Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Christophe Schmit

Fontenelle ou la pluralité des points de vue

Isabelle Mullet, Fontenelle ou la machine perspectiviste, Paris : Honoré Champion, coll. « Les Dix-huitièmes Siècles », 2011, 216 p. EAN 9782745322159.

1Les Entretiens sur la pluralité des mondes, ouvrage de Fontenelle publié en 1686, présentent le nouveau système du monde issu de révolution copernicienne dans le cadre d’une philosophie naturelle cartésienne (tant par son contenu, la théorie des tourbillons, que par son épistémologie, un art de raisonner résultant de la nouvelle méthode scientifique). Dialogue entre un philosophe et une Marquise offrant une vulgarisation en cherchant l’adhésion du public, les Entretiens sont parfois jugés comme un livre mi‑plaisant mi-sérieux, rentrant dans les codes d’un genre et d’un art de la conversation, opinion en partie fondée mais ne rendant pas compte de la profondeur de l’écrit. Isabelle Mullet déploie, par une analyse érudite et convaincante, les rouages et enjeux d’un livre qu’elle considère comme la matrice de toute l’œuvre fontenellienne.

2Toute l’analyse repose sur la notion de point de vue. Le perspectivisme auquel se réfère le titre du livre renvoie au thème de la relativité des points de vue, ce dernier étant associé à une réflexion sur les limites du savoir et sur le caractère construit des représentations du monde. Le décentrement et la multiplication des points de vue — qui résultent pour une large part de l’effondrement du cosmos antique — conduit à un usage sceptique et critique du perspectivisme (c’est le cas chez Montaigne). Au‑delà de cet aspect, il est au xviie siècle « un véritable paradigme général d’intelligibilité » (p. 198) : le rapport au réel est placé sous le signe de la vision, et la notion et le lexique du point de vue s’appliquent à la situation de l’homme dans l’univers sur le plan ontologique, phénoménologique, politique et moral (p. 198). Le perspectivisme de Fontenelle, dans les Entretiens, s’inscrit dans ce contexte et dépasse un propos purement sceptique : dans un livre critique (des croyances, du pouvoir) mais qui ne se présente pas comme un système philosophique (car non dénué, délibérément, de contradictions), Fontenelle met en place ce qui peut rendre pensable le relatif, « soit de nouvelles coordonnées pour la culture » (p. 17) ; face à « l’inquiétude métaphysique et l’angoisse du décentrement », il cherche à rendre « pensable et habitable » le relatif (p. 17). S’appuyant sur la science nouvelle, son livre tend à l’unification du monde. Cependant, plutôt que d’en exprimer une vision figée, les catégories et polarités de cette vision sont des nouvelles coordonnées « de monde en devenir », des « processus » (p. 7). L’expérience de pensée proposée dans son livre « n’a de sens qu’en mouvement » (p. 200) et le jeu des points de vue fait de l’œuvre « une machine-perspectiviste ». Fontenelle propose alors une philosophie pratique du point de vue, maintenant la pensée en mouvement applicable à tous les domaines (scientifiques, philosophiques, politique, social) ; elle conduit « à l’exercice d’une libre pensée qui se définit non seulement comme compétence critique mais encore comme créativité », et Fontenelle pose les fondements d’une conceptualisation de la modernité (p. 7).

3L’auteur divise son étude en deux grandes parties. La première montre comment se construit le nouveau monde à l’aide d’une poétique du discours scientifique et dévoile la portée philosophique de cette construction ; la seconde s’attache à la conception de la modernité chez Fontenelle.

