Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Marie Gaboriaud

Boris de Schlœzer, un musicologue « anti-ponte » à la recherche du beau universel

Boris de Schlœzer, Comprendre la Musique, contributions à la NouvelleRevueFrançaise et à la Revuemusicale (1921-1956), Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2011, 438 p., EAN 9782753513433.

1Depuis quelques années, il existe de plus en plus d’études musicales menées par des hommes de lettres, des philosophes, ou encore des historiens de l’art. Timothée Picard, qui a établi cette édition des textes de Boris de Schlœzer aux Presses Universitaires de Rennes, est l’un des spécialistes de la musique en littérature, et de la place qu’elle occupe dans l’histoire des idées. Dans ses précédents travaux, il a choisi — mais il n’est pas le seul, de conférer une large place aux considérations historiques et sociales qui entourent la question musicale, multipliant les approches plutôt que de mener une réflexion purement esthétique. L’étude de la pensée de Boris de Schlœzer est particulièrement féconde pour ces nouvelles études musico‑littéraires, car le critique, d’une part, y mène une réflexion esthétique exigeante et pointue sur les rapports entre musique et langage, et, d’autre part, aborde les problèmes musicaux mais aussi sociaux, littéraires, et politiques de son temps.

2C’est le deuxième ouvrage que la collection « Æsthetica » des PUR consacre à Schlœzer, critique, musicologue et traducteur d’origine russe, très influent dans les années 1920 et 1930. Le premier était une réédition de son Introduction à Jean‑Sébastien Bach, publiée en 2009 par Pierre‑Henry Frangne. Par le passé, hormis un recueil d’hommages signés par de grands intellectuels du xxe siècle et publié en 1981 par le Centre Pompidou1, les ouvrages consacrés à Schlœzer privilégiaient surtout une approche biographique2. Cette fois‑ci, il s’agit d’une compilation d’articles publiés dans la Revue Musicale et dans la Nouvelle Revue Française entre 1921 et 1956. Le titre choisi, Comprendre la musique, exprime la volonté de rentrer plus profondément dans la pensée esthétique du critique, et rend surtout compte du projet de Schlœzer quant à sa vision de la musique et au rôle du critique. Son approche a en effet le mérite d’être extrêmement directe et d’aborder les problèmes de front, à travers une double question : comment comprendre la musique, et comment en parler ? Ce questionnement ambitieux est mené avec constance et détermination, et provoque chez le lecteur une stimulation intellectuelle qui compense l’aridité, voire la difficulté argumentative, de certains textes.

3Le choix de limiter l’édition aux contributions de Schlœzer à la Revue musicale et à la NRF (qui constituent à vrai dire l’essentiel de ses articles) permet de mettre en évidence la continuité de la pensée du critique. L’ouvrage est organisé thématiquement, mais les articles sont classés chronologiquement au sein de la plupart des sections : le lecteur voit ainsi Schlœzer construire progressivement sa pensée, et la polir au contact de l’actualité musicale qui tantôt confirme ses intuitions, tantôt les met en difficulté. Car il a

[…] le souci de tirer des contingences de l’actualité musicale un problème d’esthétique particulier et, sinon de lui apporter toujours une réponse définitive […], du moins de le reformuler de la façon la plus rigoureuse et la moins discutable possible. (p 12)

4La double organisation thématique et chronologique de cette édition permet de concilier, autant que possible, l’intérêt documentaire ponctuel et la compréhension profonde des théories de Schlœzer. Quinze chapitres regroupent les articles selon une trajectoire qui va des idées générales et fondamentales de Schlœzer (« A la recherche de la réalité musicale », « Réflexions sur la musique ») à des études ciblées (« Compositeurs allemands et autrichiens », « Stravinsky »), en s’arrêtant en chemin sur des thèmes et des problématiques divers qui mêlent plusieurs domaines de la pensée, tels que « Critique musicale », «L’interprétation », « Classicisme et romantisme », ou encore « Musique et identités nationales ».

Réflexion méthodologique : refonder la critique musicale

5Le projet de Schlœzer, tel qu’il nous est présenté ici, est en partie méthodologique. Il n’est pas le seul à s’interroger sur la méthode de la critique musicale dans les années vingt, théâtre de véritables débats entre les tenants de la critique « subjective » et ceux de la critique « objective »3. C’est d’ailleurs manifestement l’un des aspects qui a motivé le choix de Timothée Picard de se concentrer sur la Revue musicale et la NRF, qui mènent selon lui « une semblable et capitale rénovation de la critique, […] une entreprise de redéfinition […] des essences supposées de la musique et de la littérature. » (p. 59). C’est là toute l’originalité de cette approche éditoriale4. La Revue musicale, très influente dès 1920 grâce à son directeur Henry Prunières, s’ouvre en effet à bon nombre de critiques issus du monde des lettres. Les rédacteurs qui y collaborent sont de bords et de style fort divers, entre les tenants de l’« objectivité », comme Charles Kœchlin ou André Cœuroy, et les représentants de la « poésie » et du « lyrisme »5. Schlœzer pousse la réflexion plus loin et construit un système logique afin d’expliquer la position qu’il défend, à savoir celle de l’objectivité dans la critique musicale. Pour lui, la musique est peut-être difficile à exprimer par le langage, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas de sens, qu’elle ne peut pas se comprendre de façon objective et intellectuelle :

