Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Marie-France David-de Palacio

Intérieurs flamands & bataves : Huysmans/Huÿsmans (?) at home

J.‑K. Huysmans chez lui, sous la direction de Marc Smeets, Amsterdam : Rodopi, coll. « C.R.I.N. », 2009, 182 p., EAN 9789042025622 & Bulletin de la Société J.‑K. Huysmans, n° 103, 2010 : « Huysmans à Bruxelles », textes de J.‑K. Huysmans, Camille Lemonnier et Gustave Vanwelkenhuyzen annotés par Aurélia Cervoni, André Guyaux & Jan Landuydt.

1Lorsqu’en 1991 À rebours fut proposé au concours de l’agrégation de Lettres Modernes, une petite révolution s’opéra dans le Landerneau (qu’on pardonne à une Finistérienne d’adoption et de cœur), cataclysme à la fois salutaire et catastrophique, car il permit simultanément de mieux faire connaître les études sur Huÿsmans (Huysmans ? Nous verrons que Philippe Barascud nous propose son avis sur la question) en particulier et la Décadence en général, mais aussi de faire éclore des centaines d’articles, mémoires, thèses, livres fort inégaux. Depuis quelques années, la recherche huysmansienne bénéficie des talents conjugués de plusieurs chercheurs, dont Philippe Barascud, Gaël Prigent, Jean-Marie Seillan, Marc Smeets, Jérôme Solal et bien d’autres, qui ont vraiment relancé la recherche en apportant des documents inédits et en fournissant un travail de fond considérable.

2Les deux ouvrages dont je proposerai ici le compte rendu constituent un double témoignage de cette qualité des recherches et de la pensée critique. Tous deux sont d’ailleurs remarquablement cohérents, et mêmes complémentaires : ils sondent la relation de Huysmans à un imaginaire du lieu, et plus précisément du « chez soi », géographique et affectif.

3L’introduction de Marc Smeets à la livraison du CRIN nous fait découvrir d’emblée un Charles‑Georges inédit, attaché à son origine néerlandaise, neveu cher à son parrain Constant Huijsmans, demeuré proche de ses amis et parents hollandais jusqu’à la fin des années 1870. La fluctuation de ses relations avec la Hollande n’empêche pas Huysmans de conserver toute sa vie une affection pour ce pays qui, comme le montre finement M. Smeets, est idéalisé par les évocations littéraires qui lui sont associées comme par le paradis enfantin qu’il représente, un « chez soi » fantasmatique. Le recueil va envisager précisément l’ambigüité de ce « chez soi » et en traquer les diverses significations.

4Philippe Barascud a le mérite de résoudre enfin la question du tréma qu’une longue tradition éditoriale et universitaire retire à Huy(ÿ)smans, quand d’autres, tel Jean de Palacio, rappelant que Huysmans signait ses lettres avec un tréma que ses correspondants lui rendaient dans leur commerce épistolaire, préfèrent le lui restituer. Cette remarquable mise au point est menée avec érudition et finesse. Ainsi, le point de départ, le Dictionnaire des pseudonymes de Georges d’Heilly, fournit à l’auteur une entrée en matière subtile pour cette enquête. Philippe Barascud, ayant constaté le choix de l’adoption du tréma par Huysmans, est allé chercher dans les manuscrits conservés à l’Arsenal si le tréma figurait déjà dans le nom hollandais. La réponse est positive. Les premiers écrits de l’écrivain, mais également le nom du père de celui-ci, portent déjà le tréma. Dès lors, pourquoi cette disparition du signe diacritique dans la plupart des publications des romans de Huysmans, du temps même de celui-ci ? L’enquête se poursuit, toujours aussi passionnante, typographique (la matrice « ÿ » manquant le plus souvent dans les polices d’impression de l’époque), généalogique (Ph. Barascud a consulté les registres d’état-civil en Hollande), linguistique (étude des ligatures). Au terme de ce parcours, nous voici placés devant un dilemme : adopter le tréma, c’est-à-dire se fonder sur le nom véritable, ou le rejeter, si l’on choisit d’adopter le pseudonyme. En définitive, l’auteur propose de retenir le nom de plume de l’écrivain, le pseudonyme imprimé sur la majorité des couvertures : « J.‑K. Huysmans ».

