Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
Richard Spavin

Stendhal & le creuset littéraire

Philippe Berthier, Stendhal. Littérature, politique et religion mêlées, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2011, 240 p., EAN 9782812402654.

1L’univers stendhalien occupe un vaste territoire qu’on a souvent trop facilement consolidé. Les zones qu’excluent ses frontières, parfois avec ardeur, laissent tout de même entrer des discours qui compliquent son homogénéité. Comprendre cet auteur, lui trouver une esthétique et une éthique qui lui soient propres, demande qu’on ne s’arrête pas à des étiquettes trop simplificatrices, ni au constat honnête, mais fuyant : Stendhal est contradictoire.

2Cette observation, quelque peu évidente, cible une certaine image de l’histoire littéraire et semble structurer la position critique du livre de Philippe Berthier, recueil d’études diverses, dont la plupart ont été déjà publiées ailleurs1. Le lecteur retrouve en un seul volume une grande variété de perspectives traitées par l’éminent spécialiste. Malgré la grande hétérogénéité de l’ouvrage, de multiples facettes s’ordonnent et présentent un ensemble, résultat d’un parcours intellectuel qui date de la fin des années 70, lors des premières publications de l’auteur. L’originalité de l’ouvrage se situe ici, dans ce « relief enchevêtré » que la critique a si souvent « arasé » à tort (p. 13). En effet, la pensée de Stendhal traverse des champs souvent antinomiques : si elle est, par exemple, foncièrement républicaine, elle se rétracte devant la démocratie ; si elle est moderne, elle se complète par une admiration du passé, et en s’opposant à la tradition religieuse, elle trouve tout de même en elle l’accès à l’amour. Comment en effet restituer ces prétendus écarts qui résistent à la catégorisation et leur donner du sens ? Objectif très général, mais légitime, car Stendhal ne peut être abordé du seul point de vue littéraire ; il lui faut une vue panoramique, d’où ces études qui traitent de manière « mêlée » la littérature, la politique et la religion.

3L’interdisciplinarité ne fait pas de doute, même si le « mélange » de différentes optiques n’est pas synthétisé explicitement par l’auteur — le lecteur ne trouvera pas de chapitre conclusif, ni de véritable introduction. C’est plutôt l’aménagement des articles, leur chronologie linéaire, qui fait dégager un ensemble. Les études, quinze au total, se concentrent toutes sur un aspect singulier, souvent une figure ou un événement historique, tout en témoignant de ce manque de spécificité avec lequel Stendhal les considère. La brièveté des chapitres rend la lecture plus agréable et le lecteur se sent stimulé par la démonstration qui, par asyndète, n’exprime qu’implicitement les termes de liaison.

4Ainsi, pour faire une synthèse de cet ouvrage, on est obligé de préciser soi‑même certaines problématiques qui sont récurrentes. Résumer les quinze études selon l’organisation thématique du titre serait possible, mais peu intéressante, puisque les différents thèmes — littéraire, politique et religieux — se télescopent sans cesse. Il convient mieux de préciser certaines questions auxquelles ils répondent de conserve, synthèse qui dépend en effet du point de vue du lecteur. J’ai choisi pour ma part d’en traiter trois qui sont toutes liées : soit l’héritage culturel de Stendhal, la régression historique ou le ressassement des modèles anciens, et la spiritualité du moi, l’importance d’une culture axée sur l’individualisme.

Les legs du passé : un fardeau ou une arme rhétorique ?

5L’ouvrage s’ouvre sur ce qui paraît être une contradiction. Bien que Stendhal soutienne les valeurs révolutionnaires et désire rompre avec les modèles politiques du passé, il reste tout de même attaché à ses formes esthétiques. Il y a chez lui un certain respect, voire une admiration de son héritage culturel, même s’il est capable en même temps de s’opposer à son fond institutionnel. Le deuxième chapitre, « La bibliothèque latine de Stendhal », témoigne de la relation mitigée que Stendhal entretient avec le latin qu’il dut apprendre à l’école pendant sa jeunesse. Le latin est tantôt une forme d’oppression, tantôt un héritage qu’il ne reniera jamais. Est‑ce un dilemme sans issue ? La maîtrise de ces formes du passé est justement ce qui lui permet de passer outre, de faire le pont avec la modernité. On retient en particulier son admiration pour Virgile qui est le « Mozart des poètes » (p. 38), puisqu’incarnant, malgré l’anachronisme, l’esprit romantique qui transcende le temps. Ainsi, pour Stendhal, on peut être romantique à n’importe quel moment dans l’histoire, c’est‑à‑dire sensible à son époque, aux besoins de son public (p. 17). On voit d’emblée le lien avec la politique2. Le peuple esthétique et le peuple politique sont étroitement liés, partageant des caractéristiques et des besoins communs, ce que l’ordre monarchique, selon l’écrivain, choisit inhumainement d’ignorer. Cette politique axée sur le peuple est naturellement républicaine et ce sont ses valeurs — et son éloquente énergie — que Stendhal retient de l’esprit romain.  