On a souvent répété que la musique n’est capable de provoquer en nous que des états de conscience plus ou moins vagues, indistincts, flous… Il n’y a rien de plus faux et l’on confond ici « vague » avec « indescriptible » : ce que je sens lorsque j’entends Renard est parfaitement clair, distinct ; c’est un état psychologique spécifique, infiniment riche et complexe, et qui ne se résout au brouillard que lorsque j’essaie de le fixer au moyen de la parole ou de l’image visuelle. (p 360)

6Partant de ce principe que la musique, et donc l’œuvre d’art, ont une réalité concrète et ne se limitent pas à la virtualité de la perception de l’auditeur ou de l’exécutant, il refuse la critique « impressionniste » qui se contente de décrire des émotions ressenties, et réclame une critique objective qui s’attache à décrire son objet. Pour Schlœzer, le critique doit « répondre à la seule question qui se pose en art : “ Comment ? ”. Si nous savons comment une chose est faite, […] nous connaissons son secret, nous savons ce que l’artiste a voulu dire, nous atteignons le fond, le contenu par la forme. » (p. 195).

7Cependant, sur ce point comme en tout, il affirme aussi le danger d’une pratique univoque et sans mesure. Le mouvement de renouveau de la critique, à l’œuvre dans ses années-là, pousse trop loin selon lui l’objectivité et la sécheresse du langage critique, qui confine souvent au manuel de mécanique : « ce ne sont à chaque page que “moteur”, “rouage”, “pivots d’horlogerie”, etc. » (p. 194). Une même exigence de mesure se lit dans les jugements épidictiques du critique. Les commentaires sur les œuvres et les compositeurs sont parfois sévères, mais ils ne s’abaissent jamais à la raillerie, et Schlœzer ne sacrifie jamais son objectif : « la raillerie aussi bien que la colère ne sont pas de mise ici : il faut essayer de comprendre. » (p. 284).

8Enfin, sa méthode, qui se veut concrète et objective sans pour autant oublier l’émotion et le caractère organique de la musique, confère une large place aux considérations historiques, sociologiques et politiques. Les articles de Schlœzer sont souvent étonnants de lucidité, tant est claire sa conscience d’appartenir à une époque déterminée par des modes de pensée et d’écriture qui touchent tous ses contemporains. Il rappelle souvent avec modestie le caractère périssable du jugement esthétique. Ces jugements, portés sur des musiciens passés ou contemporains, sont systématiquement replacés dans leur contexte, dans une démarche qui s’apparente à celle d’un historien. Il n’a de cesse que d’éclaircir les processus historiques à l’œuvre dans l’histoire de la musique, et plus largement dans l’histoire des arts. Cette prise de distance par rapport aux conditions d’exécution des œuvres participe également d’une valorisation de l’œuvre en tant qu’objet autonome, et implique la nécessité de l’étudier en tant que telle, sans se laisser influencer outre mesure par l’exécution et la réception, qui sont des données par essence variables.

9La méthode de Schlœzer diffère donc de celle de ses contemporains critiques musicaux par sa variété et son exigence logique et intellectuelle ; en essayant de lui donner un titre, Gaëtan Picon s’exclamait : « Musicologue ? En réalité, il va d’une critique militante […] à une philosophie de la musique6. »

Une philosophie de la musique

10Schlœzer fait preuve d’une rigueur de raisonnement telle que chaque article semble une démonstration mathématique, qui s’attaque à un problème, tâche de le résoudre, élargit le propos avec force exemples, et enfin propose une théorie qui emporte la conviction. Ses talents de philosophe ont été mis en avant par les contributeurs de l’hommage de 1981, qui ne tarissent pas d’éloges sur les qualités intellectuelles du critique. G. Picon loue par exemple « son aptitude (et sa volonté) à penser contre lui-même7 », tandis que Michel Vinaver le compare à « une tête chercheuse », qui « n’imposait pas, mais poussait, secouait, défonçait, stimulait. Exigeant, interventionniste, il dérangeait allègrement8. » Schlœzer n’hésite pas, en effet, à mettre en défaut ses propres jugements et préjugés pour mener sa réflexion à son terme. Il prête également une grande attention à son langage. Les parenthèses sont souvent le lieu d’autocorrections : « je ne prise guère ce mot d’“expression”, dangereux parce qu’équivoque, mais essayer de le préciser m’entraînerait trop loin.» (p. 276), ou encore « mais ne voilà-t-il pas que je fais de la critique impressionniste ? » (p. 392). Peu de textes de critique musicale ont témoigné d’un telle soif d’exactitude.