5Un certain nombre d’articles reviennent sur l’influence latente sur Huysmans de son pays d’origine. Jonathan Devaux fait montre d’une grande subtilité dans son « Huysmans chez lui / Huysmans au musée : la galerie de tableaux de “La kermesse de Rubens” » et revient sur la prégnance de la peinture flamande dans l’imaginaire de l’écrivain. Partant d’un texte du Drageoir à épices, « La kermesse de Rubens », l’auteur montre comment, au-delà de la restitution d’un climat flamand au moyen d’une prose nourrie de références picturales, le texte nous dit quelque chose de ce qui a présidé à sa genèse, et de sa logique interne. Il s’agit donc d’une nouvelle enquête, qui emprunte à l’intersémiocité et ne se contente pas de suggérer des titres d’œuvres picturales ayant éventuellement présidé à l’élaboration de ce musée imaginaire textuel. La nouvelle n’est pas exclusivement dépendante de son titre. Plus riche semble donc être l’étude des divers procédés de picturalisation du texte, et c’est ce à quoi se livre J. Devaux, proposant une série d’analyses des procédés conduisant à cette saturation picturale de la nouvelle. En un second temps, l’exploration se poursuit en profondeur, en sondant les conditions d’apparition de la référence à la peinture flamande, et le supplément de sens qu’elles confèrent au texte. De façon surprenante, c’est par analogie que surgit, dans un contexte fort différent (la Picardie du xixe siècle), un type de paysage flamand représenté par les peintres du xviie siècle. Un dessein polémique est peut-être présent : cette image édénique rurale et « hygiénique » proposée par les peintres flamands s’oppose, dans le contexte contemporain, aux vices de la société parisienne. L’auteur propose aussi de lire ce texte comme une déambulation de Huysmans d’un « phare » pictural à l’autre dans une galerie de musée, en même temps que cette entrée dans le tableau pourrait être une façon de renouer avec ses origines. Cette recréation fantasmatique, alors que Huysmans n’a pas encore lui-même parcouru ces paysages, conduit à une vision idéalisée du pays forgé de toutes pièces par le medium pictural.

6Nous suivons alors Huysmans à Schiedam en compagnie d’Anthony Zielonka, « sur les traces de Sainte Lydwine ». Ce n’est plus le jeune Huysmans, mais le retraité du ministère de l’Intérieur, qui, en 1898, commence à travailler à sa Sainte Lydwine de Schiedam. Dans les souffrances physiques de Lydwine, Huysmans veut voir une expiation des péchés du monde, mais également une mission spécifiquement destinée à la Hollande. Sept ans après la sanctification de Lydwine, en 1897, Huysmans s’est rendu à Schiedam. Et c’est en 1901 que paraîtra son livre. A. Zielonka montre combien Huysmans se révèle lui-même dans cet ouvrage hagiographique, et combien la biographie de la sainte permet à l’auteur d’exprimer sa nostalgie des paysages et des coutumes de Hollande. Mais le voyage à Schiedam révèle à Huysmans un pays bien différent de celui de son enfance. En revanche, une expérience sensorielle lui restitue un pan de cette Hollande idéale : l’odeur d’une maison hollandaise, associée pour lui aussitôt aux délicieuses odeurs des plaies des mystiques…

7Après Huysmans en Hollande, c’est un Huysmans en Belgique que nous propose Estrella de la Torre Giménez, en le resituant dans un contexte fin‑de‑siècle de mise en valeur d’une identité nationale belge, accompagnée de stéréotypes, y compris dans le milieu littéraire et artistique. Elle montre que, né à Paris, Huysmans n’a cessé d’éprouver une attirance pour la Belgique, et qu’il collabora de manière active aux journaux bruxellois, au point d’être accusé par ses confrères français d’être « contaminé » par le style artiste belge, le « style coruscant ». E. de la Torre Giménez souligne l’influence des grands peintres flamands sur l’œil de l’écrivain. De nombreuses citations, très justement rapprochées et d’une grande cohérence, rappellent combien les écrivains français voyaient l’« encre flamande » pointer sous la plume française. Une bonne partie de l’article étudie la proximité amicale et les affinités littéraires (y compris dans la commune prédilection pour un style pictural) entre le Belge Théodore Hannon et Huysmans. Sont ensuite observées la relation d’admiration mutuelle entre Lemonnier et Huysmans, l’influence d’À rebours sur Arnold Goffin et celle d’À vau-l’eau sur le Rodenbach de Bruges-la-Morte.