6Dans la même veine, Stendhal maîtrise la culture du passé pour mieux en faire le tri, d’où l’importance de Corneille. L’étude qui lui est dédiée commence en faisant allusion à une sorte de déterminisme palingénésique dans lequel l’instabilité politique prédispose à une valorisation de Corneille, alors qu’il tombe en déshérence lors des épuisements politiques3. On le sait, ses pièces sont mises en scène, en grande partie, après la mort de Richelieu (1642) et de Louis XIII (1643), durant la Fronde, ce qui explique peut‑être une plus grande liberté d’expression que d’autres dramaturges du xviie siècle comme, par exemple, Molière et Racine. Corneille est intéressant à cet égard parce qu’il représente quelque chose de plus primitif, de plus « romantique » ; il est moins subordonné aux valeurs de la civilisation française puisqu’étant plus méridionale en caractère, plus espagnolisant (p. 57). Avec Corneille, on retrouve les mêmes caractérisations géographiques pour lesquelles Stendhal est déjà connu ; l’esthétique se trouve polarisée entre le Nord et le Sud, où celui‑ci est préféré à celui‑là pour, bien sûr, des raisons politiques. Le choix de préférer ouvertement Corneille à Racine est polémique et traduit un certain esprit de sédition par rapport à la Restauration.

7C’est dans le chapitre sur Louis XIV, « Le fantasme Louis XIV ou comment s’en débarrasser », que les liens avec le passé tendent à s’éclaircir et qu’une thèse commence à émaner de l’ouvrage. Si l’expression de celle‑ci reste implicite, c’est surement parce que l’auteur ne cherche pas à produire de nouvelles « étiquettes » sur l’œuvre stendhalien. On constate néanmoins une pulsion chez l’écrivain de ne faire l’éloge du passé que pour mieux s’y opposer. Face à Louis XIV, cette admiration est caractérisée par une « perfidie sous‑jacente » (p. 65). Certes, Stendhal peut apprécier la « poétique » de Louis XIV, mais il préfère la « prose » de Marc Aurèle. Au lieu de « paraître majestueux » en individualisant son pouvoir, l’empereur stoïcien l’est au nom de tous. Aussi une grande partie du chapitre est-elle consacrée au démasquement de la rhétorique royale. On songe en particulier à l’embellissement des portraits royaux dans lesquels le « nez bourbonien » est retravaillé selon l’ordre du roi.  

8Cette « perfidie » revient de manière implicite au fil des explications de l’auteur ; elle est présente notamment lorsque sont discutées les influences de Walter Scott sur le projet littéraire de Stendhal, l’initiant en quelque sorte aux modèles historiques. Ph. Berthier consacre deux études à cette question, « Notre père Walter Scott : Stendhal, ou le fils émancipé » et « Histoire et roman », dont le premier est le plus riche, mais exprime moins clairement l’emploi de l’histoire dans l’esthétique stendhalienne. Le projet romanesque consiste en effet à critiquer les mœurs de son temps, ce que Stendhal avait essayé de faire, mais en vain, dans son théâtre comique (p. 139). Quelques ouvrages sont ainsi hiérarchisés en fonction de leur clarté historique, ou satirique. Celle‑ci s’avère particulièrement problématique dans Lucien Leuwen où l’histoire est « devenue marécage » (p. 141), alors que Le Rouge et le Noir « recueille l’air du temps, et d’une certaine façon ne prend sens que par lui » (p. 140). Quant à ce texte, « chronique de 1830 », l’histoire révolutionnaire constitue un passé qui ne cesse de faire irruption dans l’actualité. Dans le chapitre « La mort de Danton », la dramaturgie révolutionnaire est omniprésente, « prompte à se réanimer, avec de nouveaux acteurs », d’où la mort de Julien qui invoque celle de Danton (p. 92).C’est dansLa Chartreuse de Parme, cependant, où l’histoire réussit peut‑être le mieux, selon l’auteur, à coïncider avec le « projet romanesque » qui possède divers objectifs : le romanesque doit frapper le lecteur, se démarquer du réel, réunir avec le désir et offrir une fuite. On aurait voulu plus d’analyse dans cette section ; les opinions sont exprimées élégamment mais sans démonstration.Il faut que le lecteur compare lui‑même les deux chapitres pour que le rôle de l’histoire se concrétise entre Stendhal et Scott. Disons simplement que la version scottienne est médiévale, celle de Stendhal, quant à elle, porte sur l’actualité. Si, par ailleurs, la représentation de l’histoire est sentimentale chez Scott, qui la poétise, elle est, pour Stendhal, « synonyme de néant » (p. 141), voire une « malédiction » (p. 142) avec laquelle on ne peut vivre en harmonie. Une fois que les choses se disent clairement, le véritable parallélisme entre les deux auteurs s’avère de plus en plus ténu.

