Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Orly Toren

La mémoire & la langue : Aharon Appelfeld, entre Histoire & fiction

Masha Itzhaki, Aharon Appelfeld. Le réel et l’imaginaire, Paris : L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2011, 198 p., EAN 9782296547575.

1Pourquoi la théorie littéraire devrait‑elle s’intéresser à Aharon Appelfeld ? Lauréat du prix Médicis 2004 pour son récit autobiographique Histoire d’une Vie1, le nom d’A. Appelfeld, dont douze romans sur une quarantaine ont été traduits en français 2 à ce jour, est sans doute connu davantage du grand public comme le personnage de fiction du même nom dans Opération Shylock3 de Philip Roth. Dans un tour de passe-passe, Ph. Roth, l’auteur, fait dire à un certain A. Appelfeld, écrivain israélien de son état, ami du narrateur, dénommé Ph. Roth, les propos que l’Appelfeld réel a tenus devant le Roth réel lors d’une interview pour le New York Times Review of Books4 et qu’A. Appelfeld (le vrai), se citant lui-même, reproduit dans son récit autobiographique Histoire d’une vie.

« Mais c’est une fiction. Tout est vrai mais rien n’est réel »

2Si l’entretien avec Ph. Roth et sa « fictionalisation » d’A. Appelfeld dans Opération Shylock ont contribué à faire connaître cet auteur en dehors du vase clos de l’hébreu, voire celui des petits tirages de ses traductions, écrire des romans dans une langue dite « rare », on le sait, dont le nombre de locuteurs ne dépasse pas la population de l’Île‑de‑France, condamne les auteurs à l’exotisme, sinon à un horizon d’attente de type communautaire. Et pourtant, A. Appelfeld, loin d’être un auteur connu uniquement de quelques initiés, est lauréat de plusieurs prix littéraires en Israël et ailleurs, sujet d’une vaste littérature critique, dont des thèses de doctorat, et a aussi été traduit en anglais, allemand, espagnol, catalan, italien, grec, hongrois, estonien danois, suédois, japonais. Il n’empêche : l’homme, à l’image de son œuvre, représente l’antithèse de ce que certains ont pu appeler la Shoah Business. Passé maître dans l’art de la concision et de l’euphémisme, A. Appelfeld incarne un phénomène qui dépasse, sous plusieurs aspects, aussi bien la « couleur locale », critère ineffable des éditeurs qui prennent le risque de publier des romans en traduction, que la thématique centrale de l’ensemble d’une œuvre prolifique qui lui a valu l’appellation d’« auteur de la Shoah ». Autant critique littéraire qu’écrivain, Ph. Roth a su reconnaître la valeur du paradoxe appelfeldien du silence comme objet de l’artéfact verbal qu’est le roman, en créant un jeu de miroirs où le réel se joue à la fois du document comme trace et du fantastique comme genre.

3C’est précisément cette tension entre le réel et l’imaginaire, qui brouille les critères habituels des classements génériques, qui justifie l’approche théorique que Masha Itzhaki propose dans sa monographie Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire5, premier ouvrage critique en français consacré intégralement à cet auteur. L’ambiguïté à laquelle renvoie le titre sollicite, inévitablement, la question des limites entre le récit historique et le récit de fiction qui hante, depuis le « tournant linguistique », la théorie de l’Histoire, tout comme celle de la littérature. Pour M. Itzhaki, qui révise la relation entre les catégories de la « narration de soi » comme l’autobiographie, l’autofiction ou encore le roman à la première personne, par opposition au témoignage dans le contexte de l’événement historique spécifique qu’est la Shoah, l’indécidabilité des frontières entre Histoire et fiction prend toute sa dimension dans le roman appelfeldien comme le va‑et‑vient entre les éléments biographiques et historiques proprement dits (le réel) et leur élaboration fictionnelle (l’imaginaire).