8À ces réflexions sur l’influence du pays et la culture flamande, sont proposées de façon complémentaire des études sur l’intimité des intérieurs et le rapport que Huysmans entretient avec le sol, et de manière plus générale la nature.

9Ainsi, Patrick Bergeron, dans « Huysmans, Barrès et la mélancolie domestique », étudie une autre interprétation du « chez soi », et rapproche avec finesse les portraits de héros huysmansiens et barrésiens (tout en rappelant les divergences et antipathies existant par ailleurs entre les deux écrivains) en proie à la mélancolie du quotidien, au repli frileux sur le culte du moi, à l’incapacité de s’accommoder d’une existence domestique pourtant nécessaire lorsque le « at home » est le seul repli. L’auteur montre très bien comment chacun des deux auteurs œuvre à construire un intérieur à la fois subtil et trivial, havre de paix douillet où l’on puisse prendre ses aises, à l’abri du besoin, mais pas de l’esthétique. Pour autant, cette course au bonheur domestique se doit de rester perpétuellement insatisfaite. Comme l’écrit justement Patrick Bergeron, « supprimons cet affect contrarié, dépité, ulcéré, cette conscience spleenétique quoi qu’il arrive, et c’est tout le lyrisme de l’écœurement qui tombe ». Oasis totalement désolidarisée du vulgaire, l’espace domestique est rêvé, intellectualisé, étanche aux bruits du réel, qui sont aussi les bruits de la vie. Cette « incarcération délicieuse » (jolie expression) s’accompagne d’une solitude revendiquée, la conjugalité et la femme n’y trouvant évidemment pas leurs places, l’amitié non plus d’ailleurs, tout au plus une camaraderie, une solidarité de célibataires esthètes.

10Jérôme Solal poursuit cette réflexion sur l’imaginaire de l’intérieur propre à Huysmans. En une analyse subtile de la dialectique du dedans et du dehors, il montre que l’extériorité sans cesse repoussée retrouve toujours ses droits, y compris dans la mort, qui pourrait pourtant représenter enfin un retrait hors du monde, une mise à l’écart définitive. Mais au-delà d’une simple dialectique, J. Solal propose deux autres catégories psychologiques et spatiales : un moyen‑terme que serait le seuil, un terme‑tiers que serait l’au-delà. Le secret représente aussi une intériorité inexpugnable, une forteresse imprenable. La fin de l’article rejoint un autre aspect évoqué ailleurs dans le recueil : le rapport de Huysmans à la géographie (affective), et son affinité avec Schiedam (notons que les articles se complètent sans jamais se répéter, c’est une des forces de ce précieux volume). Passer du Paris contemporain au Schiedam médiéval permet à Huysmans de reconfigurer l’espace-temps. Surtout, J. Solal propose une interprétation très perspicace et nouvelle de l’identification entre la sainte et l’espace restreint qu’elle occupe : le grabat sur lequel elle est clouée, espace minimal, est pourtant ouvert sur l’infini des lieux que fait naître la foi. Lydwine fait enfin coïncider l’ici et l’ailleurs, elle opère « le raccordement miraculeux d’espaces a priori disjoints et contraires, l’un terrestre, privé et clos, l’autre céleste, public et illimité ». En même temps, bien qu’isolée dans l’espace de la chaumine, Lydwine communique avec l’extérieur dans la compassion avec les maux du monde. L’article s’achève avec l’évocation de l’oblature comme nouvelle étape de l’itinéraire huysmansien, retour à la dialectique dedans — dehors après la parenthèse mystique.

