Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
titre article

1Ce que les romans savent : c’est là l’enjeu de cette livraison des Annales1. Le titre, sans doute un peu statutaire, « Savoirs de la littérature », recouvre une interrogation lancinante dans les sciences humaines : des Aveux du roman de Mona Ozouf aux Romanciers du réel de Jacques Dubois, historiens comme sociologues de la littérature ont voulu régler la question des passes entre savoir historique et fiction romanesque2, et plus généralement des « circulations croisées entre la littérature et les sciences sociales » (p. 260). Le terrain, en effet, est hérissé de redans et de pièges, et Étienne Anheim et Antoine Lilti, coordinateurs du numéro, le rappellent dans leur introduction : difficile de prétendre échapper à l’emprise de la formule sartrienne du « roman vrai » et au « défi épistémologique » (p. 253) que cette dernière lègue en partage aux deux disciplines. Tout comme au regard d’une autre problématique (celle de l’engagement littéraire), l’héritage sartrien se révèle ici difficilement contournable : nul n’échappe à Sartre, et pas plus le romancier que l’historien.

2Du roman-miroir au romancier-secrétaire, ceux qu’on regroupe aujourd’hui sous l’étiquette de « réalistes » ont voulu jadis nous faire croire à la transparence de leur pratique de veille documentaire et d’enregistrement du réel ; mais c’était oublier, comme le rappelait Philippe Dufour dans un article à cet égard décisif, que Balzac (pour prendre cet exemple parmi d’autres) « invente le vrai » plus qu’il n’en consigne les traits signifiants majeurs3. À considérer cette question — ce que les romans savent, c’est‑à‑dire aussi comment ils le savent, selon quelles voies propres — l’enjeu de ce numéro se tourne vers le roman contemporain : les contributions d’Emmanuel Bouju et de Patrick Boucheron sont ici déterminantes au moment d’envisager les modalités selon lesquelles la question du roman et de son savoir se voit redisposée dans le champ de la littérature actuelle. Des sept réflexions réunies dans cette livraison, nous retiendrons précisément ces deux‑là, ainsi que celle d’Étienne Anheim consacrée à Gracq. Tenues ensemble, elles invitent à penser non seulement le savoir historique dont le roman peut être dépositaire, mais également (et c’est là, sans doute, le plus intéressant) les lignes de failles, les points de fragilité et les zones d’incertitude du discours historique, avec lesquels compose la fiction romanesque.

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4L’étude de Patrick Boucheron (« “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire ») est à lire dans le prolongement de celle qu’il avait proposée pour le numéro de Débat consacré à une problématique similaire4. Les deux contributions construisent un ensemble d’une grande pertinence sur le « tournant historique » des dernières rentrées littéraires. S’il convient de reconnaître « le caractère circulaire et auto‑référencée d’une telle construction discursive » (p. 443), l’analyse poursuit un autre but : interroger les répercussions dans notre appréhension de la chose littéraire de « l’idée que la fiction romanesque et la vérité historienne sont en voie d’hybridation » (p. 444). Hybridation loin d’être (uniquement) heureuse, puisqu’elle revient à inquiéter la capacité du discours historique à satisfaire les exigences nouvelles qu’on place en lui.

5Pour ce faire, P. Boucheron s’appuie sur la construction singulière de Jan Karski de Yannick Haenel, dont les trois parties se présentent comme une accommodation progressive, une préparation à la fiction : la première reprend le témoignage de ce résistant polonais « porteur de nouvelles » dans Shoah de Claude Lanzmann ; la deuxième se présente comme un résumé de l’Histoire de l’État secret que celui‑ci a publié en 1944 aux États-Unis ; la troisième, enfin, « est une fiction » : elle propose le monologue intérieur de Karski au soir de sa vie. On se souvient de ce qui a gêné dans Jan Karski : le brouillage du documentaire (deux premières parties) et du fictionnel, les incertitudes ou imprécisions historiques. À partir de la citation de Kafka régulièrement reprise par Haenel, « Toute littérature est assaut contre la frontière », P. Boucheron définit précisément ce que sépare cette frontière :

Non pas seulement le réel de la fiction, ce qui est une démarcation assez convenue et dont le franchissement est moins héroïque qu’on ne le dit, mais bien les régimes du représentable et de l’irreprésentable. (p. 459).

6L’étude, pour se concentrer sur cet exemple récent (et dont il n’est pas sûr qu’il fasse date dans l’histoire littéraire), n’en cherche pas moins à identifier le « malaise » bien plus profond auquel on peut rattacher la polémique qui suivit la parution du roman de Haenel. Au terme d’une réflexion fine et précise, qu’on ne peut ici résumer qu’à gros traits, P. Boucheron identifie la « crise révisionniste » ouverte par les propos de R. Faurisson en 1978 comme fondatrice d’une remise en cause des « certitudes quant à l’opération historiographique » (p. 464). Le roman, en ce qu’il se confronte à la matière historique et s’en saisit sur un mode singulier, serait pris dans cet « embarras, éminemment respectable, des historiens » (p. 465). « Car c’est en littérature que s’exprime tout ce qui creuse le temps des historiens », précise l’auteur de l’article :

Le déni et l’oubli, les filiations rompues, ce que l’on sait vrai mais que l’on ne veut pas croire, les délires de la mémoire, l’interminable nuit blanche du silence. (p. 467)

7Toutes choses que l’Histoire tait parce qu’elle n’en a pas le secret, et que la littérature peut (et doit) chercher à mettre en mots.

