Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
Marc Décimo

Joachim Gasquet n’est-il que l'ami de Cézanne & Marie Gasquet l'épouse de Joachim ?

Chantal Guyot de Lombardon & Magali Jouannaud-Besson, Marie et Joachim Gasquet. Deux écrivains de Provence à l’épreuve du temps. Une biographie littéraire, Aix-en-Provence : Académie d’Aix éditions, 2011, 274 p., EAN 9782953151022.

1Les deux auteurs ont du mérite. C’est à compte d’auteur qu’a été imprimé et distribué l’ouvrage. Il porte sur la vie et les œuvres de Joachim Gasquet (1873-1921) et de Marie Gasquet (1872-1960). Joachim épousa Marie en 1896. Ces deux auteurs sont de nos jours bien méconnus, y compris en Provence même, d’où ils sont pourtant natifs. Le livre traite aussi de ce charme d’une Provence aujourd’hui révolue, qui déjà se perdait dans le lointain à la fin du xixe siècle et que Marie Gasquet tentait avec nostalgie de faire revivre et de mythifier, notamment dans Une enfance provençale (1926), ouvrage qui trouva en son temps le succès grand public.

2Les amateurs de Paul Cézanne n’ignorent pas qu’existent un portrait de Joachim Gasquet (aujourd’hui à la Narodni Galerie de Prague) et un portrait de son père, Henri Gasquet, lequel était lié d’amitié au « maître d’Aix » (celui-là est aujourd’hui au McNay Art Institute de San Antonio, Texas). Le nom de Joachim Gasquet eut l’occasion de revenir à l’avant de la scène culturelle en 1989 lorsqu’un film, réalisé par Jean-Marie Straub, Cézanne-Conversation avec Joachim Gasquet, remit au goût du jour le livre controversé mais superbe de Joachim Gasquet sur Cézanne, qui avait été publié en 1921 par la célèbre galerie Bernheim-jeune. Il faut sinon l’avouer, il ne subsiste guère des Gasquet que de très rares traces commémoratives dans la toponymie citadine : une plaque discrète sur l’immeuble natal de Joachim Gasquet à Aix-en-Provence, un nom de rue « Marie Gasquet » à Saint-Rémi de Provence et le nom d’un établissement scolaire à Marseille. Il faut donc y insister : Chantal Guyot de Lombardon et Magali Jouannaud-Besson ont eu du mérite à s’emparer de l’œuvre de ces deux auteurs. Elles ont sans concession tenté d’apprécier leur lisibilité, ce qu’au demeurant le titre laisse d’emblée entendre.

3Fils d’un boulanger, Joachim Gasquet passa par les bancs du fameux lycée Mignet à Aix-en-Provence (qui avait vu aussi passer Zola et Cézanne). Il eut pour professeur de rhétorique Louis Bertrand (1866‑1941), qui écrira, entre autres, l’un des livres les plus enchanteurs sur Aix, Au bruit des fontaines d’Aix-en-Provence (1929), assez proche de cette sensibilité qu’Henri de Régnier (1864-1936), un autre amateur d’Aix, restituera dans Venise (L'Altana ou la Vie vénitienne) (1928). Joachim Gasquet fut élevé dans une famille catholique royaliste et son premier lecteur fut Maurras. Cela situe le climat social et l’ambiance culturelle. Joachim Gasquet obtint une licence de philosophie. Il épousa une jeune fille de bonne famille, Marie, la fille du poète Marius Girard (1838-1906). Elle jouait du piano et elle avait été élevée à la dignité de « reine du félibrige » en 1892. Aussi le voyage à Maillane leur était un jalon obligé, ils n’y coupèrent d’autant moins que Mistral était le parrain de Marie.

4Joachim Gasquet anime diverses revues éphémères : Syrinx (1892), Les Mois dorés (1896-1898), Le Pays de France (1899-circa 1902); il publie quelques recueils de poésie : L'Enfant (1900) ; L'Arbre et les vents (1901) ; Les Chants séculaires (1903) ; Les Printemps (1909) ; Le Paradis retrouvé (1911), etc. ; deux romans : Tu ne tueras point (1913) et surtout Narcisse (1931, préfacé par son ami le Marseillais Edmond Jaloux).