11Il convient alors de recomposer, avec Sylvie Thorel-Cailleteau, une définition de l’« intimisme » propre à Huysmans, en marge du naturalisme comme du baudelairisme, comme sorte de surenchère de médiocrité. Son représentant le plus talentueux est le Cyprien Tibaille d’En ménage, prisonnier de sa mansarde comme de l’espace clos de sa mélancolie. Comme d’autres contributeurs du recueil, S. Thorel-Cailleteau montre bien que le logis précautionneusement garanti contre toute intrusion de l’extérieur est aussi une « chambre mentale » où se forment des images, où les objets choisis traduisent un monde intérieur. L’intimisme de Huysmans est aussi une forme d’ironie sinistre envers la médiocrité inévitable de toute existence, et pas seulement celle du bourgeois cher à Flaubert. C’est dans Sac au dos que culmine l’association de la mélancolie et du sarcasme, mais S. Thorel-Cailleteau apporte d’autres exemples de cette écriture du petit, du dérisoire et de l’absurde. La fin de l’article propose une intéressante réflexion d’ordre poétique sur le rapport entre ces évocations parfois comiques de misères minuscules et le recours à une « poésie prosaïque ».

12Cet intérêt pour le « chez soi », dont fait preuve Hyusmans, doit aussi être interrogé de manière critique, en en précisant les soubassements politiques ou idéologiques.

13Jean‑Marie Seillan commence par interroger la locution « chez lui », pour la définir comme la citoyenneté toute imaginaire de Huysmans avec ces Hollandais dont il se sentait proche de cœur sans les connaître vraiment, « chez lui signifiant parmi ceux qu’il imaginait être les siens ». Se pose alors la question de l’existence d’un « racialisme » huysmansien (terme très précisément défini par l’auteur) ? Plusieurs éléments le prouvent. J.‑M. Seillan en expose tout d’abord les sources. Si Huysmans n’a lu aucun des théoriciens français de la race, il a pu en prendre connaissance de trois façons : par l’intermédiaire de Drumont, l’anti-maçonnisme ecclésiastique, ou encore un antiméridionalisme exacerbé. Ce racialisme se révèle aussi dans la manière dont Huysmans envisage la religiosité méridionale ou orientale, nécessairement suspecte. Même l’histoire de l’art est affectée par ce racialisme opposant notamment un Nord et Sud fantasmatiques. La présence de la topique ethniciste culturelle se décèle également dans l’iconographie biblique ; judaïsme et protestantisme font semblablement les frais de ces hiérarchisations intempestives. J.‑M. Seillan a raison de rappeler qu’en associant le génie d’un peuple à son terroir, Huysmans s’inscrit au terme d’une tradition folkloriste romantique. L’auteur nuance également l’intensification du racialisme de Huysmans après sa conversion. Bien compris par Huysmans dans son acception étymologique d’« universalité », le catholicisme a réussi à gommer, ponctuellement, les aspects trop contondants de cette tendance (en témoigne l’ouverture de La Cathédrale).

14Clôturant le volume, Per Buvik considère sous un angle nouveau la fameuse assertion « la nature a fait son temps » d’À rebours. Son étude, sensible et nuancée, va au-delà de l’opposition tranchée que l’on a l’habitude d’y voir, entre une nature dépassée et un culte de l’artifice valorisé. Il rappelle qu’en contexte Huysmans attribue cette impression « aux raffinés », ce qui ne l’empêche aucunement, à titre personnel, de croire en une nature authentique, antérieure à la nature dénaturée et corrompue. Deux lectures des années 1980 sont alors confrontées, celles de Françoise Gaillard et de Christian Berg. L’auteur prend nettement parti en faveur du second, d’une façon que l’on peut juger un peu sévère envers Françoise Gaillard. Mais il est vrai que la thèse de Christian Berg, à laquelle souscrit P. Buvik, est intéressante : s’il y a opposition entre nature et artifice, cela n’exclut pas chez Huysmans une forme de nostalgie de la nature, une nature saine et idéalement opposée aux corruptions et dénaturations. Des Esseintes tenterait précisément, devant la disparition de cette nature idéale, de la reconstituer artificiellement. Et sa quête déboucherait sur un échec, l’échec de conception d’une antiphysis capable d’être à la hauteur de cette nature que rien ne peut détrôner. Le parti-pris de refus d’une interprétation pourtant communément admise, celle d’une esthétique anti-naturelle chez Huysmans, s’illustre alors par un exemple, celui de la Bièvre. À ses éventuels détracteurs, et aux partisans de la thèse de la supériorité de l’artifice, qui allèguent l’admiration de Huysmans devant la Bièvre pourtant considérée comme « débile et navrée », et opposée aux ennuyeuses délices bucoliques, P. Buvik oppose sa démonstration, étayée par plusieurs textes de Huysmans sur cette même Bièvre. Il vise à prouver que le constat de Huysmans n’exclut pas une nostalgie d’une rivière que l’on pourrait qualifier de pré-lapsaire, vestige d’une nature préservée, édénique, d’avant l’industrialisation.

