Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
Michel Jourde

Coryphées à l’âge de l’imprimerie

Nathalie Dauvois, La Vocation lyrique. La poétique du recueil lyrique en France à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Études et essais sur la Renaissance », 2010, 264 p., EAN 9782812401046.

1L’ambition de ce « bref ouvrage » (p. 233) n’est certes pas mince, puisqu’il s’agit finalement de comprendre ce que l’on entendait par poésie « lyrique » en France au xvie siècle. La brièveté indique cependant un choix de méthode : cette compréhension n’épousera pas ici les contours d’un panorama explorant l’étendue des réalisations d’une époque, mais elle reposera sur l’identification des quelques critères essentiels, tels qu’ils furent définis autour de 1550. Résulte de cette ambition un livre qui peut — ou doit — se lire de deux manières : une synthèse de grande valeur et d’une sûreté sans égale sur la poésie lyrique française de la Renaissance, en même temps qu’un essai défendant ardemment un point de vue déterminé sur cette poésie, celui de l’héritage horacien.

2La discrétion excessive de l’auteure, qui la conduit à passer sous silence certains des travaux antérieurs qui ont préparé celui‑ci, a l’inconvénient de masquer la cohérence et l’originalité d’un parcours critique qui, ces dernières années, a défendu des choix originaux pour l’étude de la poésie française du xvie siècle. Si la plume n’est jamais polémique, les choix critiques le sont. Ici, l’ode ne sera pas envisagée, comme elle l’est souvent dans les études consacrées au « lyrisme », comme une forme transhistorique, mais elle sera comprise en fonction des conditions particulières de sa production. Ici, l’étude de la poésie et de la poétique n’apparaîtra jamais comme une dépendance de l’histoire de la rhétorique : si les concepts et les valeurs de la poétique dialoguent avec ceux et celles de la rhétorique, on tiendra pour acquis que leur histoire est largement autonome. Ici, l’étude de la poésie lyrique de la Pléiade ne se fondra pas dans la mise au jour d’une poétique humaniste fondée sur la variété, dans la tradition antique de la silve : elle sera inscrite au contraire dans l’histoire ininterrompue de la poésie chantée — ou du moins définie en fonction de sa « vocation » au chant (odes, chants, chansons, vers lyriques). Ici, cette rencontre de la poésie et de la musique ne sera pas évoquée indistinctement comme un idéal et comme une pratique : idéal et pratique seront décrits comme tels, y compris dans leur distance. Ici, enfin, le recueil de poésie sera bien envisagé comme un livre, mais cela sans que les formes de la mise en livre passent au premier plan et masquent la réalité des poèmes eux-mêmes.

3Sur chacun de ces points, le travail de Nathalie Dauvois demanderait à être situé par rapport à tel ou tel courant récent de la critique seiziémiste, qu’il permet de nuancer, voire de corriger. Mais la dimension de synthèse érudite permet à l’auteure de ne jamais s’appesantir sur ces nuances et ces corrections : le livre se lit comme une démonstration limpide, qui acquiert l’autorité d’un manuel.

4Au centre de cette démonstration : Horace. Un Horace polymorphe : l’auteur, entre 23 et 13 av. J.‑C., de quatre livres de Carmina, que l’on ne cesse ici de parcourir ; l’objet d’une tradition critique ininterrompue, que venaient alimenter les formulations de l’Ars poetica du même Horace ; Horace, enfin, réécrit par les poètes français du xvie siècle. En replaçant ainsi Horace au centre du tableau, N. Dauvois s’engage dans une histoire de la poétique qui met au premier plan la pratique de la poésie, une pratique accompagnée de réflexions et de conceptualisations mais non pas précédées par elles. Cet engagement se perçoit dans le statut des citations poétiques, dont on a parfois l’impression qu’elles sont faites de mémoire et qu’elles viennent naturellement sous la plume.

5Le livre est organisé en six chapitres, précédés d’une Introduction, qui délimite le champ d’étude (tous les « recueils imprimés d’auteurs qui affichent dans leur titre cette vocation lyrique », p. 16), et d’un important Préambule, faisant le point sur la « crise » que Ronsard et Du Bellay vont chercher à résoudre en 1549‑1550, crise non pas évidemment de la « poésie » (Marot ! Scève !), mais « crise de la lyrique » à proprement parler, à travers la dissociation des formes chantées — elles‑mêmes divisées entre une production courante presque anonyme et une orientation vers le cantique — et de formes définies par leur prise de distance à l’égard de la musique, comme l’épître, l’élégie ou l’épigramme. Le premier chapitre, intitulé Héritages et ruptures : l’éloge et l’amour, l’ode et le sonnet, situe l’élaboration française des années 1550 par rapport aux divers modèles développés en Italie dans les décennies précédentes, essentiellement un « modèle d’intégration » (dans lequel diverses formes poétiques, lyriques ou non, sont réunies dans un recueil unifié de manière thématique ou énonciative) et un « modèle binaire » (dans lequel un héritage pétrarquien est placé en regard de l’héritage horacien, la thématique exclusivement amoureuse du premier faisant pendant à la diversité thématique du second). C’est ce second modèle qui va faire l’objet de l’adaptation ronsardienne : là où Thomas Sébillet, dans son Art poetique françois publié en 1548, pariait sur l’équivalence de l’ode antique et de la chanson vulgaire, Ronsard et son maître Jean Dorat choisissent de définir la spécificité de l’ode — mais aussi son extraordinaire plasticité — en revenant à ce qu’ils comprennent comme sa nature antique, originelle, c’est-à-dire sa relation à l’éloge : cantus vel laus (« la chant autrement dit l’éloge »), disaient déjà les scolies médiévales des Carmina. La répartition va donc pouvoir se faire, dans de nombreuses publications françaises du début des années 1550, entre, d’un côté, la poésie des Amours et, de l’autre, celles des Odes ou des Vers lyriques : ici, par delà la variété des énoncés, la continuité d’une parole amoureuse modelée sur les exemples italiens ; là, une entreprise épidictique fondée sur l’imitation des modèles antiques et sur la variété des objets de la louange.