9L’attirance du passé est habitée enfin par un germe critique qui ne peut être séparé d’un projet politique. Le rapport s’apparente à une opposition mitigée : Stendhal est à la fois charmé et dégoûté par les formes esthétiques du passé. Mais on se demande si la contradiction n’est pas vécue d’une manière plus consciente. Son appréciation n’est‑elle qu’une manière de maîtriser les mêmes armes d’une force qu’il voudra subvertir, c’est‑à‑dire inféoder les formes esthétiques et idéologiques du passé à une cause qui lui est opposante ? Les sources mériteraient d’être analysées d’une façon plus explicitement rhétorique, car il semble que Stendhal s’engage en une sorte de rétorsion qui cherche à infirmer et à retourner la logique de l’adversaire contre elle‑même.  

La régression vers l’ancien : les modalités d’une répétition de l’histoire

10L’histoire chez Stendhal se caractérise toujours en termes politiques, mais elle n’est nullement monolithique ; le passé révolutionnaire que Stendhal fait revenir dans ses romans doit contrer un autre « passé » que l’actualité ne cesse de ressasser et de présentifier. La Restauration, l’ultracisme, la hiérarchisation de la société forment une force antagonique concrète contre laquelle il faut se battre. Par conséquent, sous sa plume, la Terreur blanche de 1815 fut encore plus cruelle que la Terreur rouge de 1793. Elle était peut-être moins sanglante, mais sa motivation politique était plus « despotique », plus « tyrannique », mettant « les appétits d’une étroite clique » au‑dessus des principes de la Res publica (p. 125). L’étude « Le Rouge et le Blanc » témoigne ainsi d’une régression que Stendhal veut absolument freiner en s’attaquant à ses points faibles, à savoir le manque de croyance et de spiritualité des ultras (p. 124), mais aussi à ses points forts, ce qui paraît le plus attirant dans l’ordre monarchique, que Stendhal identifie à la richesse et, réciproquement, aux inégalités sociales.

11Sur ce point, l’étude qui porte sur les États‑Unis, « Stendhal et la “civilisation” américaine », est une des plus prégnantes, mais aussi une des plus discutables de l’ouvrage.Au fond, la question que se pose Ph. Berthier est générale et tout à fait congruente avec le reste du livre : « peut‑il exister une civilisation moderne ? » (p. 143) Le chapitre entre d’emblée, sans qu’il le sache, dans une opposition entre la civilisation et la culture. De manière générale, Stendhal se situe du côté de la culture, ce que Nietzsche décrira comme « l’épanouissement des énergies personnelles4 », soit le reproche principal que Stendhal formule à l’endroit de la société industrielle, « américaine », qui « confisque le moi » par une profonde industrialisation de l’esprit (p. 145). Le chapitre approfondit l’idée d’une régression, mais sous la forme particulièrement insidieuse d’une seule civilisation ou nation. Malgré le constitutionnalisme et le républicanisme qui fondent l’ordre politique américain et qui sont censés assurer la liberté de tous, il y existe quelque chose de foncièrement rétrograde : la liberté, pilier de la société américaine, se trouve « gravement compromis[e] par un vice intrinsèque » (p. 144). Le pouvoir demeure omniprésent sous forme de « pression sociale » (ibid.), diffus dans l’opinion de tous les hommes. Il faut « toujours plaire » et ce, en vue du suffrage universel qui serait peut‑être moins scandaleux que l’oppression de l’Ancien Régime, mais tout aussi « pesant » (ibid.).

