Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Jacques-Louis Lantoine

Vauvenargues philosophe : pour une métaphysique de la liberté vraie

Laurent Bove, Vauvenargues ou le séditieux. Entre Pascal et Spinoza. Pour une philosophie de la seconde nature, Paris : Honoré Champion, coll. "Libre pensée et littérature clandestine", 2010, 336 p., EAN 9782745320858.

1L’œuvre de Vauvenargues apparaît, dans le champ intellectuel et littéraire, comme celle d’un moraliste certes non dénué de talent, mais qui reste cependant un auteur mineur. Ce pourquoi beaucoup ne l’ont d’ailleurs pas lu. Quant à ceux qui l’ont fait, leur jugement peut trouver sa raison d’être dans différents facteurs que Laurent Bove, dans Vauvenargues ou le séditieux, s’attache à dégager au début de son ouvrage. Véritable enquête philologique, on comprend dans cette introduction passionnante que l’essentiel de la pensée vauvenarguienne a échappé à ses lecteurs pour des raisons qui tiennent autant aux préjugés des éditeurs successifs qu’à des malentendus parfois entretenus par Vauvenargues lui‑même, celui‑ci faisant en effet preuve de prudence dans le choix des textes à publier, et cherchant toujours à masquer son nécessitarisme1 et ses positions métaphysiques. Ainsi, des textes fondamentaux comme le Discours sur la liberté ou le Traité sur le libre arbitre n’ont été publiés qu’en 1806, et par un éditeur qui n’aura pas choisi les versions du texte les plus radicales…2 Gilbert, qui publiera à nouveau ces textes en 1857, croit pouvoir prévenir, dans l’ « Avertissement », que ces textes sont contradictoires avec le reste de l’œuvre, folies de jeunesse qui seront d’après lui abandonnées ! C’est donc cet essentiel de la pensée vauvenarguienne qui a longtemps échappé à ses lecteurs que L. Bove s’efforce de dégager après ce travail philologique, transformant radicalement l’image de Vauvenargues3 : d’un moraliste estimable, celui‑ci devient en effet philosophe doté d’une métaphysique qui le conduit, tant sur le plan éthique que politique, à soutenir des positions séditieuses.

Vauvenargues, métaphysicien spinoziste

2C’est bien, dans un premier temps, de métaphysique ou d’ontologie qu’il s’agit dans cet ouvrage. L’idée est ici, comme le sous‑titre l’indique, Entre Pascal et Spinoza. Pour une philosophie de la seconde nature, de situer et d’identifier la pensée de Vauvenargues dans son rapport, implicite ou explicite, actuel ou virtuel, à des philosophes, afin de montrer la cohérence et la profondeur de sa réflexion éthique et politique, qui ne se réduit pas à celle d’un moraliste. Selon L. Bove, cette réflexion éthique et politique ne prend en effet tout son sens que dans et par un système conceptuel articulé à partir de l’affirmation, spinoziste dans son inspiration4, d’une Nature ou d’un Dieu comme puissance productive absolument infinie et immanente. Une telle thèse conduit à considérer qu’ignorer et/ou refouler ces soubassements métaphysiques ne peut que produire une méconnaissance totale de l’œuvre. Il faut donc réapprendre à lire Vauvenargues, au travers notamment de la pensée de Spinoza, que L. Bove connaît particulièrement bien puisqu’il est un éminent spécialiste du philosophe hollandais5. Finalement, ce livre semble écrit à deux, le commentateur réécrivant une part de l’œuvre restée trop longtemps inaperçue, le commenté constituant un spinozisme nouveau et original, teinté certes de thèmes pascaliens, mais surtout animé d’une sorte d’héroïsme impétueux propre à l’écrivain provençal.

3Qu’en est-il précisément de cette métaphysique au fondement même des maximes et réflexions du moraliste ? Vauvenargues écrit :

Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action. De là la communication et l’alliance de tous les êtres. De là l’unité et l’harmonie dans l’univers. Cependant,  cette loi de la nature si féconde nous trouvons que c’est un vice dans l’homme. Et parce qu’il est obligé d’y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu’il est hors de sa place6.

