Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Martina Diaz

Maupassant face à Pinard

Thierry Poyet, Maupassant, une littérature de la provocation, Paris : Kimé, coll. « Détours littéraires », 2011, 191 p., EAN 9782841745739.

1Maupassant continue certes d’être lu — son inscription au programme de l’agrégation, cette année, le prouve ; mais il passe souvent pour un auteur facile, comme le rappelle Thierry Poyet, maître de conférences à Clermont‑Ferrand, dans son introduction à Maupassant, une littérature de la provocation. Assurément, il faut renouveler l’approche d’un auteur trop cantonné aux manuels scolaires, trop victime de spéculations biographiques. Mais le livre qui nous occupe ici ne fait, hélas, que prolonger ou réanimer ces vieilles approches de l’auteur du Horla.

2L’ouvrage de Th. Poyet déçoit quelque peu, dans la mesure où il pourrait sembler symptomatique d’une critique réinstaurant un biographisme moralisant. Th. Poyet prend les traits, en effet, d’un nouveau Pinard, détenteur de la vérité intime de ce que fut la vie de Guy de Maupassant. Son optique judiciaire part du principe que « l’œuvre de l’écrivain, par les thèmes développés, par les positions prises ou suggérées, reflète sans conteste la pensée de l’homme » (p. 108). La critique littéraire consiste dès lors en un exercice visant à juger, puis à condamner ou gracier l’écrivain selon le degré de moralité contenu dans ses œuvres.

Les désarrois du lecteur paresseux

3Les œuvres de Maupassant sont ainsi peuplées, apprend‑on, de « personnages qui dérangent et dont le lecteur n’a pas envie de se rapprocher parce qu’ils compliquent au fond ses représentations simplistes de la vie » (p. 153). Selon Th. Poyet, l’écrivain oserait, dans un geste permanent de provocation, « lever le voile sur cette réalité. C’est déjà une première provocation aux yeux d’un certain lecteur qui préférerait ne rien savoir et ne pas être mis au courant » (p. 36). Le lecteur serait donc un être innocent, qui ne voudrait pas être perturbé par une narration lui décrivant la réalité : « Tout le talent de Maupassant se tient là, dans une capacité à élever la voix sans que ne l’entendent tous ceux qui ne veulent rien en savoir… » (p. 80). L’écrivain ose donc troubler le lecteur bien‑pensant qui préférerait ignorer les horreurs décrites dans une surenchère répétitive, assure Th. Poyet.

4L’erreur première de l’auteur de Notre cœur est donc de ne pas être un auteur moral, en ceci qu’il tait son opinion propre et s’abstient de juger les personnages: « immoral Maupassant ? Ou peut-être simplement amoral, ce qui risque d’être pire encore ! » (p. 39) ;

On comprendrait encore que son œuvre puisse témoigner du sordide ou de l’intime […] mais il faudrait alors un discours moralisateur pour montrer au lecteur qu’un tel comportement est interdit et que de telles pensées sont à bannir. Or, Maupassant se tait : il ne prend pas partie, il n’indique pas où se tient le Bien et le Mal et au bout du compte, nous l’avons vu, tout semble au contraire se confondre. Pour le lecteur contemporain de Maupassant, alors, c’en est trop !

5parce que « le culot de Maupassant n’a pas de limites » (p. 47). L’auteur de L’Inutile Beauté incarne ainsi le comble de l’ignominie pour le critique : « par-delà l’homme, l’écrivain lui‑même n’est pas un auteur moral » (p. 112).