11Cette rigueur du raisonnement lui permet de proposer une théorie qui est quasiment une philosophie musicale, construite autour de grands principes. Tout d’abord, l’œuvre musicale est un objet concret, qui possède une réalité objective et une existence autonome : elle peut donc être étudiée de manière scientifique et objective. D’autre part, le rôle de l’auditeur ne doit pas être passif, mais actif. L’auditeur, qui doit tendre à être un « écouteur » (p. 233), a la possibilité – et l’obligation – de comprendre l’œuvre de façon rationnelle, au lieu d’y chercher l’oubli, l’ivresse, ou la rêverie. Enfin, il dénonce l’expressionnisme parfois surajouté à l’œuvre par la critique. Si certaines circonstances psychologiques président à l’acte de création, ces circonstances n’ont plus rien à voir avec l’œuvre elle-même, pas plus que les échafaudages qui servent à ériger un monument n’ont de rapport avec le bâtiment fini. L’œuvre ne doit donc pas être un simple épanchement émotionnel, et ni l’auditeur ni le critique ne doivent y chercher des émotions qui répondent aux leurs. Aussi, une musique qui ne chercherait qu’à envoûter ses auditeurs, telle que la musique orientale ou la musique wagnérienne selon Schlœzer, est‑elle vaine, car elle n’oblige pas les hommes à sortir d’eux‑mêmes à la rencontre d’une réalité objective. Il considère également que la musique ne peut se contenter d’être un art d’agrément et de loisir, et fustige d’ailleurs la musique « sportive » (p. 355) de certains compositeurs qui ne confrontent pas l’auditeur à de nouvelles idées ni ne stimulent son intelligence. Schlœzer renvoie ainsi dos à dos la musique « expressive » et la musique de « jeu », coupables de la même vacuité : dans le premier cas, l’auditeur est passif et ne sort pas de lui‑même, et dans le deuxième cas, la musique n’est qu’un exercice sans conséquence. Ces jugements, pour intransigeants qu’ils paraissent, tentent pourtant de faire une place à l’émotion musicale, mais peut‑être le critique est‑il, sur ce point, moins convaincant qu’ailleurs.

12Enfin, l’exigence théorique conceptuelle est au centre du travail de Schlœzer, qui cherche à s’éloigner d’une critique abstraite et frileuse. Il affirme conjointement la nécessité d’assumer une théorie généraliste, et la nécessité de savoir s’en détacher si celle‑ci n’est plus efficace. Pour le dire autrement, il faut pouvoir assumer ses positions tout en sachant prendre conscience de ses erreurs :

Le critique doit être un dogmatique, mais ce sera un dogmatisme en mouvement, un dogmatisme adogmatique. […] L’habileté suprême en critique est de savoir sacrifier à temps ses convictions théoriques et de changer de système esthétique au moment voulu, quand la pression de la réalité se fait trop exigeante. (p. 125)

Une socio‑musicologie

13Avant d’être critique et écrivain, Schlœzer suivit à Bruxelles des études de sociologie. Celles‑ci ont manifestement influé sur sa vision du monde et sur la teneur de sa philosophie. Ses articles de critique musicale, pourtant souvent consacrés à des œuvres ou des auteurs précis, s’élargissent presque toujours vers des analyses d’histoire de l’art ou d’histoire politique et sociale. La musicologie, ou la philosophie musicale qu’il propose, n’est aucunement déconnectée des débats sociaux de son temps, qu’ils soient esthétiques ou politiques. Les réflexions de Schlœzer s’avèrent donc particulièrement précieuses pour qui étudie l’histoire des idées musicales et du langage musicographique du xxe siècle.