12Le cas de l’Amérique aurait pu très bien illustrer la problématique de l’ouvrage qui est d’explorer les ambiguïtés dans la pensée de Stendhal. La tension entre le républicanisme et la démocratie en serait un des exemples les plus clairs. Que celle‑ci soit américaine ou non, l’opinion de l’écrivain reste constante, son attitude étant systématiquement négative et hautaine à l’endroit d’un pouvoir régi par les communs des mortels. Ainsi, on ne peut dissocier la « misanthropie » stendhalienne de son idéalisme ; l’idée de laisser libre cours aux opinions de tout le monde ne peut cadrer avec son amour pour l’Humanité. Ph. Berthier n’ignore pas cette lecture ; il y fait référence en parlant brièvement de la réticence de Stendhal devant la « promiscuité de l’égalitarisme » (p. 11) : comment supporter le suffrage universel si les hommes ne sont pas « pesés, mais comptés, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson, et souvent rencontre plus de sympathie5 » ? Or cette question n’est pas considérée en elle‑même, mais subordonnée à l’Amérique, comme si le pays en était la source, et non seulement une représentation. Si on comparait ce traitement du problème républicain avec les analyses de Michel Crouzet, par exemple, on comprendrait mieux en quoi l’antiaméricanisme participerait de quelque chose de plus généralement « beyliste », exemplifiant peut‑être sa « folie alcestienne », où « la misanthropie est parente du délire, ou mieux, du délire vertueux »6.

13En effet, l’analyse de Ph. Berthier sur l’Amérique verse trop souvent dans le particularisme : on a l’impression que l’Amérique a subsumé les problèmes du républicanisme et de la civilisation moderne, y compris les questions connexes de l’industrialisation et de l’utilitarisme, au détriment de la culture, soit des activités précisément inutiles. Nombreuses sont les citations qui se lamentent du manque de sophistication et de raffinement des Américains. En résumant un extrait des Promenades dans Rome, Ph. Berthier note que « la société industrielle est allergique à l’épanouissement de l’activité esthétique », qu’« en Amérique, la littérature n’intéresse personne » (p. 151, je souligne). Le glissement — de l’industrialisation à l’américanité — est significatif puisqu’il révèle un certain manque de recul dans cette partie de l’ouvrage. En partageant les opinions de Stendhal, l’auteur s’efforce de justifier celles‑ci au lieu de les analyser, les reporter à d’autres phénomènes étudiés qui lui seraient comparables7. L’exemple le plus choquant est une note en bas de page qui renvoie à un article publié en 1976 qui critique l’inculture des Américains par leur visionnement trop fréquent de la télévision (p. 155)8.

14La possibilité que l’antiaméricanisme possède pour l’écrivain un potentiel métaphorique n’est qu’effleurée. L’Amérique peut‑elle constituer la métonymie de la situation contemporaine, où le reste du monde ne serait qu’en train de suivre sa trace ? Sa représentation reste non moins menaçante et elle n’est pas rendue plus intelligible non plus. L’industrialisation de l’esprit serait dans ce sens le vice des « autres » dans ce processus d’aliénation particulièrement riche en superstition.  

La religion versus la spiritualité : Stendhal et la préservation du moi

15Le dernier centre d’intérêt concerne en majeure partie les deux dernières études « Dieu, la femme, le roman » et « Mystique, érotique et politique à Bray‑le‑Haut ». La dimension religieuse du livre se concentre ici et elle est traitée de manière double. D’une part, la religion est démystifiée en termes de sa sensualité et, de l’autre, elle est dénuée d’existence propre, renvoyant plutôt à une perte amoureuse, ou à l’amour tout court. Or l’observation générale qu’on peut induire des deux chapitres concerne l’individu, soit la préservation de l’intégrité et de la liberté individuelles, face à laquelle la religion joue un rôle controversé.

16Dès l’étude portant sur l’anti‑jésuitisme, « Mangeons du Jésuite ! Mangeons du Jésuite! », l’obsession contre la Compagnie de Jésus représente plus généralement une opposition contre ce qui porte atteinte à l’individualisme. Stendhal lui reproche en particulier son éducation qu’il juge « rétrograde » (p. 171) : Saint‑Acheul (collège jésuite) bourre le crâne de ses disciples titrés et aristocrates, en leur parlant « de leur supériorité congénitale sur le reste de la population » (ibid.). Leur religion est, selon lui, une abdication spirituelle, un culte de la hiérarchie qui recourt sans cesse à l’argument d’autorité au lieu de se fier aux sens de l’individu. C’est ainsi que Stendhal oppose le jésuitisme au protestantisme où « chaque chrétien devient le maître de soi » (p. 177). Le fait de « s’appartenir », d’être libre de suivre sa propre sensibilité serait donc la quête ultime, l’essence même de la religion, c’est‑à‑dire la spiritualité.