L’univers infini : poétique du discours et déconstruction de la doxa

4Le motif de la vision est prépondérant : le dispositif du dialogue requiert un cadre extérieur (la nuit étoilée et sa contemplation) ; il contient une définition de la philosophie reposant sur le rôle limitatif de la vision (« on veut savoir plus qu’on ne voit » d’où le « visible potentiel » (p. 25) que constitue le cosmos, une potentialité qui repose sur des « yeux meilleurs » et, ainsi, se voit disqualifié le discours métaphysique sur l’infini, l’espace cosmique étant de même nature que l’espace sous nos yeux) ; la vision intervient dans le rapport à la nature (qui est un opéra dont le philosophe, en changeant de point de vue, peut découvrir les rouages derrière les décors) ; dans la forme didactique du livre (« je n’ai qu’à tirer le rideau, et à vous montrer le monde », les Entretiens inscrivant l’expérience dans l’univers visuel qui est lieu d’expérimentation sans objets de médiation (lunette, microscope etc.) ce qui suggère une continuité entre le point de vue des personnages et l’univers infini et par là‑même invisible, une expérience, le topos du theatrum mundi par la référence à l’opérale suggérant, qui relève aussi de l’imaginaire). C’est à partir de l’observation réelle de la nature que se met en place la volonté d’une confrontation avec le caractère contre-intuitif de la nature (l’univers infini).

Construction poétique du monde

5Avant de discourir sur d’autres mondes habités, Fontenelle, par étapes, présente le nouvel univers de la science classique. Il le rend tout d’abord compatible avec la réalité perceptive (laquelle ne peut que le réfuter), le système héliocentrique copernicien étant possible puis, finalement, jugé préférable à tout autre. Ce nouveau cosmos restant une construction abstraite, une série d’expériences de pensée (des changements de points de vue par le biais de voyages imaginaires sur d’autres planètes permettant d’imaginer et de dresser le panorama offert sur le reste de l’univers) vient lui donner assise. Différences et nouvelles perspectives s’offrent dans l’espace imaginaire qui se voit doté d’une profondeur espace qui, finalement, se construit sous les yeux du lecteur comme l’espace de la physique. Le voyage devient alors substitut et extension de la vue. Cet espace ne s’identifie plus à une entité abstraite : Fontenelle l’intègre à un espace perceptif en substituant à la discontinuité entre ce que l’on voit et l’univers un milieu qu’il produit poétiquement ; le nouvel univers est intégré par la poétique au champ perceptif (p. 36). Ainsi, le jeu des rayons de lumière et le réseau des regards des habitants des planètes qui s’observent mutuellement par des lunettes astronomiques matérialisent la texture d’un milieu qui devient perspectif et dont la profondeur relève du visible ; ainsi, que les planètes soient emportées par un fluide, comme un navire par la mer, rend possible des communications entre planètes ; ainsi l’univers en équilibre formé par la multitudes des astres est illustré par l’équilibre diplomatique entre nations. Fontenelle bâtit un milieu perspectif et perceptif homogène continuant celui se donnant immédiatement à nous. Sans changer de place, la Marquise a accompli un grand voyage : la fixité du point de vue et de ce qu’on observe depuis la Terre se trouve intégrée dans une mobilité et un espace infini homogène (p. 35-36). Nous sommes dans cet univers en même temps qu’hors de lui : de Jupiter l’existence de la Terre est hypothétique, voire l’hypothèse qu’elle soit habitée n’existe pas. Ce renversement de point de vue ne résulte pas d’un dispositif narratif comme le voyage fictif sur la Lune chez Cyrano de Bergerac : ici, en même temps que les personnages dialoguent se porte le regard des autres êtres célestes et cette objectivation provoque une autonomisation du cosmos ; se construit alors un « espace comme espace phénoménologique indépendant de l’observateur » (p. 38).

6Le système de Copernic, passant du système abstrait au phénomène par le biais d’une poétique, est intégré à l’espace perceptif.

Déconstruction de la doxa

7Fontenelle s’attaque à la doxa jugeant le système de Copernic comme paradoxe. Il montre que notre expérience du monde relève d’un point de vue la rendant partielle et relative (p. 45). L’optique (la vision) sert alors à relativiser l’expérience humaine immédiate. L’acceptation de l’univers paradoxal copernicien repose sur des exemples contredisant les évidences (la réalité invisible des mondes microscopiques récemment découverts laissent supposer d’autres existences non dévoilées, la découverte de terres longtemps insoupçonnées) : des éléments distinguant le vu du connu et laissant place à une connaissance de l’invisible.