14Schlœzer propose tout d’abord une analyse assez personnelle des phénomènes artistiques qui structurent l’histoire de l’art, du romantisme au néo‑réalisme. Ses réflexions l’amènent à proposer une distinction paradoxale et provocatrice entre romantisme et classicisme, qui ne manquera d’ailleurs pas de susciter le débat dans le monde de la critique. Pour Schlœzer, en effet, le romantisme s’apparente à un « réalisme esthétique » (p. 211), car l’artiste romantique considère le beau comme immanent au monde extérieur de la réalité, mais aussi au monde intérieur des passions. Par opposition, il définit le classicisme comme un « idéalisme esthétique » (p. 211), car pour lui « le beau n’est pas naturel, il est le produit d’une certaine transformation du réel obtenue par l’application à ce réel d’un ensemble de conventions spécifiques » (p. 212). Mais ces réflexions à grande échelle ne se soldent pas par une conclusion définitive sur telle ou telle œuvre : pour Schlœzer, chaque œuvre et chaque artiste  doivent être analysés, certes en rapport avec leur époque, mais aussi de manière indépendante. Les considérations d’ « écoles » et les mouvements esthétiques ne doivent pas guider l’analyse, mais éventuellement la compléter. Ainsi, après avoir proposé cette distinction, qui dresse avec une certaine malice les chantres des deux camps les uns contre les autres, il rappelle que l’analyse ne détermine en rien l’art ou la manière des artistes pris individuellement, mais qu’elle décrit simplement des tendances. Dans la pensée de Schlœzer, c’est l’individuel qui domine.

15Cela est notamment sensible dans sa façon d’aborder les débats politiques de son temps, et en particulier la question du nationalisme. D’un point de vue méthodologique, il refuse en bloc l’utilisation d’une psychologie des races, de « ces « monstres de raison » que l’on nomme l’âme germanique, latine, française, etc. » (p. 237) dont il démonte les mécanismes et met à jour les aberrations logiques. D’un point de vue plus idéologique, s’il critique le nationalisme en tant que pensée de l’enfermement sur soi, il se réjouit de la diversité musicale permise par le renouveau des musiques nationales. Pour lui, ce renouveau puise également dans des causes propres au monde musical : « la décadence de l’hégémonie musicale de l’Allemagne » et « le besoin de rénover le langage sonore » (p. 234) expliquent en partie l’utilisation croissante des folklores nationaux et le retour aux traditions. Raisonnant toujours à l’échelle de l’Europe, Schlœzer voit la montée des nationalismes comme une occasion pour les nations de s’ouvrir les unes aux autres, et de créer « une unité complexe, super-nationale en quelque sorte, et qui se réaliserait dans la diversité. » (p. 236).

16L’Europe en tant que concept est également au centre de ses réflexions. C’est une notion qu’il manie avec précaution car il en connaît les fluctuations. Il rappelle par exemple que la Russie a été symboliquement exclue de l’Europe après la révolution bolchévique, qui l’a rejetée loin du monde occidental. Pour autant, il fonde sa propre définition de l’Europe et de l’art européen, et montre par là‑même la proximité de sa pensée avec la pensée cosmopolite qui se développe dans l’entre‑deux‑guerres, incarnée par Romain Rolland. Contre l’opposition nationaliste entre des groupes, « le cosmopolitisme repose sur l'idée que les individus libres et égaux déterminent eux‑mêmes leur destin et cherchent en fonction de leurs propres critères leur place dans le monde.9 » L’universalisme n’est donc pas, pour les cosmopolites, un pré‑requis, mais un but à atteindre. Pour Schlœzer, le type parfait du musicien européen est incarné par Händel, d’une personnalité forte et indépendante : « il est le type de ces artistes extrêmement rares, qui atteignent à l’universel en se détachant du sol natal et non pas, comme tant d’autres, en s’y enracinant. » (p. 186). De même, la tendance de Schlœzer à centrer son analyse, si générale soit-elle, sur les individus, ainsi que sa revendication d’indépendance en art comme en critique, semblent indiquer une proximité certaine avec les modes de pensée cosmopolites.

17L’édition s’est donnée pour mission de rendre avant tout compte d’une pensée particulière, celle de Schlœzer, laquelle nous éclaire de facto sur bien des aspects de la vie musicale des années d’entre-deux-guerres, et construit également des concepts esthétiques stimulants. Il reste maintenant, sur cette base, à essayer de comprendre la place réelle de Schlœzer dans son époque et dans l’histoire de la musicologie. Certes, certains articles montrent le  musicologue dialoguant avec ses pairs, même s’il s’avoue peu de goût pour les polémiques et les débats publics, et l’introduction de Timothée Picard propose une mise en contexte qui prend en compte la question de la postérité de Schlœzer, mais il semble qu’un travail reste à faire sur la place du critique dans son époque, et le caractère inédit (ou non) de certains de ses concepts. Quelle influence concrète a‑t‑il pu avoir sur la musicologie en tant que discipline scientifique, sur la rénovation de la critique musicale, et plus largement sur l’esthétique musicale ou l’ « idée » de la musique chez les intellectuels ? Cette édition n’est bien sûr pas le lieu pour répondre à de telles questions, mais elle ouvre des perspectives intéressantes, et alimente le débat sur des notions fondamentales, musicales et philosophiques, qui restent problématiques.