17C’est pourquoi la croyance religieuse des femmes joue un rôle primordial dans les romans de Stendhal. Tantôt elles sont souveraines, tantôt elles sont victimes d’une machination insidieuse. Tout porte à croire que l’individualité et la spiritualité se déterminent par rapport à elles. Qu’on songe encore une fois au jésuitisme dont l’objectif est, selon Stendhal, de s’impatroniser dans l’intimité des familles par le biais des femmes, qu’il faut, bien entendu, séduire (p. 169). Stendhal est particulièrement sensible à cette séduction l’appelant une « espèce de duperie […] pour enflammer l’imagination des femmes de province »9. L’individualité « souveraine » ne peut se développer sous « la colonisation doucereuse » (ibid.) des Jésuites qui travaillent à faire pénétrer la Restauration dans le cœur des hommes.

18La dernière étude insiste davantage sur la théâtralité de la religion et le transport qu’en subissent les femmes. Elle se concentre en grande partie sur l’épisode de la chapelle ardente dans Le Rouge et le Noir. L’expérience religieuse est une manière pour Stendhal de faire « apparaître les ficelles cachées derrière le brillant opéra ultra » qui est en réalité une « technique de manipulation politique » dont l’objet est un auditoire féminin, sa « masse de manœuvre », qui ignore « qu’on l’utilise en exploitant sa sensibilité, en tendant des pièges à sa nature, réputée impressionnable » (p. 229). Puisque la sensibilité et la sensualité des femmes se trouvent exploitées à des fins politiques, leur intégrité individuelle est nulle. Le roman se lit à la manière d’un manuel destiné à mettre en garde contre de telles manœuvres, à préserver les sens d’une telle « disqualification de la connaissance rationnelle » (p. 220). Ainsi que le met en évidence Ph. Berthier, la chapelle « piège le désir, et l’utilise pour abêtir et fanatiser » (p. 229). Ces femmes en pâmoison ont cessé de réfléchir et se laissent dominées par la collusion politico-religieuse.

19En revanche, Ph. Berthier met en opposition des personnages féminins qui recouvrent paradoxalement leur souveraineté individuelle par la religion. Si celle-ci prédispose à la rêverie, à l’idéalisme, elle développe en même temps la sensibilité qui n’est pas en soi une mauvaise chose. Loin s’en faut : elle s’ouvre à l’amour de Dieu, amour qui peut ensuite se diriger librement vers d’autres objets. L’amour est ainsi l’activité esthétique, spirituelle, par excellence. C’est à travers lui qu’on ressent la pureté émotive, désintéressé et gratuite. Aussi la religion n’est-elle jamais pratiquée pour elle-même ; elle ne devient productrice de sens que lorsque ses ressources émotives sont au service d’un amour qui n’est pas celui de Jésus (p. 208). Armance, Bathilde, Clélia et Mme de Rênal sont toutes comparables sur ce point. La maîtrise de soi et l’épanouissement de l’individu se cultivent dans l’amour et la sensualité, ce que prépare la vie religieuse, qu’on doit finir par détourner et subvertir. Stendhal ne reniera jamais la liberté de sentir ni la souveraineté des sens. Ses propres amours qui semblent contredire sa morale personnelle ne font que renforcer cette vérité plus profonde : en s’éprenant des femmes les plus religieuses, les plus irrationnelles, il parvient à préserver sa liberté, l’intégrité du moi sensuel.

20En termes de religion, aussi bien que de littérature et de politique, Stendhal résiste à la simplification ; une question n’est jamais traitée d’une manière universelle, mais s’avère malléable à la volonté d’une éthique à la fois profonde mais flexible, enfin, une éthique des plus intègres. Ainsi, l’ouvrage de Ph. Berthier touche à beaucoup de choses, aux points les plus paradoxaux dans la pensée de Stendhal. Ce faisant, il réussit à montrer sa complexité, mais aussi sa cohérence en faisant appel à un énorme champ d’investigation. Sans offrir une synthèse qui expliciterait les conditions particulières qui portent l’écrivain à penser une même question de diverses manières, les études publiées ici, tout aussi singulières qu’elles paraissent à première vue, le font elles-mêmes. Il s’agit dans l’ensemble d’un long parcours critique qui s’est toujours montré sensible aux nuances et qui est l’opposé parfait d’une lecture catégorique.