Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Sophie Feller

De la métamorphose comme puissance de la nature humaine

Saverio Ansaldi, Giordano Bruno. Une philosophie de la métamorphose, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Les Anciens et les Modernes – Études de philosophie », 2010, 338 p., EAN 9782812401558.

1De la « brunomanie » dont parle Bertrand Levergeois1, il convient de se méfier. L’œuvre du Nolain a fait l’objet de multiples lectures successives, fort contextualisées et souvent contradictoires ; il est vrai que la forme même de cette œuvre et la multiplicité et la variété des sources dont elle s’est elle-même nourrie ont contribué à rendre confus le propos du philosophe. En revenant aujourd’hui sur la notion de métamorphose, Saverio Ansaldi donne à voir l’extrême cohérence en même temps que la profonde originalité du système de pensée de Giordano Bruno. Certes, en choisissant cet axe d’approche, il rattache pleinement le Nolain à la Renaissance où il vécut, mais c’est pour mieux insister sur la nouveauté et la radicalité de son propos.

2Pour faire apparaître celles-ci, S. Ansaldi a choisi de reparcourir, chapitre par chapitre, et dans l’ordre chronologique, les principaux textes du Nolain. Ce qui lui permet non seulement de souligner comment les différentes composantes de cette philosophie s’articulent les unes aux autres, approfondissant et précisant au fur et à mesure les notions clés du système, mais également d’en affirmer dès le départ la profonde unité.

3Cette dernière repose, selon l’auteur, sur l’articulation de la notion de « métamorphose » avec celle de « puissance ». Car la métamorphose est en soi une puissance, la seule qui « constitue l’ordre naturel en réalité ». Revenir sur cette « théorisation brunienne de la puissance » doit servir l’ambition affichée de l’ouvrage qui est d’interroger le « potentiel philosophique » d’un tel système qui « loin de se cantonner à un épisode de l’histoire de la philosophie, [...] peut être mis au service d’une nouvelle lecture de la Renaissance européenne et, par là même, de la modernité dans son ensemble » (p. 12-13). Notons toutefois qu’au terme de ce parcours, la puissance de la métamorphose selon Bruno, au fondement de son anthropogénèse, nous apparaît des plus « humanistes », et donc des plus ancrées au cœur de son époque, quand bien même de telles théories ont pu choquer ou étonner en leur temps. Si, comme le rappelle S. Ansaldi, l’une des thèses les plus scandaleuses de Bruno est son antihumanisme au sens où pour lui l’homme n’est qu’une « ombre » fragile et instable, ombre parmi d’autres ombres émanant de la puissance infinie, il n’en reste pas moins que le pouvoir d’agir conféré à l’humain à travers sa capacité de métamorphose résonne comme une affirmation, non pas de la supériorité de l’homme, ce qui serait un contresens absolu, mais de sa valeur intrinsèque et en cela, il s’agit bien, nous semble-t-il, d’une pensée « humaniste ».

4Dès les premières œuvres en effet, le De umbris idearum et le Cantus Circaeus (ouvrages publiés à Paris en 1582 et étudiés dans le chapitre 1), Bruno s’efforce de dégager un espace propre à la nature humaine. Et déjà il se démarque des penseurs de son époque, en plaçant cette assignation à résidence au cœur même de la Nature (comprise comme matière). Rappelons que l’ontologie brunienne qui est ici mise en place entérine l’idée selon laquelle l’homme n’a pas accès à la vérité divine, mais seulement aux « ombres » qui en émanent et émaillent la nature. L’homme lui-même n’est qu’une de ces ombres, et ne se voit doté d’aucun privilège ou statut supérieur. Ce qu’il possède en revanche, c’est une mémoire : grâce à elle, il peut construire « une série de connexions mentales suffisamment “stables” pour conférer à la puissance humaine des principes d’action performants et efficaces à partir [des] processus naturels » (p. 24). Ainsi s’articulent d’emblée dans le système brunien, ontologie, gnoséologie et pratique, puisque ce mode de connaissance découle de la nature des choses et conduit à une forme d’action. Deux précisions s’imposent toutefois ; notons d’une part que « stables » ne signifie pas « fixes » ou encore moins « rigides » : il s’agit pour l’esprit humain de s’accorder aux mouvements de métamorphose perpétuelle de la nature, d’y participer, voire — et c’est là sa puissance propre de création2 — d’en inaugurer d’autres. D’autre part, il convient de rappeler que cet art de la mémoire doit être pratiqué, que le désir de connaissance est, comme son nom l’indique, affaire de « désir » (au sens de l’éros grec) et d’« intention » : tel sera d’ailleurs le point de distinction en l’homme entre sa bestialité (s’il ne cherche pas à atteindre et à connaître les reflets de la lumière divine qui se projettent dans les ombres) et l’affirmation de sa nature humaine.