4Cette affirmation, « décisive » selon L. Bove, ne doit pas être comprise dans un sens mystique (ce qui est arrivé), encore moins poétique, mais dans le sens d’une ontologie dynamique qui identifie l’être avec la puissance, la puissance avec l’action, et soutient une nécessité immanente de la productivité de la nature, productivité qui s’accomplit en et par7 l’homme notamment. « L’unité et l’harmonie » ne doivent pas davantage être conçues à l’aune d’une perspective téléologique (et forcément théologique) lisant dans l’univers la marque d’un ordre divin transcendant. On pourrait dire qu’il ne s’agit pas pour Vauvenargues de penser un univers apparemment contradictoire réconcilié dans l’optique de la grâce ou de la bonté divine, mais d’une conciliation du multiple qui trouve son unité dans sa dépendance à l’égard de ce qu’on appellera, comme on voudra, Dieu ou la Nature. L’unité et l’harmonie sont à entendre en un sens si peu téléologique, que Vauvenargues n’hésite pas à parler parfois de hasard plutôt que de nécessité8. L’ontologie vauvenarguienne est donc au plus loin d’une théologie chrétienne, le Dieu du philosophe provençal n’ayant pas grand chose à voir avec celui, par exemple, de Pascal. En effet, par-delà l’influence du penseur janséniste, souvent cité par Vauvenargues (au contraire de Spinoza, auquel il est fait une seule fois allusion dans son œuvre) et réellement admiré, s’énonce une philosophie de l’affirmation de la vie qui transformera radicalement, nous en reparlerons, le sens des concepts pascaliens mobilisés. Selon Vauvenargues, « Pascal sest trompe dans son sistème » (sic) en ce qu’il se fonde sur « bien des principes faux »9.

5Cette métaphysique authentiquement spinoziste ne se révèle jamais aussi bien que dans les œuvres de Vauvenargues portant sur la question ô combien délicate du libre arbitre, question dont on a longtemps, nous l’avons dit, ignoré ou refoulé l’importance ou la signification. L. Bove montre de façon extrêmement convaincante le caractère central de ces textes que sont le Discours sur la liberté et le Traité sur le libre arbitre10, traité où se trouve défendue la thèse d’une « dépendance totale et continue » de l’homme à l’égard de Dieu qui n’est jamais que puissance de production de la nature (et non pouvoir créateur) selon des lois immanentes. Dépendance ne signifie en rien fatalisme ou destin, en ce que cette nécessité des lois de la nature passe, encore une fois, « dans et par » l’action humaine, de façon absolument immanente. Contre le libre arbitre, qui rendrait incompréhensible la puissance du désir et de la volonté, et ferait de l’homme un « empire dans un empire » selon l’expression de Spinoza11, Vauvenargues voit dans la libre nécessité le plus haut degré possible de liberté : être libre, c’est d’abord agir et penser d’après les seules lois de notre nature, « par nous-mêmes » si l’on veut, c’est-à-dire indépendamment des contraintes extérieures, selon une « causalité intrinsèque ou causalité propre de l’être qui se déploie singulièrement selon l’affirmation même de Dieu »12. Il ne s’agit nullement ici d’un fatalisme ou d’une prédestination qui gouvernerait de l’extérieur les âmes et les corps.

6On dira que cette liberté comme libre nécessité est déprimante et immorale, déprimante en ce qu’elle annulerait la faculté de choisir de l’homme, immorale en ce qu’elle ruinerait toute légitimité du jugement. Pour ce qui concerne la première difficulté, Vauvenargues répond, non sans humour comme le remarque L. Bove : « La nécessité nous délivre de l’embarras du choix »13, et restaure ainsi « l’innocence du devenir », pour reprendre une expression de Nietzsche. La seconde difficulté trouve ici‑même sa solution : cette innocence restaurée autorise en effet une disposition hautement morale : « L’humanité, cette belle vertu qui pardonne tout, parce qu’elle voit tout en grand »14. Spinoza l’avait déjà montré : la nécessité, loin d’annuler toute morale, délivre celle-ci de tout moralisme, c’est-à-dire de la haine, de la culpabilité et du ressentiment, ainsi que de la croyance au mal, au profit d’une compréhension de l’homme et de ses actions, compréhension qui conduit à une certaine sérénité de l’âme. Mais c’est alors à une toute nouvelle conception de la vertu que nous conduit la métaphysique vauvenarguienne, qui d’abord restaure les droits du corps et des désirs, et refuse tout devoir être extérieur à l’être et censé normer celui-ci par des impératifs, impératifs tournés contre ce que Vauvenargues appelle la « force active » ou « puissance d’agir »15. La morale entendue comme système du jugement s’institue, dans sa haine des passions et de la vie, comme « tyran des faibles » et appauvrissement de la force vitale, non seulement du corps, mais aussi de l’âme : «  Le corps ne souffre jamais seul des austérités de l’esprit ; l’âme s’endurcit avec le corps »16.