8Une proposition identique anime l’article d’Emmanuel Bouju, « Exercice des mémoires possibles et littérature “à-présent”. La transcription de l’histoire dans le roman contemporain »: « que le déchiffrement littéraire puisse livrer une interprétation légitime de l’histoire » (p. 438). À l’opposé du « modèle feuilleté » du discours historiographique (intégrant pour les commenter ses sources), E. Bouju distingue deux cas sur lesquels il appuie son propos : les « récits de bourreau », dans lesquels s’affirme une confusion entre document et énonciation fictionnelle ; les récits de l’exil « yougoslave » palliant l’absence de « toute archive instituée » (p. 426). Dans les deux cas, une tendance du roman contemporain se dégage en effet, celle d’un « exercice de mémoire possible » (p. 421) à chaque fois délicat en ce qu’il entre en conflit avec le sérieux historiographique ou s’établit en l’absence de celui‑ci. C’est pourtant l’occasion d’observer « un régime spécifique de garantie et de responsabilité », redéfinissant l’engagement de l’écrivain devant une expérience historique dont il travaille à proposer la « transcription » (p. 419)5. « Au prix », et E. Bouju le précise en conclusion de son étude, d’un « équilibre délicat », réarticulant « l’ordre des temps et des discours » en « savoir toujours provisoire et singulier » (p. 438).

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10Au cœur d’une réflexion sur la notion d’événement, l’article d’Étienne Anheim (« Julien Gracq. L’œuvre de l’histoire ») cherche pour sa part à penser la place de la guerre et d’autres « formes de déflagration historique comme les révolutions ou mai 68 » (p. 386) d’Un beau ténébreux à Un balcon en forêt. Gracq (lui qui avouait ne pas apprécier Michelet, et aimer chez Tacite seulement l’écrivain) reconnaissait avoir voulu distiller l’« esprit‑de‑l’Histoire » : c’est parce que la formule vaut « aubaine et piège » (p. 380) qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Il en va ainsi d’une expérience directe de l’Histoire dont l’écrivain refuse de « théoriser » (c’est le mot d’É. Anheim, p. 387) l’importance dans son activité fictionnelle.

11L’étude ici se montre sensible à la façon dont certaines métaphores choisies (la marée, l’orage et le glissement du bateau) permettent de saisir affectivement les bouleversements historiques : les années 30 et l’angoisse qu’elles suscitent pour les deux premières, ce brusque raccord d’une société avec son histoire au moment où la guerre éclate pour la dernière. Chaque trope figure ainsi l’équivalent sensible d’une « modalité de l’événement » (p. 391), et propose « une manière de penser l’Histoire » (p. 391). Car il faut convenir (Un balcon en forêt en est sûrement l’exemple le plus probant) que chez Gracq, « la montée de l’événement ne vaut que parce qu’on le connaît déjà » (p. 404) : sur cette question donc comme sur celle du temps, c’est sans doute de Ricœur plus que de Bergson qu’il faut rapprocher l’auteur. « À condition », poursuit É. Anheim, « de bien vouloir prendre son écriture pour une forme de pensée » (p. 405), notamment par ses effets de ralenti, de décomposition et de brusque accélération du temps de la fiction.

12C’est bien là affirmer une certaine conscience du temps historique, lorsque Gracq critique « l’étrange manque de liant de la prose de Flaubert » (cité p. 413), alors que C. Ginzburg  plaçait dans cette asyndète généralisée et cet art de l’ellipse l’enjeu d’une autre perception de l’Histoire — certes dégagée de l’événement6. Mais voilà : jusqu’à Un Balcon en forêt, et ensuite dans ses notes, le romancier n’aura eu de cesse de « penser ce qu’est un événement, l’effet de césure qui l’accompagne, la manière dont il conditionne rétrospectivement son interprétation » (p. 415). À ce titre, des dix textes réunis sous l’entrée « Littérature et histoire » d’En lisant, en écrivant, on retient l’exigence de vérité placée au cœur d’un savoir historique trouvant sa validité dans l’écho qu’il entretient avec la pratique concrète des sujets. Il faut dès lors, derrière la formule gracquienne d’un « paysage-histoire », entendre l’assurance d’une continuité entre l’expérience singulière et le savoir scientifique.

13Ces trois aperçus voudraient illustrer l’enjeu de ce numéro d’Annales, tel que résumé par Étienne Anheim et Antoine Lilti :

Saisir historiquement les capacités de la littérature à produire un savoir sur le monde, sans postuler que ce savoir soit d’une nature supérieure et irréductible à celui des sciences sociales. (p. 255)

14En renvoyant dos-à-dos deux positions tout aussi décevantes (l’usage platement documentaire de la littérature ; sa fétichisation postulant qu’elle seule sait révéler les arcanes du monde), une telle ambition ne joue pas d’un relativisme mou reconnaissant à la littérature (et plus précisément, au roman) et à l’histoire deux modes d’accès différents au passé. Elle est en fait tout autre : pointer la capacité de l’écriture romanesque à s’inscrire dans les « blancs » et « les plis » du savoir « historien » (selon le parti défendu par E. Bouju), à prendre en charge sur une autre scène (celle de la fiction) et au moyen de ses effets propres (notamment celui d’un engagement énonciatif) une même inquiétude devant « l’historicité de l’expérience humaine » (p. 257).