5La mnémotechnique brunienne constitue ainsi, on le voit, l’une des pierres angulaires du système. Elle repose toutefois sur une conception de la matière et du monde qui fera plus particulièrement l’objet des trois dialogues dits londoniens, à savoir le Souper des cendres, De la cause, du principe et de l’un, L’infini, l’univers et les mondes. Dans ces textes, le Nolain développe les principes de sa cosmologie et de sa physique anti-aristotéliciennes. En posant notamment que toute chose, au sein de la nature, est animée, Bruno peut revenir sur les notions de « forme » et de « matière », mais aussi de « mouvement » : là encore, c’est la métamorphose comme principe naturel qui est en jeu, puisque selon le philosophe c’est par un principe interne de mouvement qui a pour moteur le désir de rechercher son propre bien, à savoir la conservation de soi que toute chose — les astres comme les animaux, et partant, l’être humain — est précisément animée. La vie est métamorphose permanente, interaction et échange incessants de relations avec d’autres éléments de la matière — conçue dès lors comme le «substrat» commun à toutes ces transformations :

C’est dire qu’un être vivant n’est pas un « système » clos sur lui-même et indépendant, mais se présente plutôt comme une sorte de « relais » relationnel, comme un dispositif extrêmement flexible en permanence capable de tisser et de nouer des liens en lui et autour de lui. (p. 49)

6La notion de « lien » qui apparaît ici, et sur laquelle nous reviendrons, est particulièrement importante : c’est elle qui définit l’espace possible d’un agir (donc d’une puissance) humain. Reste à prouver au préalable que la matière est réellement infinie et qu’il n’y a aucune rupture métaphysique entre la puissance infinie de Dieu et la puissance finie du monde : ce sera l’objet du troisième dialogue londonien, précisément intitulé De l’infini, de l’univers et des mondes. En démontrant que la métamorphose « désigne la raison d’être et le principe d’intelligibilité de la multiplicité infinies des natures vivantes et agissantes dans l’infini matériel — expression directe et nécessaire de l’efficient divin universel » (p. 82), Giordano Bruno confère à chaque nature, y compris la nature humaine, sa « dignité » propre, dignité qui consiste dans le fait que chaque nature peut procéder à son individuation à partir de sa forme et de sa matière.

7Les formes notamment éthiques et politiques que peut prendre une telle individuation occupent la réflexion du troisième chapitre de notre ouvrage, consacré notamment au Sigillus Sigillorum également publié à Londres en 1583 et qui constitue, selon S. Ansaldi, un véritable « traité de la puissance humaine » (p. 85). Cette puissance se fonde notamment sur une gnoséologie qui met au jour l’unité de l’activité mentale de l’homme, unité qui se décompose en un ordre des facultés à même de saisir l’unité ontologique de la nature « qui s’affirme dans la communication des idées allant de Dieu à la matière » (p. 88). C’est le processus de la « contraction » qui consiste à reproduire par l’activité mentale la structure idéale de la nature. Notons l’importance des affects dans le processus gnoséologique et notamment l’amour (conçu notamment, mais pas exclusivement, comme désir de vérité). Cette dimension de l’acte de connaissance est essentielle dans la mesure où elle permet au Nolain d’affirmer la dimension créatrice de toute « contraction » intellectuelle qui est aussi pratique : ainsi la connaissance conduit à l’action qui à son tour mène à la connaissance. C’est en cela que la réflexion du philosophe est aussi « politique » : la question est en effet de savoir quelles actions (quelles métamorphoses) sont « bonnes » dans la mesure où elle servent la « conversation civile » et permettent à l’homme de se conserver soi-même. La réponse de Bruno passe notamment par la critique des mauvaises contractions, celles des prophètes par exemple, des pédants ou même des défenseurs obstinés de l’aristotélisme, qu’il oppose aux philosophes et aux « mages » qui seuls, grâce à leur connaissance de la nature, agissent en coopération avec la matière. La boucle est ainsi bouclée : au terme de cette première partie, S. Ansaldi confirme l’imbrication de la puissance humaine et de la métamorphose infinie de la matière dans la philosophie du Nolain. La réflexion politique étant entée sur une physique et une gnoséologie de la métamorphose, elle va pouvoir pleinement se développer dans les œuvres ultérieures.