Le philosophe moraliste contre la « moraline » philosophique

7C’est donc une réinvention de la vertu, fondée sur une métaphysique de la puissance, que L. Bove lit dans l’œuvre de celui qui n’est plus seulement un moraliste, mais un authentique philosophe. Mais c’est sur ce point que se marque une première différence avec le spinozisme. En effet, si, à l’instar de Spinoza, la vertu est identifiée à l’affirmation de la puissance d’agir et de penser et est ainsi ramenée à sa stricte unité avec le déploiement plein et entier de son être, Vauvenargues semble parfois accorder davantage de vertu à l’action rayonnante et glorieuse, parfois même à la passion de domination, qu’à la seule connaissance rationnelle de ses affects. L. Bove remarque que sur ce point, Vauvenargues « relie, selon l’affirmation de ses propres forces et par-dessus l’esprit d’un siècle que notre moraliste jugeait aussi frivole que suffisant, les deux philosophies les plus bouleversantes dont l’esprit humain ait été capable », entendons celles de Spinoza et de Nietzsche17. Certaines affirmations font ainsi pencher le « moraliste » du côté non plus seulement d’une éthique de la puissance, mais aussi du côté d’un certain immoralisme. Cependant, si Vauvenargues énonce une certaine primauté du sentiment sur la raison démonstrative, et voit une possible indépendance, selon les circonstances, entre la vertu et la vérité (ce qui le démarque de Spinoza et explique qu’il puisse penser une « grandeur d’âme » dans des actions non seulement séditieuses, mais aussi criminelles18), Bove soutient que seule la filiation spinoziste permet de résoudre l’apparente contradiction entre un certain nietzschéisme souvent remarqué par les commentateurs du xxe siècle, et une pensée de la vertu comme bonté et humanité19.

8En effet, l’héroïsme vauvenarguien, son goût pour l’action, le conduit à soutenir dans certains textes le caractère vertueux de l’ambition de domination, au plus loin semble-t-il de ce que l’on appelle la vertu : « La vertu combat. S’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix »20. En effet, agir vertueusement peut s’identifier, pour Vauvenargues, à « travailler pour la gloire » et affirmer notre puissance « aussi loin qu’on peut », et il s’agit là de s’étendre, par la gloire, en dehors de nous, par le déploiement notre action21. Cependant, L. Bove remarque : « on ne saurait s’affirmer et s’étendre sans se traverser »22 ; appeler cela « vertu » n’est pas sans poser quelques difficultés. Mais ce serait, selon l’auteur, un contresens que d’identifier sans autre forme de procès, comme nous l’avons fait, ambition de gloire et ambition de domination, et c’est ce que la filiation spinoziste permet de penser. En effet, tandis que l’ambition de gloire ne nous conduit qu’à l’expansion de notre être dans le réel, par la production même du réel (dans l’action, la création), sans autre fin que la causalité propre de notre nature ; l’ambition de domination est, quant à elle, un effet second et non nécessaire, quand l’amour de soi se mue en amour-propre, et que notre gloire passe par la conquête de la conscience d’autrui. Ce n’est que parce que Vauvenargues insiste davantage sur la vertu historique et concrète, qu’il tend souvent à identifier vertu et affirmation de soi par la force ou l’éclat. Et c’est surtout sous l’effet des « circonstances » qui font « obstacle à l’exercice de la puissance d’agir » que naît le désir de subjuguer et de conquérir. C’est alors que la « grandeur d’âme » peut se manifester dans des vices plutôt que dans des vertus, mais cela est, dira Vauvenargues, « nécessaire »23, notamment quand la vraie vertu n’est pas reconnue à sa juste valeur. Le spinozisme de Vauvenargues permet donc à l’auteur de résoudre l’apparente contradiction relevée jusqu’alors dans l’œuvre du moraliste provençal.