15On reprochera à l’article de Maarten van Buuren, « Joris-Karl Huysmans et le tempérament d’artiste », passionnant pour qui s’intéresse à la survie inattendue de la théorie des humeurs au xixe siècle, de n’en venir que fort tard au sujet du recueil, et de n’y consacrer, en réalité, qu’un tiers de l’article. On regrettera également une scorie, même si elle est assez amusante dans sa transposition involontaire du domaine humoral au domaine religieux : « avoir une foi très large », p. 83, pour « avoir le foie très large » (?). Cela dit, l’étude révèle que la typologie des tempéraments se focalise essentiellement, à la fin du siècle, sur les sanguins et les nerveux. À cette date tardive, la conception de l’homme sain est encore celle d’un bon équilibre entre le sang et les nerfs. L’auteur montre l’influence des théories médicales de l’époque sur l’évocation de la névrose chez Huysmans, et, surtout, le regard scientifique que pose Huysmans sur les tableaux lorsqu’il explique telle manière picturale par l’ophtalmie.

16Complémentaire du recueil précédent, le numéro « Huysmans à Bruxelles » du célèbre Bulletin emporte l’adhésion par sa cohérence, son érudition toujours limpide, la richesse de sa documentation. On apprécie également la présence de photographies d’époque illustrant les lieux décrits par Huÿsmans, ainsi que les reproductions des tableaux évoqués.

17L’avant-propos d’André Guyaux précise les raisons pour lesquelles la Belgique joue un rôle important dans l’itinéraire de Huysmans. Il arrive, en effet, à Bruxelles en 1876 pour trouver un éditeur pour Marthe, histoire d’une fille. A. Guyaux résume ce que Huysmans a vu de Bruxelles, et les modalités de sa collaboration à l’aventure littéraire et éditoriale belge. C’est surtout avec Camille Lemonnier et Théodore Hannon que Huysmans noue des relations étroites, dont témoigne d’ailleurs la correspondance.

18Le Bulletin propose ensuite un article de Huysmans, « L’Exposition du Cercle artistique de Bruxelles » (paru dans Le Musée des deux mondes du 1er septembre 1876), où l’on est frappé de voir Huysmans admirer portraits et natures mortes. En 1876, comme le rappelle A. Guyaux, Huysmans en est à ses débuts. Portrait d’une « vigueur toute magistrale », « étonnante toile », joliesse de portraits de jeunes filles : la neutralité du ton et de l’appréciation surprennent. Une personnalité se dessine néanmoins à la fin de l’article, condamnant la maladresse d’un tableau de Georges Wilsonn, un joueur d’orgue aux jambes énormes, qu’on croirait « gonflées et tuméfiées par un épouvantable éléphantiasis », admirant des buveurs de Ringel, « dont les nez s’épanouissent sur leurs faces crevassées comme deux roses rouges dans un terrain de rocaille et d’ocre ». Le Huysmans que l’on apprécie le plus…

19Les notes, très détaillées, apportent de précieux compléments monographiques, par exemple sur Périclès Pantazis, peintre grec installé à Bruxelles (note 18, p. 11). Autre intérêt : l’article est suivi de la notice du catalogue de l’exposition, ainsi que de deux comptes rendus de l’exposition par Camille Lemonnier. Judicieuse idée que ce rapprochement, qui fait ressortir ressemblances et différences dans les appréciations portées sur les mêmes œuvres (voir également à ce sujet la comparaison faite par Estrella de la Torre Giménez dans Huysmans chez lui). Ainsi, les toiles de Jules Ragot enthousiasment les deux écrivains, au bénéfice de Lemonnier, dont la description des pivoines et azalées est plus nuancée que le « superbement enlevées » de Huysmans (bien que Lemonnier évoque des fleurs d’un « magnifique emmêlement », abusant lui aussi de l’hyperbole…). Soulignons d’ailleurs, dans le compte rendu de Lemonnier paru dans La Critique des arts et de la curiosité du 29 juin 1876, une riche évocation d’une querelle des Anciens et des Modernes d’un nouveau genre, ces derniers mettant « la palpitation d’un sang jeune dans la flamanderie sur le point de s’étioler », et un éreintement enlevé des « tons laiteux et de la pratique farineuse » dont la mode aurait été lancée par Théodore Baron. « Le farineux est une étape, actuellement, comme le noir l’était jadis ; dégoûtés de peindre dans de la suie, les peintres ont rêvé de peindre dans de la bouillie blanche », constate-t-il plaisamment.