6Maupassant aborderait en effet « son temps avec l’envie de le provoquer » (p. 14), déterminant du coup différentes stratégies de mise en récit du réel. Il travaillerait à maintenir une posture supérieurement maline, afin de ne pas être « le dindon de la farce » (p. 14). Tout relèverait donc d’une ruse dans les récits de Maupassant, marqués par « l’égoïsme » (p. 102) qui ravage l’écrivain (« au fond, la terre peut s’arrêter de tourner après lui, ce ne serait pas bien grave » p. 113). La réalité est‑elle difficile à saisir — songeons aux récits fantastiques — ; est‑elle souvent perçue comme pouvant être double ? Pour Th. Poyet, il n’est nulle question alors d’une philosophie ou d’une réflexion sur notre rapport au monde : c’est au contraire le narcissisme de l’écrivain qui s’exprime et lui fait « doubl[er] la réalité, il lui invente dans ses contes et nouvelles toutes les faces cachées qu’il veut bien imaginer comme pour se donner raison ». L’élève de Flaubertserait donc cet « alchimiste » qui « transforme la réalité pour mieux s’en rendre le maître, pour mieux lui faire dire ce qu’il veut qu’elle dise » (p. 15). Il manipulerait le réel dans ses textes, afin de maintenir une posture de privilège et pour que le lecteur soit berné par le récit qu’il est en train de lire. Car « le lecteur se perçoit perdu, incapable d’une émotion sincère dès lors qu’il s’interdit de ressentir quoi que ce soit, effrayé à l’idée d’être bientôt le jouet de Maupassant lui-même… » (p. 153).

7Ce que suggère donc Th. Poyet dès les premières pages, dans ses spéculations hypothétiques sur le psychisme de l’auteur, c’est que ce dernier procède, d’un point de vue narratif, de la même manière que ce qu’il décrit dans la société. En effet, si Maupassant nous « montre une société où tout le monde se joue de tout le monde et où la seule fin possible assignée à l’existence humaine se réduirait bien à duper l’Autre », alors son écriture procède comme cette société, puisqu’elle s’affirme « dans son unicité en condamnant les autres littératures et se moque d’elle-même en refusant de se prendre au sérieux et en jouant la carte de la provocation, comme pour mieux repousser peut‑être le lecteur inutile, celui qui n’en manifesterait pas les exigences suffisantes ! » (p. 15).

Provoquer pour être ?

8On le voit d’entrée de jeu, les propos de Th. Poyet se révèlent être fondés sur une conception réductrice de l’œuvre de Maupassant, ancrée uniquement sur cette notion ambiguë de la provocation, que le critique va traiter selon différents thèmes répartis en autant de chapitres (la question du sexe, la femme, la famille, la société, la politique, les valeurs, la littérature, les personnages).

9Mais provocation pour qui ? Il semble que Guy de Maupassant, l’homme, soit une provocation pour les lecteurs d’aujourd’hui avant tout. Car l’épithète qui revient à plusieurs reprises sous la plume de Th. Poyet pour qualifier l’écrivain est « dérangeant ». Maupassant est inconfortable, parce qu’il « donne à voir un autre personnage que celui souhaité par la bienséance » (p. 22) — de notre époque. Maupassant serait raciste et antisémite, comme le montreraient deux citations extraites sans contextualisation d’« Allouma » et de Mont-Oriol. Pour Th. Poyet, si ces opinions — émises par des personnages fictifs — se noient peut‑être bien dans la doxa d’alors, elles « jouent [néanmoins] de la polémique et du bruit pour asseoir le nom de Maupassant » (p. 22). Et ce dernier irait même jusqu’à exécrer l’espèce humaine qu’il trouverait, « au fond, indigne tout simplement de vivre » (p. 22). Et ceci parce que l’auteur de La vie errante a exprimé souvent un dégoût de la vie, un ennui dont Th. Poyet peine, semble‑t‑il, à saisir la profonde douleur.

10Tout, chez Maupassant, ne serait en bref que mise en scène de soi. Et l’universitaire considère même la folie comme une des postures les plus provocantes de Maupassant : parce qu’elle échappe à un « état normal qui n’est pas suffisant », elle lui permettrait de « manipuler la réalité » (p. 25). L’auteur de Lui ? aurait donc choisi d’être fou, par snobisme. Mais il faut remarquer que Th. Poyet évacue la folie de ses thèmes étudiés, et envisage l’œuvre de Maupassant comme homogène, comme si, par exemple, le progrès de sa maladie n’avait pas eu d’influence sur sa création. Cette perspective caricaturale évacue toutes les nuances de la pensée de l’écrivain : Th. Poyet décrit par exemple sa misogynie comme constante, alors même qu’il remarque que la femme est souvent violée ou abusée dans l’univers maupassantien.  Dès Boule de Suif, semble nous dire l’universitaire, la vision narcissique et destructrice de l’existence était forgée chez Maupassant, et elle ne bougera plus jusqu’à Qui sait ?.