La narration de soi

4La première partie, « La narration de soi », aborde la question de la généricité de l’œuvre d’A. Appelfeld sous l’angle de la contradiction qui s’instaure entre la Shoah comme hypertexte sous-jacent à l’ensemble de son œuvre, le paratexte, qui renvoie aux données biographiques de l’auteur comme survivant, et la généricité des textes présentés comme romans. Du point de vue de la réception, M. Itzhaki constate que si l’horizon de lecture crée l’attente d’un récit de type autobiographique dans lequel l’auteur raconte son vécu propre comme témoignage,

aucun roman d’Appelfeld ne peut être considéré comme autobiographique dans le sens classique du terme. Aucun ne relève du pacte autobiographique établi par Lejeune, à savoir une sorte de contrat où l’auteur s’engage à écrire un récit véridique relatant sa propre vie le plus fidèlement possible tout en gardant la triple identification entre auteur, narrateur et personnage principal. Même dans son ouvrage le plus autobiographique, Histoire d’une vie, Appelfeld avertit son lecteur tout au début en disant : « Que le lecteur n’aille pas chercher dans ces pages une histoire de vie précise et structurée ». (p. 17)

5À l’encontre de la réception réductrice d’A. Appelfeld, longtemps marginalisé par la critique israélienne comme faisant partie d’une rubrique étanche cataloguée « littérature de la Shoah », M. Itzhaki propose de classer son œuvre comme faisant partie d’une catégorie plus universelle qu’est la « littérature du désastre ». Celle-ci, écrit-elle,

n’obéit plus, ne peut pas obéir, à la classification littéraire conventionnelle qui insistait sur la distinction entre une écriture à caractère documentaire — dont l’objectif est d’apporter un témoignage personnel et donc de constituer un chapitre autobiographique — et un récit qui porte sur la fiction selon les règles de la fiction. Dans la plupart des cas, même les auteurs de ladite « fiction » se déclarent concernés, parfois même témoins, et toujours au service du dialogue historique. Ils considèrent l’écriture — imaginaire ou de nature documentaire — comme une démarche personnelle à caractère thérapeutique qui soutient leur propre travail de deuil et de rétablissement, ainsi que comme un acte public au service de la mémoire collective. C’est ainsi que la classification des œuvres autobiographiques selon les trois critères présentés plus haut, qui semble cohérente et donc faisable pour toute littérature « normale », devient très ambigüe sinon impossible lorsque l’on traite de l’écriture du désastre. (p. 28)

6À travers un tableau à double entrée qui reconstitue les six étapes biographiques et thématiques principales de la vie et de l’œuvre d’A. Appelfeld : l’enfance avant‑guerre, le ghetto de Czernowitz, le camp en Transnistrie, l’errance dans la forêt et la cachette avant la fin de la guerre, la Libération, enfin le retour à la vie dans l’après‑guerre, et le nombre de chapitres consacrés à chaque étape, M. Itzhaki montre que dans chaque ouvrage, c’est un autre centre de gravité qui constitue le nœud de l’intrigue. Or, précise‑t‑elle, si la trame biographique est unique, car empruntée à la biographie réelle de l’auteur, la façon dont elle se modifie d’un ouvrage à l’autre par l’accent mis sur tel ou tel centre de gravité, dévoile la diversité des formes d’élaboration fictionnelle de son vécu auxquelles recourt A. Appelfeld par le changement de perspective du narrateur par rapport à cette réalité (p. 47).

7L’« écriture du désastre » se révèle donc, selon cette conception, non pas comme un récit événementiel dont le je énonciateur historique est garant de vérité, mais comme un processus de longue durée au cours duquel l’événement singulier se transforme d’un récit de la souffrance individuelle en un kaléidoscope de configurations imaginaires qui illustrent une expérience traumatique collective qui dépasse la destinée spécifique d’A. Appelfeld.

8Aussi, le réel et l’imaginaire s’articulent dans l’écriture appelfeldienne comme une trajectoire à double sens entre l’univers extérieur et l’univers intérieur :

D’une part, celle du concret, du monde réel avant, pendant et après la guerre. Elle constitue le cadre historique des récits et fournit les composantes qui justifient leur caractère réaliste. D’autre part, celle de l’univers intérieur, celui d’un écrivain confronté perpétuellement à la problématique de l’impossible écriture du désastre, tourmenté par l’obligation incessante de faire le choix d’une langue, d’un mot, d’une structure. (p. 103)