6C’est donc à la Varietas qu’est consacré le chapitre suivant, dont le titre d’apparence strictement « rhétorique » cache malicieusement… une lyre. C’est en effet la variété des sons produits par l’instrument à cordes qui, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, a servi de modèle pour décrire l’amplitude du recueil horacien, et c’est à cette définition que les poètes français de 1550 entendent revenir et se tenir. N. Dauvois montre qu’ils peuvent se fonder pour cela sur le travail d’édition et de commentaire produit par les humanistes, qui ont insisté sur la variété non seulement thématique mais métrique et stylistique des quatre livres de Carmina, et sur les premiers exemples d’adaptations modernes offerts par les poètes néo‑latins. La suite du chapitre inventorie brillamment les différentes mises en œuvre de cette variété proposées par les recueils français produits en quelques années par Peletier, Du Bellay, Ronsard, Tyard, et elle insiste sur la singularité — et l’influence — de l’entreprise ronsardienne de 1550, qui, remontant, comme Horace l’avait fait lui-même, à la source pindarique, accentue le principe de variété jusqu’à faire de l’ode un art fait de « digression, inconstances, complexité dans la disposition des éléments narratifs et énonciatifs » (p. 94) et s’ouvrant ponctuellement aux expériences du vers libre.

7Les trois chapitres suivants envisagent cette « variété » sous trois angles successifs, qui permettent d’approfondir tel ou tel aspect de ce corpus lyrique français ou de révéler telle ou telle de ses sources. Le premier angle est pragmatique (Performance et pragmatiques lyriques) et il constitue la proposition sans doute la plus forte de l’ouvrage. Interrogeant avec finesse l’intérêt que les commentateurs humanistes et les poètes qui les lisaient ont porté aux conditions pratiques de production de la poésie lyrique antique, N. Dauvois résiste toutefois aux illusions de la reconstitution. Les poètes de 1550 entretiennent avec la « performance » lyrique une relation ambivalente : d’un côté, ils éprouvent et expriment la « nostalgie d’une performance première », dont les écrits des anciens lyriques offriraient les traces ; mais de l’autre, contrairement à ce qu’on affirme souvent, leur « vocation lyrique » de modernes assume la distance qui les sépare de cet âge où l’instant et le lieu de la production poétique investissaient celle-ci d’une fonction religieuse, politique ou sociale. Les tentatives de reconstitution (par exemple dans les chœurs de tragédies) ne se comprennent ainsi que comme le rappel d’une origine, nécessaire pour donner toute leur légitimité aux entreprises proprement livresques, non performantielles, qui constituent l’essentiel de la production. Ces tentatives vont aussi se heurter rapidement à des accusations de « paganisme », exprimant « une profonde incompréhension du caractère expérimental de ces poèmes et des rares cérémonies qui les accompagnaient » (p. 121). Désormais, c’est bien la variété du livre de poésie qui se voit chargée de représenter aux yeux du lecteur la variété des circonstances de la production lyrique la plus authentique.

8Le chapitre suivant (Passions) montre comment cette revendication de la variété par la diversité du recueil prend aussi son sens dans une défense morale de la poésie : les effets de la poésie, dont la puissance a suscité tant d’inquiétude, trouvent dans cette variété un principe d’équilibre. Théorie musicale à l’appui, le temperamentum de la lyre et des recueils horaciens ou imités d’Horace, devient la meilleure expression d’une mediocritas, qui n’est pas voie moyenne — les expérimentations ronsardiennes le prouvent assez — mais régulation. Enfin, cette variété se retrouve dans l’inventivité métrique qui marque cette « renaissance de l’ode » (Strophes). N. Dauvois étudie ici la manière dont la variété formelle des odes d’Horace, scrupuleusement analysée par les commentateurs humanistes, a nourri les expériences françaises des années 1550, qui reposent sur l’imitation mais surtout sur la recherche d’équivalence et la rivalité linguistique. Or ce moment d’expérimentation est de brève durée et ne survit guère à la décennie. N. Dauvois voit à cela deux causes, qui ont seulement en commun de ne plus associer lyrisme et variété : d’une part le succès, à partir de 1554, de la découverte des « odelettes » anacréontiques qui invitent à d’autres formes d’expériences lyriques ; d’autre part le retour, dans le cadre des guerres de religion, à un lyrisme chrétien, pour lequel la variété des formes (odes, hymnes, cantiques, péans…) n’existe que pour « converger autour d’une même nécessité de chanter Dieu, la paix, le roi » (p. 206). L’ode française continuera son histoire mais le recueil « à la manière d’Horace », qui lui a donné naissance, commence d’appartenir au passé.