9Reste que c’est un spinozisme original ; et L. Bove ne se garde pas de souligner les séditions que fait l’auteur de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, à l’égard de la pensée du philosophe hollandais. Vauvenargues réalise une philosophie au croisement de Spinoza donc, mais aussi de Locke dont il reprend notamment le concept d’inquiétude (ainsi que celui de « puissance d’agir », que Vauvenargues ne peut pas tenir, selon l’auteur, du spinozisme exposé dans l’ouvrage de Boulainvilliers), et de Pascal, dont il reprend les réflexions sur la condition misérable de l’homme. Mais c’est là qu’on comprend ce qu’est un philosophe selon Vauvenargues : ce n’est pas quelqu’un qui invente quelque chose de nouveau, mais bien quelqu’un qui concilie, selon sa nature singulière, la multiplicité des vérités déposées dans le temps et l’espace24. En effet, si Vauvenargues est profondément affecté par le sentiment de la finitude de l’homme et de sa misère, du vide et de l’imperfection qui le constitue, sentiment absent d’une perspective spinoziste, ce sentiment n’est pas source de nostalgie d’un état de repos perdu, et n’est pas un affect affligeant s’originant dans la chute adamique. Au contraire, il relance l’activité comme résistance à la fortune, et ne fait qu’un avec l’élan vers toujours plus de joie du conatus : « Loin donc de nous faire perdre le sentiment de nos forces, le sentiment de notre finitude, naturellement, le rappelle, l’aiguillonne, l’augmente »25, et ce parce que « le sentiment de nos misères nous pousse à sortir de nous-mêmes et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous porte par l’espérance »26. Le désir n’est ainsi nulle part animé par un manque à être qui travaillerait vainement à se rendre infini et à atteindre un repos dont nous serions la nostalgie ; au fond, le tragique de la condition humaine et de ses contrariétés, souligné par Pascal, est dépassé vers ce que nous appellerons, faute de mieux, un drame de l’existence, drame qui n’a rien de triste mais est pleinement action. Conciliation donc des contrariétés, tant sur le plan théorique de l’histoire de la philosophie que sur le plan pratique du désir, qui s’exprime dans ce commentaire de L. Bove : « Pour Vauvenargues, c’est le “divertissement” qui est le vrai »27. C’est dire en effet qu’il n’y a qu’un monde et qu’une nature humaine, la seconde dans la perspective de Pascal, perspective qui se trouve ainsi rabattue sur le seul plan d’immanence de la nature : on a bien là un spinozisme aux teintes pascaliennes.

10La suppression de toute référence à une quelconque transcendance conduit à considérer que la vertu n’est jamais que ce que l’on peut, et non pas ce que l’on doit. Reste que, bien souvent, ce que l’on peut est contrarié, notamment par ceux qui nous disent ce que l’on doit. C’est ici qu’apparaît la nécessité de la sédition. L’ambition de gloire, déploiement du conatus, est aussi effort de résistance à ce qui empêche le déploiement de la vertu singulière, à savoir la raison et la morale abstraites du philosophe ou du théologien, mais aussi la domination des riches ou de l’État. Alors que Pascal, auquel Vauvenargues doit par ailleurs beaucoup jusque dans le domaine de la philosophie politique, maintient une distinction théorique entre la justice et la force, le monde de la seconde nature gardant toujours les traces de la première nature, l’auteur du Discours sur l’inégalité des richesses affirme quant à lui l’identité radicale droit — puissance, identité assise sur une métaphysique de l’univocité de la nature et sur une absence de transcendance. Aussi, c’est jusque dans la philosophie politique que, « sous le discours d’apparence augustinienne, pointe la matrice ontologique d’une théorie de la positivité du fini et la subversion immanentiste »28.

Une philosophie politique de la sédition

11Vauvenargues s’inscrit dans cette lignée de penseurs qui va de Machiavel à Marx en passant par Pascal et Spinoza, qui tous refusent la représentation juridique du pouvoir et la théorie artificialiste du contrat. La raison et le droit comme principes de détermination de systèmes idéaux de gouvernement sont écartés, au profit d’une attention donnée aux mécanismes réels de production et de reproduction du pouvoir historique et concret. Aussi L. Bove relève‑t‑il les emprunts que fait le moraliste à la théorie pascalienne de la pratique politique, qui met au centre de cette pratique la force, la coutume et l’intérêt, et parle en terme de légitimation, non de légitimité. Ce n’est pas un des moindres apports de l’ouvrage que de souligner l’importance que revêt l’œuvre de Boulainvilliers, dont l’ouvrage d’histoire l’État de la France a joué un rôle crucial pour le jeune Vauvenargues : celui-ci peut en effet y lire une histoire politique où sont mobilisés en acte les principes de Machiavel, Pascal et Spinoza. Mais L. Bove remarque encore son originalité vis‑à‑vis de Boulainvilliers et de Pascal, en ce qu’il ne s’inscrit pas dans une perspective conservatrice qui verrait dans la paix la fin ultime et, au fond, le seul garant de la légitimité29.