20Le Bulletin reproduit un deuxième article de Huysmans, paru initialement dans La République des lettres le 23 octobre 1876 : « La Grande Place de Bruxelles » est un magnifique exemple de prose à mi-chemin entre souci naturaliste et style artiste, tables qui « gluaient », « caves qui béaient, » , symphonies de couleurs et d’odeurs, tournure « c’était » (« c’était, au dehors, des chiens attelés […] c’étaient des marchands de beignets »), style en cascade (« on s’interpellait par la fenêtre, on gueulait à tue-tête […] on s’empiffrait des couques de Dinant, on se gavait de pistolets au beurre, on pignochait des biscottes, on suçait la bouillie verte des entrailles des crabes, on bâfrait des gaufrettes sèches, [etc.] » : une orgie de nourriture et de mots, un verbe dont les richesses se font aussi grasses que la nature flamande de l’objet décrit, mais qui laisse poindre, derrière la truculence naturaliste, des motifs décadents plus inquiétants, notamment un sabbat de vieilles sorcières attendant la fin du crépuscule pour enfourcher leurs balais.

21Autre témoignage, le « Carnet d’un voyageur à Bruxelles », paru dans Le Musée des deux mondes le 15 novembre 1876, rapporte de manière très vivante l’arrivée de l’écrivain dans la capitale, sa découverte des différents quartiers de la ville, et, au gré de l’inclémence du temps, sa visite des musées. Occasion d’évoquer la folie des toiles de Wiertz, ou celle d’un Breughel du Musée royal. Tout l’art de Huysmans consistant à décrire avec la même richesse lexicale la maison des Brasseurs ou tel tableau d’un paysagiste hollandais du xviie siècle.

22Avec un beau souci de cohérence et d’harmonie, les auteurs de ce Bulletin proposent ensuite un article de Huysmans sur Lemonnier (L’Artiste, 4 Août 1878). On y découvre un Huysmans bon connaisseur de littératures étrangères, évoquant Dickens, Thackeray, Freytag ou Gogol. Déjà sensible aux précieuses distillations, il considère que « la vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier ». Les appréciations portées par Huysmans sur les œuvres de son confrère sont judicieusement rapprochées, dans les notes, avec la correspondance à Lemonnier.

23De même, quelle bonne idée que de faire suivre cet article d’un témoignage de Lemonnier sur Huysmans (paru dans La Chronique en 1912) ! Croqué en quelques traits incisifs, « mince, fluet, amer, une grosse tête sur un petit corps, les cheveux en brosse, un pli dégoûté aux joues derrière sa moustache de chat, l’œil gastralgique de M. Folantin », d’une « gaîté noire et pince-sans-rire de clown anglais », Huysmans nous est présenté s’émerveillant devant les Rubens du musée, ce que le « Carnet d’un voyageur à Bruxelles » nous avait précédemment révélé.

24Enfin, le chapitre de Gustave Vanwelkenhuyzen sur le « Premier séjour [de Huysmans] à Bruxelles », dans son ouvrage sur Huysmans et la Belgique (Mercure de France, 1935), consacre cette harmonie d’ensemble en faisant la synthèse des divers documents relatifs à ce voyage de Huysmans, dont la plupart figurent dans le Bulletin. Vanwelkenhuyzen souligne le point de vue acerbe du touriste Huysmans, décidé à observer sans indulgence la vie bruxelloise, témoignant aussi bien, sinon plus, de ses déceptions, que de ses admirations. Il est intéressant de noter ce que Vanwelkenhuyzen retient des témoignages de Huysmans (qui nous ont été précédemment exposés dans le Bulletin), et le portrait qu’il tend ainsi à esquisser d’un véritable personnage huysmansien, insatisfait et mélancolique, décrivant sans aménité « la plus sombrement ennuyeuse des villes ».