8Par ailleurs, Fontenelle dresse une « généalogie des erreurs de jugement » (p. 46) : l’expérience visuelle exerce une emprise sur l’imagination expliquant les résistances de l’esprit à concevoir un autre univers ; les limites des facultés et jugements génèrent des erreurs d’interprétation et d’appréciation ; l’amour-propre place l’homme à la mesure de toute chose imposant son seul point de vue. Il insiste sur le point de vue de l’autre : l’indien voyant les conquistadors arrivés est comme le terrien incapable d’imaginer une communication avec d’autres peuples dont il ne soupçonne pas l’existence, la comparaison impliquant que le point de vue terrien est peut-être erroné. Enfin, l’homme lui-même se voit dépouillé de son évidence et apparaît dans son étrangeté : sa vie brève emplie de contractions (raison, passions), paraîtrait bien étrange pour une créature d’un autre monde. Autant d’arguments relativistes liés à la vision rendant possible l’existence d’autres espèces dont les différences avec nous dépasse l’imagination. C’est toute une série « d’arguments sceptiques liés au visible, utilisés traditionnellement pour mettre en avant les limites de la connaissance humaine voire dénoncer les présomptions de la science, [qui] est ici mise au service d’une potentialisation du réel » (p. 50) ; il y a là toute à la fois « héritage et dépassement du scepticisme » (p. 50) chez Fontenelle : héritage pascalien ou du discours lockien minant potentiellement le fondement d’une connaissance scientifique, et dépassement par ce détournement (potentialisation).

Les incohérences d’un texte ?

9La réflexion de Fontenelle s’appuie sur un présupposé rationaliste, la nature se conformant à des lois logiques et accessibles à l’esprit humain : un savoir complet est possible constituant « l’horizon théorique du progrès scientifique » (p. 63). Pourtant, des passages soutiennent la relativité absolue du savoir humain. L’imagination est critiquée : elle reste soumise à l’expérience visuelle et tributaire des illusions psychologiques liées à l’égo de l’homme ; la raison devrait tempérer cette tendance de l’imagination à prendre le particulier relatif pour l’universel (ce qui rend caduque la possibilité du général étant donnée la diversité des points de vue) mais la raison, selon Fontenelle, prend sa source dans les sens et l’expérience, tout comme l’imagination, ce qui rend sujet à caution la garantie théorique de la vérité du savoir humain ; Fontenelle critique l’anthropomorphisme qui découle d’une analogie, elle‑même provenant de l’imagination limitée de l’homme en même temps qu’elle lui sert à fonder la pluralité des mondes (les astres habités comme la terre et la diversité des caractères des habitants des planètes à l’image de la diversité de ceux de la Terre). Puis la vérité semble avoir une existence en soit, en même temps qu’il existe des degrés de vérité. Dès lors, « les limites du jugement et la variété infinie des êtres viennent menacer la possibilité de la science elle-même considérée comme connaissance possible du réel tel qu’il est » (p. 67) : le texte se présente alors comme « philosophiquement paradoxal, au sens de déficient d’un point de vue logique, puisque les implications de différents arguments apparaissent comme contradictoires entre elles » (p. 67). L’auteur interprète ce paradoxe en soulignant l’« a‑systématicité » du propos plutôt que son incohérence. Elle note que la littérature reprend ses droits sur la philosophie et est « un outil permettant de prendre en charge une certaine plasticité de la pensée, et d’autre part comme lieu apte à exprimer et problématiser une certaine plasticité du réel lui‑même » ; une « fiction philosophique » fonctionnant de « manière cohérente, non comme un système mais comme une machine, un dispositif en mouvement. Une logique complexe sous-tend l’ensemble : une logique du relatif. Les Entretiens sont gouvernés par une philosophie du point de vue dont l’ordre est topologique et le principe, dynamique » (p. 67).

