans la préface de 1933 à Sanctuaire, citée p. 285) que sur les analyses sartriennes. Le cas aussi de Jonathan Littell, répondant à un texte essentiel de Blanchot sur la lecture, le cas d’Antoine Bello à propos d’Upton Sinclair, d’Arno Bertina sur Butor en Balzac, de Philippe Forest plaidant pour Saint-Exupéry, et surtout de Cécile Guilbert dialoguant sur la « vitesse » avec Paul Morand, dans un texte très moderne et très dense.

8Naturellement, les deux premières parties, consacrées, sur plus de cent pages, aux « textes » et aux « documents », sont du plus haut intérêt pour les historiens de la littérature. On doit saluer d’autre part les témoignages, révélateurs de l’extraordinaire rayonnement de la NRf au XXème siècle, des quelques grands écrivains étrangers, en fin de volume.

9En résumé, un numéro très hétérogène, dont le principe directeur — même si on le cherche du côté de la commémoration — n’apparaît guère. On pourra donc compléter utilement cette lecture par celle du petit volume L’Œil de la NRf. Cent livres pour un siècle4, présenté par Louis Chevaillier (Gallimard, « Folio », 2009) ainsi que par la visite de la très instructive exposition organisée à l’IMEC, sur le site de l’abbaye d’Ardenne, près de Caen.