8La deuxième partie de l’étude de la métamorphose chez Bruno est donc tout naturellement consacrée à ces « politiques » proposées par le philosophe. Dans L’Expulsion de la bête triomphante, publiée en 1584, Bruno revient plus particulièrement sur la notion de « loi ». Pour la définir, il est amené à revenir sur la christologie et à dénoncer la médiation qu’elle instaure entre le divin et l’homme ; pour Bruno en effet, la loi est d’abord l’expression de la possibilité humaine de construire des « ordres » : elle ne doit donc pas s’imposer de l’extérieur. En d’autres termes, « la finalité de la loi ne résiderait pas tant dans l’institution de prérogatives normatives que dans la constitution d’ouvertures et de possibilités d’êtres. La loi ne devrait pas tant cloisonner la puissance humaine qu’au contraire la décloisonner — la « libérer » pour lui permettre de tisser des liens civils » (p. 133). Elle n’a donc rien de figé : émanation de la puissance humaine de métamorphose, elle est vouée à se métamorphoser elle-même, mais loin de signifier le danger du chaos ou de l’anarchie, c’est le signe même, sur le modèle machiavélien, de sa vitalité et de son efficacité.

9On comprend dès lors pourquoi la politique de Bruno ne pouvait s’exprimer sous la forme, pourtant fort répandu à l’époque, de l’utopie. La comparaison de la pensée du Nolain avec celle de Campanella, qui fait l’objet du cinquième chapitre, est à cet égard instructive. Le modèle utopique comme absolu n’est en effet possible que s’il est fondé sur un ordre théologique préalable, ordre que Bruno ne peut accepter. Le seul référent possible est donc l’histoire humaine elle-même3, dans la série des « lois » (au sens défini ci-dessus) qu’elle a précédemment mises en oeuvre ; dans cette optique, l’action humaine, et notamment son « travail » constituent des notions essentielles. C’est encore dans l’Expulsion de la bête triomphante que Bruno développe une conception de l’activité humaine « comme plaisir et “volupté” et non comme punition ou expiation d’une faute originaire » (p. 144). N’oublions pas que « la “nature humaine” n’existe que comme forme mouvante de sa propre puissance de création — de soi et de sa “civilisation” ou de sa “culture” » (p. 145).