10L’auteur développe cet argument en examinant le rapport du thème moral au domaine de la physique : Fontenelle dresse une homologie entre le système planétaire et le fonctionnement du système humain (personnification des planètes), une analogie de leur fonctionnement justifiée par le fait qu’ils sont deux productions de la nature (hasards gouvernant les conditions particulières et les conditions de distribution des planètes dans le cosmos ; équilibre entre les planètes et le système humain), puis note la responsabilité du système humain concernant la représentation du monde (géocentrisme lié à « l’amour-propre », différence de nature entre la terre et les autres planètes et différences des conditions sociales). Cette pratique articule le domaine moral et le domaine astronomique. Le texte passe alors du point de vue de la nature au point de vue de l’homme projetant ses qualités et opère une circulation brassant une gamme d’aspects et d’implications physiques, morales et sociales. Se tient alors dans un même mouvement le point de vue du monde et de l’homme. Dans cette « topologie dynamique », Fontenelle articule (ne résout pas) ainsi les contradictions épistémologiques (scepticisme radical, positivisme) dans un perspectivisme où ces contradictions sont des pôles opposés, des possibilités théoriques que l’esprit passe en revue sans pour autant s’y fixer. Le texte est alors comme « une grande anamorphose, qui présente plusieurs lignes de sens, mais n’offre que chaos d’idées si l’on se fixe du mauvais point de vue » (p. 74) ; une « machine perspectiviste » qui dans sa structure dynamique propose « une démultiplication elle-même mouvante des points de vue » (p. 74).

11L’utilisation de l’optique (lumière, point de vue, perspective, anamorphose etc.) à l’analyse morale (illusion, discernement, confusion) est largement répandue au xviie siècle comme modèle heuristique ou métaphorique. Chez Fontenelle, il n’y a pas de bon point de vue, tant moral que physique, ce point de vue divin des moralistes d’où tout fait sens et où se résolvent les contradictions : Fontenelle ne résout pas les paradoxes mais les relativise par la multiplicité des points de vue ; il n’y a ni mauvais ni bon point de vue (moral, physique), le perspectivisme fonctionne comme cadre général d’intelligibilité et le vrai lieu est relatif et conventionnel. La multiplicité du point de vue pouvant aboutir à un scepticisme quant au savoir, les thèmes des moralistes sur la nature contradictoire de l’homme, son statut paradoxal d’objet et sujet du savoir, ou la difficulté de définir l’être à la fois semblable et différent (la confrontation du général et du particulier) sont dépassés par Fontenelle « par l’utilisation de la relativité des points de vue comme un cadre formel » (p. 82) qui fait que « l’homme n’est plus alors séparé de l’ordre et du sens, mais se trouve inscrit dans un nouveau système d’intelligibilité proprement relativiste » (p. 83).

Conception de la modernité

12La seconde partie de l’étude inscrit les Entretiens dans la querelle des Anciens et des Modernes et aborde essentiellement la question de la modernité. Fontenelle élargit les termes du débat, la réflexion sur la supériorité des Anciens ou des Modernes laissant place à « une historicisation de la culture antique et une définition de la modernité comme âge de la raison » (p. 129). Le terme « modernité » n’ayant pas d’assise conceptuelle à l’époque, Fontenelle en construit le « point de vue » dans les Entretiens qui constituent alors une « mise en œuvre, une dramatisation, de la réflexion argumentative des textes théoriques » (de Fontenelle) portant sur le sujet (p. 129).

Les textes théoriques et les découpages disciplinaires

13L’auteur analyse dans un premier temps des textes théoriques (Digression sur les Anciens et les Modernes, Origine des fables, Sur l’Histoire) dans lesquels elle voit l’émergence de nouvelles disciplines (l’histoire, l’anthropologie, l’esthétique). Fontenelle articule les différents aspects de la modernité (la position moderne en philosophie naturelle — rupture avec la scolastique, nouveaux objets scientifiques, mathématisation, nouvelles méthodes etc. — et les débats esthétiques — la Querelle) et pose les fondations de l’histoire, de l’anthropologie et de l’esthétique. Il ne propose pas un système de réorganisation des savoirs mais opère à de « nombreux niveaux un décloisonnement de la culture classique qui débouche sur les découpages disciplinaires du xviiie siècle », réorganisation dont l’Encyclopédie constitue le monument (p. 131).