12La philosophie de la puissance est aussi une philosophie qui affirme la positivité de la puissance, l’affirmation de l’action contre le caractère attristant et mortifère du repos : « la guerre n’est pas si onéreuse que la servitude »30. Elle vaut donc mieux que la paix, si du moins on entend dans la paix le repos du désir et l’extinction de l’ambition de gloire. Ce sont les rapports de force, la guerre, les passions et les intérêts (mais surtout les passions) qui font la dynamique de l’histoire et de la culture, qui n’est jamais que l’effet de la dynamique même de la nature : « La nature nous pousse à sortir de la nature comme l’impétuosité d’une rivière rompt ses digues et la fait sortir de son lit »31. Si cette sentence peut concerner au premier chef les productions de l’art, il faut aussi considérer que la nature, par le biais des passions, notamment de gloire, impose parfois de sortir de l’ordre politique et économique établi qui, étant établi, fonctionne comme nature. On retrouve ici la tonalité propre à la philosophie de Vauvenargues, d’inspiration spinoziste, et au plus loin du conservatisme pascalien.

13Certes, Vauvenargues n’est pas un penseur révolutionnaire, si l’on entend par là un utopiste nihiliste qui ne croit qu’en des cités idéales, et ne cesse de maugréer contre la réalité historique. Au contraire, et ce n’est paradoxal qu’en apparence, le philosophe s’attache, à l’instar de Machiavel, à la vérité effective, ce qui le conduit même à chercher son modèle historique jusque dans la personne du roi Louis XI. C’est à cette occasion que L. Bove relève un concept tout à fait intéressant et original pour penser la réalité politique : c’est le concept de « familiarité ». Vauvenargues voit en effet en Louis XI un prince « populaire et accessible » qui, par son commerce régulier et familier avec des gens de toutes conditions, connaissait particulièrement bien les qualités de ses sujets, et pouvait les mobiliser à bon escient, dans une conciliation du multiple qui fait l’unité et la persévérance, autrement dit la vertu, de l’État. La durée de l’État est assurée moins par une Raison d’État, une science de l’État ou une politique de l’intérêt, que par la familiarité que l’âme de l’État entretient avec la diversité du multiple. La théorie de l’institution politique se trouve ainsi en cohérence avec l’éthique, toutes deux étant fondées sur une même métaphysique : en effet, la familiarité est la « génération en acte d’une rationalité stratégique et prudentielle de l’État, dans et par l’activité d’une âme Louis XI qui est la puissance d’agir de l’Etat continuellement régénérée par l’intégration immanente et inventive de la puissance de tous »32.  Vauvenargues va jusqu’à voir dans ces vrais politiques des modèles pour les philosophes33 qui, nous l’avons dit, feraient mieux de concilier que d’inventer, et de se familiariser plutôt que de raisonner abstraitement. Le vrai philosophe, comme le vrai politique, est celui qui se fait immanent à la dynamique plurielle et productive du réel, car « La vérité court les rues »34. Par son goût pour l’universel, le philosophe a trop tendance à ignorer les singularités, les multiplicités, et en vient bien souvent à justifier l’injustifiable, raisonnant sans sentir. Au contraire, Vauvenargues place au cœur de la pratique philosophique le sentiment, qui n’est pas l’irrationnel, mais est raison et amour naturels qui permettent à l’esprit de se faire immanent à la réalité35.