9Le dernier chapitre (Voix) anticipe la brève conclusion. Il est consacré à la recherche du principe garantissant l’unité de ces recueils horaciens fondés sur la variété : faisant un détour par les différentes pratiques du chœur chez les auteurs de tragédie, l’auteure montre que la variété ne peut se déployer pleinement que lorsqu’elle est compensée, ou autorisée, par l’existence d’une voix auctoriale forte. Le je lyrique des recueils ne se détermine pas par son unité (biographique ou éthique) mais par sa capacité d’« orchestrer la polyphonie » : c’est « un coryphée, qui assume lui-même une pluralité de rôles, mais sait placer aux lieux stratégiques du recueil les pièces qui mettent en scène la voix lyrique qui incarne cette unité variée du recueil » (p. 232).

10Le plus frappant au terme du parcours est l’équilibre entre les acquis ponctuels très divers (enquêtes formelles, précisions chronologiques, définition des singularités auctoriales et des enjeux linguistiques) et la force de la thèse défendue, qui rend à l’ode renaissante sa spécificité aussi bien par rapport aux autres formes poétiques pratiquées par les mêmes auteurs que par rapport à d’autres périodes de l’histoire des formes lyriques. Cet équilibre assure au livre une place décisive dans les bibliographies consacrées à l’étude de la poésie française à la Renaissance. Il offre aussi la possibilité d’engager la discussion aussi bien sur quelques points de détail (par exemple sur le lexique métalittéraire des formes lyriques qui aurait peut-être mérité un examen plus systématique1) que sur la formulation de la thèse elle-même. L’objection la plus évidente qu’on peut faire concerne les modes de publication de ces recueils d’odes : qu’il s’agisse d’Horace ou de ses imitateurs, N. Dauvois ne s’arrête guère sur le fait que les recueils lyriques ont aussi vocation à entrer dans des ensembles plus vastes, les Opera du premier ou les Œuvres de Ronsard dès 1560, mais aussi des unités moins vastes. Disons plutôt qu’elle envisage exclusivement la coprésence des odes et des sonnets, mais en ne disant rien, par exemple, du fait que les Vers lyriques sont publiés par Du Bellay en 1549 dans un ensemble qui comprend non seulement les sonnets de L’Olive mais aussi L’Antérotique de la vieille et de la jeune amye, qui engage d’ailleurs une autre forme d’imitation horacienne. Prendre mieux en compte ces mises en situation du recueil lyrique ne modifierait sans doute rien à l’analyse mais permettrait peut-être de la prolonger : la variété lyrique est une voie d’accès à une variété peut-être plus large encore – la carrière d’un poète ? C’est sur ce point qu’on aimerait voir se croiser les analyses de N. Dauvois et celles qu’a proposées François Cornilliat dans un autre livre appelé à faire date, Sujet caduc, noble sujet. La poésie de la Renaissance et le choix de ses « arguments » (Genève, Droz, 2009), qui s’appuie sur des choix presque inverses de ceux de N. Dauvois (un parcours en mille pages du siècle entier et de la poésie sous toutes ses formes) mais qui sur bien des points dialogue aisément, nous semble-t-il, avec La Vocation lyrique. On regrette que le hasard de ces deux publications presque simultanées ait laissé ce dialogue dans l’implicite, N. Dauvois ayant dû se contenter de renvoyer rapidement à quelques passages du livre de F. Cornilliat dans des notes sans doute tardives.

11Enfin, les analyses qu’on aimerait le plus voir prolonger sont celles qui empruntent explicitement à l’anthropologie culturelle. Ces emprunts ont certes le mérite rare de faire passer au premier plan les questions concernant la place effective de la poésie dans la société, mais, d’une part, la description de ces réalisations sociales de la poésie (modes de publication, mises en livre, mises en musique, circulation…) fait alors défaut au moment où la démarche la rendrait inévitable, et, d’autre part, les notions convoquées (performance, rite…) ont tendance à avoir simultanément une fonction définitionnelle (quand il s’agit du lyrisme antique) et une fonction métaphorique : lorsqu’il est question de « ressusciter la lyre » ou de « renouveler la performance » par le livre de poésie, ou encore du « rituel de réitération » que peut constituer la répétition d’un schéma strophique, ces formulations apparaissent trop métaphoriques pour ne pas donner envie de chercher, derrière les métaphores, comment décrire dans les termes les plus propres, ce qu’ont fait ces extraordinaires inventeurs de « livres lyriques » au début de l’époque moderne.