14Ainsi, plus qu’une étude sur les fables, l’Origine des fables porte sur « l’esprit humain » dans « l’une de ses plus étranges productions ». Fontenelle aborde la fable d’un point de vue anthropologique : elle est interprétée comme une démarche d’explication de la nature comparable à la science moderne. Le faible essor de l’expérimentation justifie le caractère fabuleux du récit et les fables témoignent d’un état de développement de la civilisation. Fontenelle se démarque des libertins interprétant la naissance et la diffusion des fables comme le fait d’une volonté de puissance (croyances comme mécanismes théologico-politiques d’assujettissement) et y voit plutôt le résultat de facteurs complexes : l’ignorance favorise l’interprétation, la tendance humaine à magnifier le conte, la transmission orale favorisant le merveilleux etc. La mythologie est une construction culturelle dénuée de signification dans le contexte moderne : si les grecs croyaient aux fables explicatives de la nature, on les goûte sans y croire ; la raison et l’imagination se séparent, la fable existe encore dans la poésie ou la peinture car source de plaisir esthétique ; Fontenelle donne une autonomie à l’esthétique et infléchit la manière dont est posée la question de la Querelle (il distingue l’évolution des sciences et celle des arts, Perrault érige la supériorité des sciences des modernes en paradigme et qu’il applique aux domaines des Beaux-arts).

15D’une manière générale, Fontenelle intègre sa défense des modernes dans une pensée historique, dans un devenir où la conception cyclique de l’histoire — qui reste le modèle de la pensée classique (p. 133, p. 140) — laisse place à une « ligne, orientée et infinie » (p. 133) ; il dépasse alors les termes de la Querelle posant la question de la prédominance ou non du Présent en inscrivant celui-ci dans « la perspective temporelle du passé et du futur » (p. 140).

16Par ailleurs, dans Sur l’Histoire, Fontenelle veut une histoire des mœurs et des coutumes non plus seulement des rois et des batailles, anticipant ainsi Voltaire, et ce pour la connaissance de l’homme (139).

Les entretiens comme application dramatique et mise en scène de la modernité

17L’Entretien exprime la vision moderniste de Fontenelle et l’appel à une histoire des mœurs trouve un « équivalent dramatique, soit une mise en spectacle des mœurs et des cultures internationales » (p. 141) : le texte offre un regard panoramique sur la diversité des peuples et leurs coutumes ainsi qu’une peinture des mœurs passés. Un regard extérieur, surplombant l’autre, qui ne participe plus d’un jugement fondée sur la morale mais qui repose cependant sur des préjugés culturels : un regard préparant une ouverture de la culture à l’altérité tout en demeurant regard normatif se référent à ce qu’il connaît. Pour autant, ces allusions sont aussi le moyen de critiquer les superstitions qui ne sont pas l’apanage des autres peuples passés ou primitifs (continuité et identité entre l’autre et le contexte français) de même que, implicitement, la religion chrétienne (Fontenelle se sert de la fable pour désigner la religion chrétienne comme un mythe ; ce que dit le texte sur la fable (définie comme « histoire des temps reculés »), sur la mythologie s’applique aussi à l’Écriture, les deux tenant de l’ignorance de l’homme et de son goût du merveilleux (p. 148)). L’explication religieuse tient des tentatives erronées de l’esprit humain et est superflue à l’âge de la science moderne. Le texte réinscrit alors la mythologie gréco-latine présente dans la culture de l’époque dans la diversité des croyances des peuples, tend à soumettre le récit biblique comme construction culturelle au même sort, et face au discours religieux et son discours de totalisation expliquant le monde, il autonomise des domaines tels que l’histoire naturelle, l’anthropologie, l’étude des mythologies et la religion. Ainsi, Fontenelle « utilise le motif de la supériorité européenne [le regard en surplomb] comme outil de modernisation culturelle » (p. 150).