De la fiction comme substitut de mémoire

9Mais pourquoi raconter l’« imaginaire » à la place du « réel » ? C’est précisément à cette question que tente de répondre la deuxième partie, « Cent ans de solitude juive — l’histoire de l’histoire », qui constitue l’un des points forts de la monographie. À travers ses quatre sous‑parties :« L’histoire d’une écriture », « La langue de ma mère et la langue de Dieu », « Les secrets de la mémoire », enfin « Et le yiddish ? », M. Itzhaki aborde le noyau de l’œuvre d’A. Appelfeld : la relation entre la fiction artistique et la mémoire. Si la mémoire d’auteurs tels que Primo Lévi, Robert Antelme, Elie Wiesel ou Jorge Semprun, adolescents ou jeunes adultes lors de leur déportation, est déjà structurée, les souvenirs d’A. Appelfeld, qui n’a que neuf ans lorsque sa vie de petit garçon choyé de famille aisée bascule vers l’horreur, demeurent épisodiques et lacunaires. Né en 1932 à Czernowitz6, il est déporté à l’âge de neuf ans dans les camps de Transnistrie7. Fils unique dont la mère est tuée par balles dans la rue en 1941, il est séparé peu après de son père dans la cohue de la marche forcée vers la région à l’est du fleuve Dniestr où Antonescu, le dictateur fasciste de la Roumanie, allié d’Hitler, fait déporter les juifs de Bucovine et de Bessarabie. L’enfant Erwin, son prénom d’origine, qui ne retrouvera son père qu’environ vingt ans plus tard en Israël, dans les années 1960, est livré à lui-même. Il fuit le ghetto, erre dans la forêt et les interminables champs de maïs d’Ukraine et trouve refuge chez des paysans et des marginaux qui l’hébergent en échange de travaux ménagers et agricoles. En 1944, lorsque les Allemands battent en retraite, il rejoint l’Armée rouge qui avance vers l’ouest, traverse la Roumanie et la Bulgarie, puis la Serbie et la Croatie et arrive à pied jusqu’à Naples où il est accueilli dans un monastère. Il passera par la suite plusieurs mois dans un camp de survivants sur la côte adriatique d’où il partira en Palestine en 1946 avec l’émigration clandestine.

10Pour comprendre la nature de l’écriture appelfeldienne, qui s’avère, a posteriori, comme une reconstruction des fragments épars de la mémoire « trouée » de l’enfant qu’il fut pendant la guerre et dont les ellipses et lacunes seront comblés par la fiction, M. Itzhaki revient sur les sources premières de son imaginaire. La survie pendant la guerre, ainsi qu’il le raconte dans ses récits autobiographiques et interviews, est, avant tout, de nature physique. Aussi, ce ne sont pas les mots qui restent gravés dans la mémoire, mais les sensations, et ce sont des fragments, des images isolées et des déclencheurs physiques qui mènent aux souvenirs. « L’auteur lui-même, écrit M. Itzhaki, [...] considère son ouvrage comme l’histoire conflictuelle de sa propre mémoire » (p. 117).

11Les romans d’A. Appelfeld se présentent ainsi comme une reconstruction, à travers l’art langagier, de ce qui a été vécu au niveau sensoriel et comme tentative permanente de combler les « trous noirs » de la mémoire. Il s’agit donc de verbaliser ces perceptions, quasiment animales, et de les rendre cohérentes.

L’auteur adulte avoue avoir emmagasiné uniquement la mémoire de l’enfance, celle qui ignore les détails de nature historique pour conserver en lui seulement des images ponctuelles, des sentiments forts mais non verbalisés, typiques, plutôt, du dynamisme obscur qui anime les rêves [...] En effet, les souvenirs concernant directement la guerre se composent plutôt d’éclats de mémoire stimulés par des sensations auditives, olfactives, tactiles et visuelles. (p. 118‑119)

12Dans ce monde fruste de la campagne ukrainienne, où le seul but est la survie, la parole est trop dangereuse pour cet « enfant (devenu) sauvage », d’autant plus que chaque mot de trop risque de compromettre son identité et son accent étranger qu’il dissimule sous son apparence « aryenne » de petit blond aux yeux bleus qui se présente comme un orphelin de guerre chrétien. « Pour moi la parole est difficile, ce qui n’est pas étonnant », explique Appelfeld, « pendant la guerre on ne parlait pas » (p. 118). La cure de l’« aphasie » du jeune Appelfeld, consiste donc, paradoxalement, en la conquête du langage par une création artistique centrée sur le verbal. Aussi, note M. Itzhaki, la langue n’est pas seulement un instrument de communication mais devient « protagoniste » au même titre que ses personnages.