10Si Bruno ne peut en toute logique construire une utopie de la métamorphose, il ne peut échapper pour autant à la question de la modalité de l’accomplissement de la nature humaine dans le monde fini : ce sera la « fureur héroïque » présentée dans les dialogues du même nom et dont l’analyse occupe les deux chapitres suivants de notre étude. Ce que le Nolain décrit sous ce nom, c’est une passion amoureuse, un désir — furieux parce qu’extrême — de saisir la divine beauté dans ses effets tels que peut les saisir l’esprit humain. Mais saisir la divinité, ce n’est pas y accéder : le furieux ne peut que s’en approcher à travers sa connaissance et les liens qu’il crée grâce à sa puissance de métamorphose. C’est pourquoi le furieux se distingue du sage : il ne se contente pas de trouver un équilibre modéré pour se conserver au sein du monde fini, il s’efforce incessamment de se transformer, de se créer pour tendre au divin. C’est pourquoi également il s’agit bien d’une « passion » qui le fait osciller du plus haut au plus bas, du divin au bestial car c’est seulement dans la démesure, l’excès, l’abondance qu’il peut créer autre chose. Mais cette création, encore une fois, ne vise nullement un quelconque saut métaphysique : elle se constitue au sein du monde civil, et reste en cela éminemment politique4 . En effet, note S. Ansaldi, « la loi de nature — c’est-à-dire la loi universelle de la métamorphose — représente la seule et unique “source” de l’agir politique ». Or cette loi de la nature est « celle de la contrariété et de la différence, du minimum et du maximum, de la complication et de l’explication» (p. 187). Nous sommes loin de la recherche de l’égalité et de la justice qui sera mis à l’honneur au siècle suivant. C’est en cela peut-être que la pensée de Bruno s’avère particulièrement radicale et « moderne » au sens où elle pose une problématique politique que l’on peut encore interroger aujourd’hui : en effet, « il s’agit d’une conception qui échappe à toute codification et à toute réduction classificatrice puisqu’elle s’enracine dans le mouvement même de l’être infini, dont elle ne cesse d’épouser les vicissitudes et les contrariétés » (p. 194). C’est toute la question de la forme et de la finalité de tout cadre civil et légal qui nous semble ici remis en question.

11Une fois la sphère de l’action politique clairement détachée de toute « théologie », il reste à Bruno à en définir les modalités concrètes. Dans une troisième partie, S. Ansaldi s’attache donc, à travers les ouvrages du Nolain rédigés en Allemagne en 1587, à préciser la conception brunienne de la « magie ». Celle-ci se conçoit en effet comme la capacité à créer des « liens » qui sont au fondement de toute société civile. Sa définition passe toutefois par un retour à l’art de la mémoire et à la gnoséologie abordés dans les premières oeuvres, mais ne nous éloigne qu’en apparence de la question politique.

12C’est là encore dans la confrontation avec la philosophie du Stagirite, et plus particulièrement sa logique, que va se construire la méthode permettant une meilleure connaissance de la métamorphose. Bruno utilise ainsi Lulle contre Aristote, pour « asseoir sa propre théorie de l’invention afin de construire une véritable grammaire générative de la métamorphose » (p. 199). En effet, il ne s’agit pas seulement de connaître les choses mais de les agencer entre elles, d’en reconstituer l’ordre. C’est dans cette perspective que Bruno élabore le dispositif des « statues », chaque « statue » (elles sont au nombre de trente, elles-mêmes se déclinant selon trente modalités) étant une image ou une série d’images nous permettant de former un concept à partir d’une espèce sensible. Une telle gnoséologie repose sur la correspondance entre l’ordre de la nature et celui de l’âme humaine qui se trouve ainsi encore une fois affirmée par Bruno, correspondance qui légitime à son tour l’effort de l’homme pour comprendre et transformer cet ordre du monde, notamment dans sa dimension civile et politique.

13Notons dès à présent qu’à la lecture de l’analyse de S. Ansaldi la construction du système brunien apparaît comme un mouvement en spirale qui tourne autour des mêmes problématiques et des mêmes enjeux dans un processus de va-et-vient qui va cependant toujours s’approchant de plus en plus du centre. Ainsi, si les poèmes dits de Francfort, publiés en 1591, semblent nous éloigner à nouveau de la question politique pour se recentrer sur des sujets physiques, et gnoséologiques, ils n’en posent pas moins à leur tour les conditions d’un agir politique. Le Nolain y développe en effet un atomisme qui, s’il s’inspire de Lucrèce, le radicalise ; c’est l’occasion pour lui de définir les concepts de « monade » mais aussi de « minimum » et de « maximum », déjà évoqués dans les Fureurs héroïques. Ceux-ci intéressent tout particulièrement l’auteur en ce qu’ils permettent de réaffirmer la puissance de métamorphose comme variation entre deux forces inégales5 : l’équilibre en effet est incompatible avec l’idée même de mouvement. Elles réhabilitent, en d’autres termes, les notions d’« effort » et de « travail humain » chères à ce penseur de la Renaissance.