14Ainsi, et c’est là un exemple privilégié, l’expérience de la pauvreté sera un moteur pour la pensée vauvenarguienne, au plus loin d’une raison théorique occupée à trouver des raisons à ce qui n’en a pas. La sensibilité du philosophe séditieux à la misère le conduit à voir dans les inégalités une barbarie comparable à celle des sacrifices humains aux divinités païennes36. L’exploitation et la violence se sont peut-être euphémisées, elles n’en sont pas moins cruelles et injustes, et appellent un désir (naturel) de résistance et d’affirmation de sa liberté. Vauvenargues va alors se faire penseur du mouvement ou du désir révolutionnaire, réel et concret, autrement dit, séditieux. Ainsi, après avoir souligné que selon Vauvenargues « la raison de l’économie politique enseigne qu’on ne peut quasiment rien toucher à l’ordre établi », dans un discours étonnamment proche de nos experts économistes actuels, Bove s’empresse d’ajouter : « on ne peut pas non plus s’opposer à l’espoir et à la volonté des hommes de modifier leur vie » ; et de citer les Fragments sur Montaigne : « on ne peut empêcher les hommes d’innover, parce qu’on ne peut les empêcher d’aimer la gloire et le changement ni leur ravir l’espérance d’améliorer leur condition ». La même nécessité qui veut que la puissance soit toujours en acte fait qu’il y a persévérance dans son être, que cela implique la perpétuation de l’ordre établi ou sa subversion : « le changement est dans l’ordre »37, ou, comme l’écrit Vauvenargues dans les Caractères : « Le changement est la loi des hommes comme le mouvement est la loi de la terre »38.

15Et c’est sur ce point que vont se révéler les conséquences subversives de l’ontologie dynamique du moraliste, spinozisme teinté d’héroïsme dramatique. L’absence de passion des hommes dits « raisonnables » et « vertueux » qui se donne en spectacle dans les allées principales du jardin du Luxembourg n’a pas la faveur de Vauvenargues :

16Tandis que dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères, des femmes que la loi de la nécessité condamne à l’opprobre, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité. Il me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés, mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie séditieuse »39.

17Nulle part peut-être l’apport de l’ouvrage de L. Bove ne se révèle autant qu’à la lecture d’un tel texte. On ne peut plus le lire sans songer à sa dimension philosophique, tant éthique que politique, fondée sur des principes métaphysiques forts. Tout y est : la valeur des passions, la redéfinition de la vertu comme ambition de gloire, seulement empêchée par des circonstances extérieures40, le sentiment de la misère et de la finitude, conciliée à un certain plaisir et à un effort pour résister et s’affranchir ; mais aussi l’âme du philosophe, vrai politique, qui se fait le familier de ces séditieux, et les concilie, chacun pris dans sa singularité, dans une unité du mouvement dynamique des passions. Et Vauvenargues, qui se plaît en la compagnie des séditieux, se voit lui-même en séditieux. Nulle contradiction, encore une fois, entre son goût pour l’armée (il était militaire), ses efforts soutenus pour avoir un poste dans la diplomatie, et son goût pour la subversion. Vauvenargues est l’exemple même de cette conciliation de ce qui n’est qu’en apparence contradictoire, conciliation explicable uniquement à partir de cette ontologie à laquelle nous n’avons de cesse de renvoyer, conformément à ce que nous montre Bove. C’est donc sous le signe de Clodius, le célèbre tribun romain, que l’on qualifierait certainement aujourd’hui de populiste, que le moraliste s’inscrit dans un mouvement de sédition : dans les Essais sur quelques caractères, il enseigne ainsi

qu’il faut que tout change, que rien n’est stable, que le mouvement est une fatalité invincible ; que les opinions, et les mœurs qui dépendent des opinions, les hommes en place, et les lois qui dépendent des hommes en place, les bornes des États et leur puissance, l’intérêt des États voisins, tout varie nécessairement : or, il est impossible qu’un État où tout varie, et qui voit tout varier autour de lui, ne change pas à son tour de gouvernement41.

18L. Bove souligne que la sédition doit être pensée comme affirmation de la liberté, c’est-à-dire de la puissance, conatus qui résiste à ce qui l’écrase et se déploie dans l’ambition de gloire, voire de domination. C’est encore une fois le caractère affirmatif de la philosophie de Vauvenargues qui fait voir, même dans le soulèvement contre l’ordre établi, la pleine activité de la vertu. Quand l’amour de soi se voit malmené par des circonstances extérieures, le droit étant identique à la puissance, on peut défendre un droit à la sédition, ou plutôt, un droit de sédition. C’est dans la révolte que se reconstitue le « conatus politique »42.