18Fontenelle opère une théâtralisation de l’histoire en représentant de manière « opératique l’avènement de la science moderne » (p. 141). La modernité est mise en scène comme événement dramatique venant clore une succession d’erreurs et les philosophes modernes en sont les héros (histoire de la philosophie comme épopée, Copernic figuré en héros mythologique etc.) Les Entretiens créent un imaginaire du progrès et de la modernité. Or, l’opéra, avec un référent mythologique omniprésent, est un des lieux de la représentation de la puissance royale. Le siècle de Louis XIV est un retour à l’âge d’or et est une actualisation du modèle transcendant qu’est l’Antiquité : plus qu’une réincarnation d’une période, c’est le présent et la modernité qui se substituent à l’antiquité et sont mythifiés. Le roi récupère les attributs des dieux et héros mais est représenté comme roi moderne. Le présent est mythifié et met fin à l’histoire : « on est en présence d’une modernité mythifié » (p. 155). Dans les Entretiens, la modernité rationnelle s’inscrit dans cette vision téléologique de l’histoire liée à l’absolutisme : la dramatisation des exploits du roi est comparable à celle des philosophes modernes érigés en héros, par l’ouverture d’une ère incomparable et un retour à l’ordre et « la mise en scène du triomphe de la science rationnelle fait écho à la représentation du mythe royal-national » (p. 157). Perrault fait de la supériorité du présent celle du monarque ; les Entretiens contribueraient aussi à la création et diffusion du « mythe politique de la modernité » (p. 157). Pour autant, d’autres textes de Fontenelle suggèrent qu’il n’adhère pas à l’idéologie du système absolutiste et, dans les Entretiens, l’analogie entre le nouveau cosmos et l’organisation politique n’implique pas correspondance en nature entre l’ordre de l’univers et l’ordre social ; à la supériorité naturelle (des astres entre eux) ne répond pas une supériorité légitime, la supériorité politique est contingente et ne repose que sur la crainte du plus fort ; l’équilibre des planètes s’oppose au modèle politique de l’expansionnisme.

19Ainsi, l’avancée des sciences s’accompagne d’un art de raisonner, une raison critique aboutissant à une désacralisation généralisée (p. 164). L’utilisation de l’opéra, par Fontenelle, n’a rien d’anodin, l’opéra est un des lieux majeurs de la culture contemporaine ; c’est chez lui un moyen de rallier aux sciences mais, en même temps, la manière dont il en use relativise le média « comme discours culturel, enrayant son fonctionnement mythologique et politique » de « rituel socioculturel » (p. 165). Le roi laisse place aux philosophes, le merveilleux n’implique plus sa puissance, Fontenelle fait allusion aux procédures imaginatives de construction de l’allégorie (« supposons », « représentez-vous » etc.), enfin il joue l’exposé pompeux plein d’enthousiasme de la nouvelle mythologie : autant d’éléments par lesquels l’opéra se voit identifié comme code, comme « construction culturelle et de langage » (p. 165). L’opéra sert de langage culturel diffuseur de science auprès du public et « se constitue comme un pastiche, ce qui opère une démythification politique » (p. 166). Cette distanciation, « mise en scène de la mise en scène », porte un coup au spectacle du pouvoir devenant spectacle de la culture et invite le lecteur à ne plus être spectateur passif mais à participer à la création de la modernité. Le culte des anciens et du roi suscitent un rapport de fascination, cible du rationalisme de Fontenelle en tant qu’elle fige la culture dans le temps ; les critiques de Fontenelle invitent à « une prise de conscience du relativisme culturel », ouvrant la voie à un « constructivisme de la culture » (p. 168). Pour Fontenelle « le progrès des sciences sert à ouvrir le futur, à mettre le présent en perspective » (p. 168) (la multiplicité des mises en perspectives du texte invite à se libérer des préjugés — si on ne peut aller dans les airs, cela n’implique pas que nous le puissions pas à l’avenir), ce présent étant « lui‑même pris dans une temporalité perspectiviste » (« nous serons quelque jour Anciens », écrit-il). Les Entretiens construisent alors la modernité comme spectacle, un spectacle voué au « transitoire », « donnant ainsi une identité propre et commune au présent ; ils construisent en même temps une distance critique par rapport au discours de totalisation culturelle, fondant ainsi la modernité comme rapport réflexif de la culture à elle-même » (p. 169‑170).