La langue de ma mère et la langue de Dieu

13Le rapport problématique au langage, s’avère particulièrement complexe : au refoulement de la parole pendant les années de fuite et d’errance, s’ajoute l’oubli de la langue maternelle, l’allemand. Lorsqu’il arrive en Palestine, à l’âge de quatorze ans, il doit apprendre une nouvelle langue : l’hébreu. L’apprentissage de cette langue sémitique aux sonorités gutturales s’avère long et douloureux : « Pendant un an et demi j’ai bégayé » (p. 106), témoigne‑t‑il. Dans son journal intime de l’époque, il écrit des bribes de phrases en allemand, ukrainien, yiddish et hébreu et au cours de ce processus, il s’impose d’apprendre le yiddish, langue interdite à la maison que parlaient, cependant, ses grands-parents, afin d’oublier l’allemand, la « langue de la mère » pour apprendre l’hébreu, « la langue de dieu ». C’est donc en cette langue aimée et malaimée, qu’il a aussi peu choisie que son nouveau prénom Aharon, langue qu’il apprivoisera tout au long de sa vie tant elle restera Autre, qu’il reviendra encore et encore, dans ses brefs romans sur la rupture existentielle de son existence sans jamais la décomposer en détails. Ce passage tortueux d’une langue à l’autre qui aboutit, selon le mot de M. Itzhaki en une « conquête » de l’hébreu (p. 106), est d’autant plus remarquable que l’écrivain garde en lui une profonde méfiance à l’égard des mots, source de malentendus et de falsifications. Car le soupçon qui frappe la valeur sémantique et contextuelle des mots dits et écrits en raison de leur inexactitude à l’égard des affects prend une nouvelle dimension avec le rejet dont les survivants de la Shoah font l’objet pendant les premières décennies de l’état d’Israël qui cultive le mythe du guerrier sans peur et sans reproche :

Tout ce qui était arrivé était à tel point démesuré et inconcevable que le témoin même se voyait en falsificateur. Le sentiment que votre expérience ne peut être racontée, que personne ne peut la comprendre est sans doute la pire impression que les survivants éprouvèrent après la guerre8. (p. 116)

14Comment donc dire l’« indicible9 », que l’on tait car personne ne veut l’entendre et qui de ce fait devient inaudible ? On comprend mieux, dès lors, le pourquoi de son « style minimaliste basé sur les silences » (p. 114). « Le silence est l’expression absolue » fait‑il dire à Ernst, le vieil écrivain, protagoniste de L’Amour soudain 10, cet alter ego de l’auteur qui exprime ainsi ce qui, pour M Itzhaki, constitue la « tension paradoxale » à la source de l’écriture appelfeldienne où la matière première de la communication humaine, à plus forte raison celle de l’écrivain, fait elle‑même. Ce sont des personnages qui souffrent de troubles du langage, tels que Kouti11, l’adolescent bègue qui apprend à maîtriser la parole orale par l’apprentissage de l’écrit, qui personnifient la ténacité de la lutte contre le silence imposé. L’« indicible » apparait ainsi, dans la trajectoire que trace M. Itzhaki de l’écriture d’A. Appelfeld, non seulement comme une notion théorique qui décrit le paradoxe inhérent à l’expérience génocidaire et concentrationnaire, mais comme un combat et un dépassement de soi pour rendre l’indicible dicible.