11Le narcissisme de Maupassant se manifesterait notamment par la présence de prostituées comme personnages principaux, ce qui lui permettrait de provoquer ses lecteurs afin de se mettre en avant :

Au fond, on l’aura vite compris avec Maupassant, la figure de la prostituée est un choix un peu gratuit pour l’auteur, uniquement justifié par l’aspect tapageur du personnage mal famé. (p. 32)

12Et la provocation, ressort de la mise en avant de soi, conduirait donc à la création de récits parfaitement immoraux selon Th. Poyet, qui n’est pas loin parfois d’appeler Dieu à témoin de l’indécence de la narration maupassantienne.

13On l’imagine, ce qui choque intensément Th. Poyet chez Maupassant c’est le traitement de la sexualité. Dérangé par ce que ses contemporains rapportent de la vie privée de l’écrivain dissolu, il s’insurge contre l’érotisme animal qui prévaut dans ses récits :

C’est un comble, et pourtant Maupassant fait comme si tout cela était du plus grand naturel, si toutes les femmes étaient ainsi dépravées, désireuses toujours d’une sexualité trouble. (p. 37)

14Th. Poyet en appelle quasiment à une levée de boucliers féministes, afin de défendre ces femmes « ainsi possédée[s] par [leurs] hormones » (p. 46). La même indignation se retrouve côté masculin d’ailleurs, puisque « chez Maupassant, un homme n’est pas concerné par le devenir de ses spermatozoïdes ! » (p. 68).

15Pour Th. Poyet, l’écriture est d’ailleurs liée à aux performances sexuelles :

si Maupassant multiplie les relations sexuelles et qu’il lui suffit de « tirer quelques coups » pour avoir le sentiment de faire l’amour, tout semblablement, il lui faudrait éjaculer sur la page blanche une semence de son cerveau trop vite répandue pour compter encore vraiment dans les instants qui suivront. (p. 131)

16L’écriture de Maupassant sèche vite, disparaît, ne compte pas vraiment. Elle ne serait qu’ « une distraction, un simple loisir. Rien de bien sérieux, au fond » (p. 154). Alors, se demande‑t‑on, pourquoi lire Maupassant ?

17De plus cette écriture, qui serait selon Th. Poyet uniquement fondée sur une volonté de provoquer le lectorat, verrait sa qualité littéraire diminuer de par cette obsession :

L’on mesure bien l’étendue de la difficulté à évaluer la qualité de l’œuvre de Maupassant qui, peut-être, n’aura pas déclenché des scandales par sa capacité à renouveler la représentation du monde mais simplement par son goût pour des sujets polémiques… ce sera à discuter. (p. 128)

18La valeur de la création maupassantienne serait également entachée à cause du goût que l’écrivain portait à l’argent. Il a osé « s’intéresser à l’argent parce qu’il en dépense beaucoup et que la littérature ne rapporte jamais assez » (p. 25) ; il n’aurait pas vu que « c’est un peu de la grandeur de l’artiste qui disparaît là » (p. 26). Th. Poyet défend donc une vision rétro‑romantique de l’artiste : heureux de mourir de faim pour ses lignes, la réputation d’un écrivain et la valeur esthétique de son œuvre seraient entravées si celui-ci prétend demander des sous pour son travail — et ce dans un siècle qui s’est battu pour la reconnaissance des droits d’auteur.