20Mettre en scène la culture c’est aussi se référer à un certain type d’espace public. Entre conversation galante, énonciation libertine et publique de théâtre, le texte fait coexister plusieurs modèles. Ainsi, la conversation honnête et galante et son art d’inclure, de plaire et rendre heureux l’autre, ainsi une stratégie de la persuasion faisant écho au dispositif de séduction et d’initiation propre au libertinage (parallèle entre l’expérience didactique et ses étapes et la séduction amoureuse ; il existe un rapport de force, le philosophe « attirant » la Marquise à son opinion et le philosophe se soumettant aussi au « bon plaisir » de celle-ci habituée à ce qu’on cède). Le discours libertin est celui d’un petit nombre d’élus, affranchis des croyances et valeurs ; ce modèle exclu le consensus qui est le propre du premier type de discours. Si Fontenelle utilise le modèle libertin par une mise en scène explicite, c’est pour séduire le public, susciter chez lui le désir de faire partie de la petite communauté, celle de « l’aristocratie de l’esprit philosophique » (p. 182) en faire le membre « d’une communauté de savoir […] à venir » (p. 182) : parodie du discours libertin pour capter la bienveillance. Par ailleurs, parodie de la femme savante, ce qui a un effet comique. Et ceci n’est pas neutre mais désamorce, dans un échange avec la Marquise, un déplacement « aux implications politiques radicales » du sens mot « peuple » : ce sont les gens qui ne résonnent pas et ainsi « non plus une classe sociale mais un style de pensée »1 (p. 183).

21Quant au public de l’époque — qui se définit sur le modèle du théâtre « constitué par le spectacle du pouvoir » (p. 185), spectacle « qui lui est donné à voir et à croire »2 — il n’a plus cette dimension passive, mais devient spectateur distancié du spectacle de la culture (par une exposition du discours du pouvoir et une scénographie de la politique). Fontenelle ralliant la Marquise au parti des philosophes change alors le lecteur en philosophe, à la fois prenant plaisir au spectacle de la nature et cherchant à le comprendre. La théâtralisation de la vie publique qui fait de l’aristocrate et d’autres acteurs sociaux des spectateurs est un moyen qu’a l’absolutisme pour domestiquer ; ici, le contrôle de la machinerie du théâtre échappe à l’état pour être offert au public (p. 188) et les « Entretiens changent le spectateur ébloui de la mise en scène royale en public d’acteurs » (p. 188) qui est « désidéré » de l’illusion du spectacle et « peut alors prendre conscience de lui-même comme force politique » (p. 189). Ainsi, « les Entretiens s’inscrivent au cœur du discours officiel et des représentations socioculturelles absolutistes, et les déplacent de l’intérieur » (p. 193) ; ils engagent « une prise de conscience de la culture comme telle, et projettent un espace public qui est simultanément espace de savoir, espace de pouvoir et espace de jeu » (p. 194).

22Cette étude remarquable, s’appuyant sur la notion de point de vue, restitue ce livre dans son contexte (références aux moralistes, aux nombreux écrits sur les voyages imaginaires, références aux philosophes des Lumières) tout en montrant la manière dont il s’en démarque. Il rend compte des portées épistémologiques, politiques et ontologiques des réflexions de Fontenelle, et de toute la richesse d’un ouvrage tant par les positions qu’il défend que par ses stratégies d’écriture.