5Ce dernier roman, édité de façon posthume, fut remarqué par Bachelard dans l’Eau et les rêves (1942) et il suscite parfois encore l’intérêt de la critique littéraire. Il eût été avisé de le faire remarquer et de noter que le journal intime de ce jeune narrateur Aixois, en proie à des souffrances psychiques et interné, ne laissait pas indifférent. Le narrateur se prend pour Narcisse et il adresse ses écrits à son médecin. Ce texte, commencé dès la jeunesse de Gasquet et réécrit, méritait sans doute plus d’attention. Mesdames de Lombardon et Jouannaud-Besson auraient même pu ne serait‑ce que pour la Postérité en citer quelques extraits, comme elles n’ont pas manqué de le faire pour Marie Gasquet. De même quelques vers eussent dû être extraits des recueils. La bibliographie primaire et secondaire eût dû être établie avec davantage de soin. On reste sur sa curiosité, notamment pour ce qui concerne la production des articles de J. Gasquet. Là, tout reste à faire. Certes ce livre n’était pas une thèse, mais tout de même. Par exemple, n’existait-il aucun texte de Gasquet à propos de Thomas de Quincey ou de Niestzche, dont il était le lecteur fervent ? De sa brève aventure au Témoin, journal satirique et nationaliste, en 1906, que reste-t-il ? De ses épiphanies dans la presse, au Gil Blas, dans les Arts, dans Comœdia, dans le Lynx ou encore Le Feu, n’y avait‑il là vraiment rien à faire valoir ? Certes Mesdames de Lombardon et Jouannaud-Besson rendent compte des milieux littéraire et artistique fréquentés. Elles avancent par exemple les noms de Georges Duhamel, de Barrès, d’Elie Faure, d’Edmond Jaloux, de Jacques-Emile Blanche (qui fit en 1916 lui aussi un portrait de Joachim), de Natalie Clifford-Barney, de Pierre Girieud, d’Auguste Chabaud, de Manguin, de Rodin, de Renoir, de Pierre Laprade (qui illustrera d’aquarelles des poèmes de Gasquet), de Jacques Villon (qui grave une Montagne Sainte Victoire d’après un Cézanne possédé par les Gasquet), de Jean Grenier… Et là encore est attisée la curiosité : on aurait souhaité en apprendre toujours davantage sur les implications de Joachim comme critique d’art. Qu’en est‑il de ces deux expositions qu’il organise à Marseille en mai 1912 et en 1913 ? Existe‑t‑il une correspondance avec les artistes, avec Chabaud et avec Girieud ou encore avec le préfacier du catalogue, Élie Faure ? Il est remarquable que Chabaud à ce moment même participe à l’Armory Show, exposition internationale d'art moderne, qui s'est tenue à New York du 17 février au 15 mars 1913. Il s’est par exemple vendu en 2006 à Paris une lettre autographe de Joachim Gasquet de trois pages. Elle est envoyée de Marseille le 7 avril 1912 à Claude Monet ; elle porte un en-tête de ce Salon de Mai. Gasquet souhaiterait que Monet figure parmi les membres d'honneur dudit Salon, entre Renoir et Rodin :

C'est vous qui dans l'haleine embrasée des couleurs avez su, le premier, faire monter des racines du monde le souffle universel et arrêter sur le miroir des toiles le visage fuyant des nuées et de l'air. Vous avez des éléments dégagé une essence subtile. Personne n'a peint l'eau avec votre ondoyante vigueur… Cézanne souvent me disait qu'il vous tenait pour le plus grand peintre vivant. Notre Salon est tout dédié à sa grande mémoire. C'est vous dire qu'il y manquerait beaucoup si votre nom n'y était inscrit à côté de celui de votre vieil ami…

6Sans doute les deux auteures ont-elles cédé à la fascination qu’exerçaient sur elles le fait de posséder des archives dont leur famille respective était dépositaire. Et ce n’est pas négligeable. On y comprend qu’une des sources de revenus du ménage Gasquet fut certainement le commerce des œuvres d’art. Marie Gasquet s’y trouve aussi nettement favorisée dans le traitement des informations. Force détails permettent de la situer comme une femme cultivée, provençale, vivant de la fin du xixe siècle au milieu du xxe siècle, et s’émancipant peu à peu tout en baignant dans une ambiance catholique et maurrassienne. D’esprit plus critique, agnostique, Joachim est sans doute à ce point différent qu’il se détache de Marie pour une autre, mais il meurt prématurément des suites d’une blessure à la guerre de 1914‑1918.

7La carrière de Marie Gasquet s’ouvre alors comme conférencière (il faut bien vivre) et elle apparaît telle une vulgarisatrice de talent. À ses débuts, elle s’adresse surtout à des jeunes filles de Marseille qui sont scolarisées dans des institutions où les thèmes se doivent d’être édifiants car de morale bien pensante : « la beauté quotidienne », « le mariage »… De cette sensibilité idéologique, elle semble ne se départir point, même si elle enrichit par la suite ses thèmes de conférence, sur les muses de Liszt, sur Wagner… Ni sa propre littérature, ni ses choix éditoriaux (lorsqu’elle va avoir la responsabilité d’une collection chez Flammarion) ne sont évidemment sans rapport avec cette façon de voir. Une fille de Saint-François (1922) et Tante la Capucine (1925), qui connaît le succès, est l’histoire d’une religieuse et de sa famille. Naïs Boutière est entrée au couvent des Capucines à Aix ; elle y a vécu 53 ans et la loi de 1905 la chasse de sa congrégation. Les trois biographies apologétiques que Marie Gasquet publie plus tard sont consacrées à Bernadette Soubirous (1934), à « Sainte Jeanne d’Arc, fille de France » (1935) et à Anne-Madeleine Rémuzat (1935). Deux sur trois ont été canonisées. Ces trois itinéraires spirituels, marqués par les vertus du renoncement, par le désir d’épouser les souffrances du Christ, par le sacrifice, se veulent édifiants. En 1941, Maurras refusera de la publier, la jugeant trop démodée, trop « bourbonienne ». Quant à l’œuvre autobiographique, notamment Une enfance provençale (1925), son authenticité fait question.

8L’élément de loin le plus excitant du livre de mesdames Guyot de Lombardon et Jouannaud-Besson à propos de Marie Gasquet, qui est sans cesse différé comme pour faire sensationnel, c’est la découverte à partir des archives familiales et de confidences épistolaires, d’une tentation homosexuelle, en particulier pour l’une de ses secrétaires. Cette vie finalement assez ordinaire s’achève plutôt dans la misère financière. Marie Gasquet fait encore l’actualité pour venir témoigner en 1957 de ses souvenirs sur Vollard et sur Cézanne. Jean-Marie Drot tient la caméra.

9Ce livre sur les Gasquet contient aussi un cahier central, quatorze pages de photographies en couleurs. On y retrouve le portrait des ancêtres, quelques aquarelles représentant la demeure des Gasquet non loin d’Aix, les portraits des deux Gasquet, père et fils, par Cézanne, et le portrait de Marie Gasquet par différents artistes… On doit souhaiter que ce livre de Chantal Guyot de Lombardon et de Magali Jouannaud-Besson suscitera bientôt des recherches fouillées sur de telles figures qui ont pendulé entre la Provence et Paris.