Si loin, si proche

19En définitive, ce qui frappe dans Maupassant, une littérature de la provocation, c’est le défaut essentiel de distance critique. Th.  Poyet ne saisit pas la distinction entre un écrivain et un narrateur, attribuant à Maupassant ce que tous ses personnages peuvent dire ou faire. Cette confusion entraîne une lecture documentaire et moralisante des récits de fiction, guidée par la grille éthique et bien-pensante du critique. S’ajoute donc un problème de distance temporelle, puisque Th. Poyet peine à resituer dans son contexte la littérature de Maupassant ; c’est pourquoi il peut s’insurger par exemple contre la défense de l’aristocratie ou l’apologie des drogues faites par l’écrivain à la fin du xixe siècle.

20Le critique assure en conclusion que si Maupassant avait vécu aujourd’hui, il serait alors une sorte de journaliste à la prose analogue au marketing de Citroën (!) ; mais surtout, il ne pourrait pas s’exprimer librement dans la presse de nos jours, tellement il est choquant lorsqu’il défend une société inégalitaire (cf. p. 104) :

Bien sûr, tous les défenseurs de Maupassant s’écrieront qu’il ne va pas bien loin et qu’en cela il ne fait que refléter son temps sans aucune originalité. Peut‑être, mais cela constitue‑t‑il une excuse ? (p. 106).

21La critique littéraire, selon Th. Poyet, se doit donc de condamner Maupassant ou de l’excuser (dans le cas où l’on serait un de ces « thuriféraires de Maupassant », p. 106). Avec l’auteur de Fort comme la mort, « on se pourlèche déjà les babines […] même si l’on se sent obligé, ensuite, d’en faire une violente critique morale » (p. 158).

22Le manque de distance à l’objet entraîne ainsi de graves problèmes de méthode. Il n’est par ailleurs jamais question, dans l’ouvrage qui nous intéresse, d’analyser la forme des récits de Maupassant ou de tenir un propos sur l’écriture même. Les citations sont parfois accumulées sans commentaires, extraites sans contextualisation aucune d’œuvres parfois très diverses. De plus, le découpage de l’ouvrage selon différents thèmes repose sur un ordre établi sans raison apparente, et les chapitres s’enchaînent sans transition véritable. Surtout, la folie — si incontournable si l’on veut dresser une esthétique de Maupassant — n’est évoquée qu’au détour d’une phrase ; et le délire vient faire chavirer ce prétendu système de provocation qu’essaie d’élaborer Th. Poyet.

23Dans le style même de sa critique, frôlant parfois une brusque familiarité, l’on butte sans cesse contre des traces d’indignation : contre des points d’exclamation, d’interrogation, des points de suspension censés s’attacher la complicité du lecteur face à l’immoralité maupassantienne. Certaines formules récurrentes dans le discours du critique témoignent de l’orientation moralisante de sa perspective. La phrase « Maupassant va encore plus loin » insiste à maintes reprises sur la prétendue surenchère de cette écriture, et des questions comme que dire ? que penser de ? trahissent à quel point Th. Poyet est en réalité choqué par cette œuvre : « En fait, Maupassant ne dénonce rien, et c’est bien en cela qu’il provoque le plus vivement : que dire, que penser ? » (p. 44).

24L’universitaire conclut au risque que constitue la lecture de Maupassant :

Peut-être y a-t-il alors quelque chose de dangereux à lire Maupassant. Oui, dangereux, parce que l’écrivain ne cesse d’attirer l’attention sur les petitesses de l’humanité et ses grosses erreurs. Il détourne de la vertu en montrant sans cesse le vice. (p. 101)

25Faudrait-il donc interdire Maupassant ?

26Toujours est-il que le livre de Thierry Poyet témoigne bien d’une chose : c’est que Maupassant n’est pas si facile qu’on le croit, et qu’aujourd’hui encore, il dérange profondément — au point que Th. Poyet impute son inconfort personnel à une esthétique construite par l’auteur uniquement autour de la provocation. « Difficile de caractériser Maupassant et de comprendre comment le rencontrer, comment rentrer dans son œuvre » (p. 157). C’est la seule chose que le critique a démontré, et il a ainsi prouvé toute la nécessité non pas de juger Maupassant, mais de l’étudier aujourd’hui, pour qu’il continue, heureusement, à nous provoquer comme dit Th. Poyet — du moins à nous émouvoir et à nous faire réfléchir.