Pour surmonter le mutisme et trouver le chemin vers une écriture qui ne soit pas falsificatrice et qui parvienne malgré tout à exprimer l’inconcevable et le silence, il fallait accomplir un long parcours, déchiffrer les secrets de la mémoire de l’enfance et les traduire en un mode d’emploi qui garde l’essentiel en évitant le compulsif. Et tout cela, dans une langue acquise, l’hébreu. (p. 117)

15La solution, A. Appelfeld la trouve d’abord dans la narration hétérodiégétique qui lui permet de créer la distance nécessaire à l’égard de l’ « écriture compulsive », celle du trop plein d’émotions dans lesquelles le submerge l’emploi du « je ». Si le soupçon qui pèse sur les mots l’accompagne tout au long de sa vie, c’est à travers l’analyse des procédés littéraires de la prose narrative de la Bible hébraïque qu’il trouve une réponse stylistique à la nécessité d’allier le dit et le non‑dit : « La Bible, note‑il, est gorgée de silence d’une phrase à l’autre, voilà une œuvre minimaliste et pleine de silence » (p. 120). Propos qui ne sont pas sans rappeler « le style abrupt, qui suggère l’inexprimé, l’arrière‑plan, la complexité, qui appelle l’interprétation 12 » d’Erich Auerbach. Idéal stylistique, l’économie de moyens de la narration biblique, avare d’épithètes et de descriptions et résolument axée sur l’action, devient le modèle pour cet écrivain qui cherche l’équilibre entre la parole et le silence, le « je » et le « il ou elle » afin d’éviter le pathos.

16Il n’est pas fortuit qu’A. Appelfeld, ce « juif bègue » se tourne vers l’« idiot de la famille », pour le dire avec Sartre, qu’était Flaubert, dont la recherche obsessionnelle du mot juste, de la tournure précise d’une phrase l’inspire et dont il suit le conseil de l’éloignement (p. 120). Il semble répondre en écho aux propos d’Aristote sur la distinction entre « ce qui a été » et « ce qui aurait pu être », entre le particulier et le général :

L’écriture littéraire est le lieu où le particulier devient général. Tant que le particulier reste circonscrit dans ses limites, il n’est intéressant ni pour moi ni pour les autres. Le particulier doit avoir une signification, il ne doit être ni trop éloigné ni trop proche. (p. 120)

17Aussi, son ambition de « faire passer l’expérience terrible de la catégorie de l’histoire à celle de l’art » (p. 108) semble aller aussi bien à l’encontre de celle, balzacienne, de faire concurrence à l’état civil, que de relater son expérience sous forme de témoignage. La mimèsis comme « représentation de la réalité », pour reprendre le titre éponyme du grand livre d’E. Auerbach13 s’avère, dans l’œuvre d’A. Appelfeld, ainsi qu’il en ressort de la monographie de M. Itzhaki, comme représentation (et non comme imitation), par les moyens de la prose de fiction intentionnelle, d’un récit de vie imaginaire qui comble les espaces vides de l’amnésie dont la finalité est une méditation/réflexion sur la finalité de la souffrance. Si les personnages qui peuplent l’œuvre d’A. Appelfeld sont autant de facettes du « ce qui aurait pu être » aristotélicien, ils sont porteurs d’une volonté de transcendance et de résilience que seul le « ce qui a été » de leur auteur a pu leur conférer.

18C’est donc une vision élaborée de l’écriture du désastre comme processus conscient d’une « narration de soi » qui expulse le « je ».

De la condition juive, la « religiosité » sans église et l’« israélitude »

19Dans la troisième partie, « L’histoire d’une pensée », M. Itzhaki aborde la relation complexe qu’A. Appelfeld entretient avec le judaïsme et la judéité en tant que religion et identité culturelle ainsi qu’avec l’identité israélienne. Juif non pratiquant, sa quête de sens se traduit par une attitude qu’il nomme lui‑même la « religiosité ». Notion centrale dans la vision du monde de cet écrivain non pratiquant, la « religiosité » ne correspond ni à la pratique des rites religieux, ni à la conception traditionnelle et normative d’une religion donnée. Cette quête spirituelle, que l’auteur fait traverser par nombre de ses personnages, autant juifs que chrétiens se résume, pour A. Appelfeld, en un « émerveillement qui n’a affaire qu’à lui‑même, sans autre intention : c’est vous et le monde, sans séparation » (p. 135). Il n’est pas fortuit que contrairement à une vision ethnocentrique juive largement répandue, l’expérience d’A. Appelfeld l’ait conduit à incarner son questionnement de la « religiosité » par des personnages très éloignés des normes bien‑pensantes comme la prostituée ukrainienne chrétienne Mariana14, qui fait revivre la Marie‑Madeleine des Évangiles dans le contexte inattendu de la Shoah à la fois comme un substitut maternel, comme sainte qui enseigne sa foi aux générations futures et comme la belle pécheresse à l’âme pure.