14Mais c’est surtout dans le développement d’une théorie de la magie naturelle, objet des deux derniers chapitres, que le concept de métamorphose donne tout son sens à la puissance humaine. L’ontologie de Bruno repose en effet sur l’idée que la matière vivante infinie est animée d’un « sens » interne (spiritus), expression de son désir de conservation. Dès lors, ce « “sens” dont chaque âme est douée permet en effet de présupposer une véritable “communauté” des êtres, sur lesquels il devient possible d’exercer l’action magique» (p. 266). Celle-ci se conçoit comme une activité de transformation de la nature humaine, transformation qui passe par la connaissance de l’individu sur lequel le mage veut opérer, et qui affecte autant le sujet (le mage) que l’objet (l’individu sur lequel on veut agir) :

La magie naturelle est une oeuvre de transformation de la puissance humaine, c’est-à-dire qu’elle est une forme d’action sur autrui modifiant, en même temps, l’« agent » et le « patient ». Cette transformation s’opère à travers les affects, capables à leur tour de modifier le corps. La notion d’« excès » revêt une importance particulière dans l’économie générale de l’argumentation de Bruno. Les opérations magiques relèvent en effet d’une sorte de « démesure » de la puissance humaine, qui tend par là à dépasser ses propres limites (p. 271).

15Notons que le langage humain, en ce qu’il a lui-même d’instable et d’inventif, est l’outil principal de cette pratique magique : il ne s’adresse toutefois dans ce cas qu’au domaine des passions, et non à la raison.

16C’est toutefois dans le De vinculis, probablement rédigé à partir de 1591 et resté inachevé en raison de l’arrestation de Bruno l’année suivante, que ce dernier développe plus directement la question de l’action politique et civile. Le Nolain y franchit en effet une nouvelle étape décisive en plaçant au coeur de sa théorie, non plus seulement la « loi » comme cadre de l’action, mais le « lien » comme mode d’action, ce lien que seul le mage, en vertu de sa connaissance des métamorphoses de la matière infinie et de la nature humaine en particulier, est à même de créer. Il s’agit de montrer comment on peut gouverner civilement la nature humaine à travers l’art des liens, c’est-à-dire amener celle-ci à se transformer en accord avec la métamorphose de la matière, et par là même sortir d’un monde qui s’effrite (celui de la féodalité) pour en créer un nouveau (celui de l’État moderne). La réflexion du philosophe s’ancre de fait dans la réalité de son temps, tout comme la pratique du lien s’ancre dans la temporalité de celui qui lie (le mage), de celui qui est lié (l’individu) mais aussi du moment où ce lien s’opère : Bruno rejoint ici le souci machiavélien de trouver les circonstances propices à l’agir politique. Parmi ces liens, le lien d’amour (au sens là encore de désir, d’appétit, notamment de conservation de soi) est le plus puissant : car il est temps de préciser que, si, comme nous avons voulu le souligner en retraçant ici les principales étapes de la démonstration de S. Ansaldi, la réflexion de Bruno ne s’est jamais totalement éloignée de la question politique, celle-ci est moins centrale en elle-même que comme la sphère d’affirmation de la puissance de la nature humaine, la sphère où elle peut pleinement se réinventer et se métamorphoser elle-même...

17Ainsi en restant sous le signe du perpétuel changement, d’une incessante instabilité, la politique brunienne — comme peut-être sa philosophie dans son ensemble d’ailleurs — s’est condamnée à rester dans les marges de la pensée occidentale : l’État moderne ne sera pas celui d’une société civile aux frontières mouvantes, sans cesse à redéfinir, mais celui d’un ordre stable — si ce n’est figé —, celui d’un « espace social lisse et homogène » (p. 316) où l’équilibre, avec l’appui de la raison, sera de mise. C’est, à notre sens, l’un des mérites de cet ouvrage — en plus de nous donner un accès des plus riches à la philosophie du Nolain — de rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi, qu’une autre voie — parmi d’autres — était possible.