19Conformément à son modèle Clodius, Vauvenargues articule « sa propre sédition intellectuelle et affective, à celle, sociale, qui sourd pratiquement dans le réel des « allées détournées » de la modernité »43, se faisant le familier et le conciliateur des misérables et des asservis : si « Le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches »44, il ne s’agit pas de compatir tristement à leur sort, mais bien de prêter attention à la riche diversité qui constitue ce qu’il convient d’appeler le peuple : « Par un véritable déplacement ontologique et historique, la misère est devenue le lieu intense de l’être vivant multiple, écrasé, dispersé, éclaté, mais aussi puissamment traversé par le désir de changer de fortune et le puissant désir d’innover »45. Nulle contradiction avec le fait de poser Louis XI comme modèle politique (quelle que soit la correspondance du modèle avec la réalité historique) : il s’agit toujours de valoriser l’ouverture à la multitude, affirmer la multiplicité des êtres contre l’Un dominateur (Raison moralisante, État ou Marché qui imposent leur ordre). L. Bove relève d’ailleurs : « La disponibilité à l’étranger, corrélative du refus de la fixation identitaire (à son état, sa province, sa nation…) est manifeste chez Vauvenargues. L’humanité des hommes produit et se produit de ses différences. La multitude, dans sa diversité, est donc un creuset philosophique par excellence »46. L’idée selon laquelle la nature est puissance productive, et que « tout est action », conduit nécessairement à poser les causes de l’asservissement et du repli non dans la raison, ni dans un ordre téléologique ou théologique, mais bien dans les rapports de force arbitraires de l’histoire. Et si la nature est puissance, tout homme aspire à la liberté, c’est-à-dire à déployer sa puissance, et ceux qui raillent le peuple pour sa servitude passive, feraient mieux de se familiariser et de concilier cette diversité, d’en devenir, peut-être, l’âme, et de l’accompagner dans une dynamique de gloire et d’amour de soi. Ainsi Vauvenargues fait-il dire à Clodius :

N’appréhendez pas que le peuple vous manque : si vous abattez la tyrannie, doutez-vous que ce peuple, qui baise à présent sa chaine, ne s’accoutume bientôt de même à la liberté ? Ce peuple est avili ; mais, mes amis, c’est le gouvernement qui forme le caractère des nations47.

20L’étonnante actualité de Vauvenargues ne repose-t-elle pas, finalement, sur le fait qu’il concilie avant tout autre divers éléments épars à son époque : la disparition définitive des valeurs antiques, la suprématie triomphante du capitalisme et de l’Etat au service des intérêts des puissants, un certain épuisement de l’ambition de gloire, de l’amour de soi, autrement dit de la vie, mais aussi la formidable puissance dont sont capables les hommes, leur capacité d’invention et d’action qui ne cesse de produire du réel, qui fait que jamais la vertu ne disparaît totalement, mais dont le jaillissement ne peut plus passer, parfois, que par la sédition ? Selon Bove, Vauvenargues assiste en effet

à la disparition des vertus anciennes, l’énergie, le courage, le désir de gloire, refoulés par le règne hégémonique de l’indifférenciation sceptique et la mode du « bel esprit ». Il diagnostique alors son temps comme massivement dominé par l’être pour la mort. Et Vauvenargues s’élève contre ce nouveau nihilisme – qui prolonge, à ses yeux, mais sous d’autres figures, le nihilisme du dogmatisme moral –, comme il dénonce aussi les délires de la raison philosophique et sa dangereuse absence/impuissance sur le terrain réel de la politique et de l’histoire. Une absence qui vient combler une autre raison, celle de l’Etat dominateur, accompagnée de la froide arrogance d’une raison économique, elle-même écrasante et qui s’affirme toute-puissante en survalorisant (illusoirement) le pouvoir que lui accorde la (fausse) sagesse de l’État48.

21Vauvenargues participerait donc à l’élaboration d’une « sémiologie des affects de la modernité, étayée sur la dégénérescence des forces actives »49, reliant ainsi Spinoza et Nietzsche. Mais il faut donc, pour terminer, souligner le rôle de cet ouvrage de Laurent Bove, car c’est lui qui assure la liaison de Vauvenargues à la philosophie et à notre modernité, non seulement par sa participation à la publication des œuvres complètes de celui-ci, mais aussi par ce commentaire. Bien souvent, la lecture de commentaires, aussi savants soient-ils, nous laisse dubitatifs quant à leur importance. Ce n’est pas le cas ici : savant, cet ouvrage est aussi important, pour la redécouverte de Vauvenargues évidemment, pour l’histoire littéraire et philosophique bien sûr, mais aussi pour la compréhension et l’analyse de notre modernité. Cependant, si « Les grandes pensées viennent du cœur », il faut avant toute chose que notre raison raisonneuse, ainsi que notre lecture, soit aussi passion de la connaissance, et non pas servante de l’ordre établi, car