Ce personnage, écrit M. Itzhaki, incarne les caractéristiques biographiques de Marie‑Madeleine d’une part et les qualités spirituelles du hassidisme15 de l’autre, une combinatoire qui est par définition au‑delà de toute institution traditionnelle et qui correspond parfaitement à l’idée même de la pureté de la foi la plus profonde. (p. 136)

20La réflexion sur la judéité et le destin juif sous‑tend, dans le même temps et par extension, une réflexion sur l’identité israélienne. A. Appelfeld, en effet, a souvent été critiqué en Israël en raison de l’absence de signes distinctifs d’« israélitude » dans ses romans. Si ses intrigues se déroulent le plus souvent en Europe centrale et orientale, même celles qui ont lieu en Israël ont pour protagonistes des personnages de « là‑bas », des survivants de la Shoah pour la plupart, dont les références « diasporiques », terme souvent perçu en Israël comme péjoratif, ne correspondent guère à la vision native. À la critique qui l’a, pendant des dizaines d’années, considéré comme une sorte de visiteur ou touriste échoué d’un monde juif disparu qui s’est emparé de l’hébreu israélien moderne tout en demeurant étranger à la dynamique linguistique, culturelle et politique du pays, A. Appelfeld rétorque par une contre‑critique :

Qu’est-ce que « l’israélitude » ? Nous sommes une société d’immigrés, caractérisée par l’immigration, avec tout ce qu’elle comporte de misères, mais aussi de bonheurs. La critique littéraire a créé une sorte de personnage imaginaire : l’israélien, qui est passé par le jardin d’enfants, l’école primaire, le lycée, a servi dans l’armée, etc. À mes yeux, il s’agit là d’une image très stéréotypée, pimentée d’un brin de mythologie ; et au nom de cette « israélitude », on me montre du doigt [...] on me demande : « M. Appelfeld, quand allez-vous nous rejoindre ? » (p. 169)

21Masha Itzhaki donne une vision d’ensemble de l’œuvre appelfeldienne sans tomber dans les pièges de la surinterprétation psychologique, tout en demeurant fidèle au principe méthodologique selon lequel c’est l’écrivain qui s’explique mieux que le font ses critiques et qui consiste en un face à face de l’« imaginaire » — les romans dont elle cite de nombreux passages — et du « réel » — des extraits de ses écrits de type autobiographique ainsi que d’interviews accordés à des critiques littéraires.

22La dimension théorique de la monographie aurait cependant pu gagner plus d’ampleur si elle avait été étayée par une reformulation de l’« écriture du désastre » (Blanchot), « littérature de situations extrêmes » (Sartre) ou encore, l’historiographie des vaincus (Koselleck et Wachtel). De même, un questionnement des stratégies narratives de mise en récit de la mémoire « trouée » d’écrivains qui ont traduit leur vécu d’enfants survivants en fiction comme Georges Perec (né en 1936), Raymond Federman (né en 1928) ou André Schwarz‑Bart (né en 1928), aurait permis de mieux situer la singularité de l’écriture appelfeldienne dans le contexte des tentatives de renouvellement formel et d’expérimentation de ces auteurs.

23Il n’en demeure pas moins qu’en privilégiant la voix de l’écrivain sans la délayer par la littérature de « seconde main », M. Itzhaki réussit le défi de livrer un essai très dense qui fait fi de l’idée barthésienne de la « mort de l’auteur » en ce qu’elle fait vibrer la personnalité d’un A. Appelfeld à la fois en tant qu’être humain, humaniste et artiste. C’est l’originalité de cette monographie, dont la sobriété ne laisse aucune place au pathos, que de se pencher sur la genèse de l’écriture appelfeldienne, et de distinguer clairement la Shoah comme thème de son élaboration littéraire. En ce sens, il s’agit d’une véritable réflexion sur l’art d’écrire. À l’heure où la théorie littéraire prend trop souvent le dessus sur les textes auxquels elle pense se substituer, la force de cet essai réside, précisément, dans l’équilibre entre le secret de l’intentio auctoris et la tentation herméneutique de l’intentio lectoris.