Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Mai-Juin 2012 (volume 13, numéro 5)
titre article
Sophie Duval

Proust & l’art de la mémoire

Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur. Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Paris : Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2011, 318 p., EAN 9782812402692.

Prudentia et Simonide de Céos

1Au centre de l’ouvrage de Guillaume Perrier1, à la fin du troisième et au début du quatrième de ses six chapitres, se tiennent les figures de Prudentia et de Simonide de Céos.

2Selon le récit mythique dont il est le héros, le poète Simonide aurait inventé au ve siècle avant notre ère l’art de la mémoire, la « mémoire artificielle » : après l’écroulement d’un bâtiment qui a défiguré les convives d’un banquet, Simonide, sauvé de la catastrophe par Castor et Pollux, réussit à identifier chacune des victimes en se souvenant de leur place à table.

Depuis lors, l’art de la mémoire consiste à placer des images dans un espace mental, pour se remémorer les choses qu’elles représentent. (p. 149)

3Prudentia, la Prudence, est la première des vertus cardinales, représentée par Giotto à la chapelle de l’Arena : assise à un pupitre, elle s’observe dans un miroir et tient de la main droite un compas qu’elle va utiliser pour écrire sur le livre placé devant elle.

Ses deux attributs traditionnels sont le miroir et le serpent ; à ce dernier, Giotto substitue le livre. Les théologiens définissent la Prudence par la combinaison de la mémoire, de l’intelligence et de la prévoyance, de sorte qu’elle rassemble les trois époques temporelles : passé, présent et futur. (p. 146)

4Mais si la Prudence est la première des Vertus, c’est aussi parce qu’elle donne « la règle de composition de l’ensemble des Vices et des Vertus. Car la mémoire incluse dans la Prudence n’est pas la mémoire naturelle qui ne saurait constituer en elle‑même une vertu. Il s’agit de la mémoire artificielle, qui contribue au perfectionnement moral, notamment grâce à la mémorisation des vices et des vertus » (p. 147).

5L’histoire de l’art de la mémoire, l’ars memoriae, conduit du poète antique au peintre médiéval, avant, comme le montre l’essai de G. Perrier, d’être recréé par le romancier moderne auteur du roman‑cathédrale qu’est À la recherche du temps perdu. Originellement, en tant que partie de la rhétorique, l’art de la mémoire

consistait à employer des « images frappantes » [imagines agentes] disposées dans des « lieux » [loci], c’est‑à‑dire un espace mental, le plus souvent architectural, dans le but de mémoriser un discours. Les images représentaient les différentes parties de ce discours, sous une forme singulière et mémorable, tandis que les lieux permettaient d’ancrer les images dans un espace que l’orateur parcourait mentalement tout en récitant son discours. (p. 151)

6Au Moyen Âge, cet héritage est recueilli par les théologiens et par les artistes : l’art de la mémoire sert à « mémoriser les préceptes religieux » (ibid.) et la représentation mentale des lieux et des images se concrétise en une « représentation figurée en peinture, en sculpture ainsi qu’en littérature » (p. 161). C’est ainsi que Giotto, au xive siècle, a conçu les fresques de la chapelle de l’Arena selon les règles de l’art de la mémoire (p. 162). Quant au héros de la Recherche, il procède, selon G. Perrier, à la façon de Simonide, lorsqu’il cherche, lors de la matinée finale du Temps retrouvé, à se remémorer pour les reconnaître ceux dont le temps a détruit les corps et les visages.

La « Matinée chez la princesse de Guermantes » peut être interprétée comme le récit fondateur d’un nouvel art de la mémoire, et le roman proustien, comme un système de lieux et d’images qui s’inscrit dans la mémoire du lecteur. (p. 150)

7L’image de la Prudence et l’apologue de Simonide allégorisent ainsi l’objet du travail de Guillaume Perrier, étude de l’art de la mémoire chez un écrivain dont le protagoniste cherche à élucider le processus du souvenir pour construire l’œuvre à venir comme un dispositif de loci et d’imagines agentes. Mais ces deux allégories pourraient tout aussi bien figurer le lecteur du roman de Proust, tenant devant lui le miroir du lecteur de soi‑même et le livre dont il doit mémoriser lieux et images, épisodes et personnages : comme le souligne Éric Marty dans sa préface, G. Perrier élabore tout à la fois « une théorie de la lecture et une méthode de lecture » (p. 9).

La mémoire volontaire et artificielle proustienne

8C’est sous l’égide des deux figures centrales de Prudentia et de Simonide que l’ouvrage de G. Perrier lance les différents défis d’une entreprise aussi novatrice qu’apparemment paradoxale : analyser la mémoire artificielle chez un auteur connu pour théoriser et privilégier la mémoire naturelle — en particulier involontaire —, c’est‑à‑dire s’attacher à la mémoire du lecteur — dont on peut légitimement se demander comment reconstituer l’expérience mémorielle singulière —, en faisant qui plus est la part de ses oublis et de ses souvenirs involontaires de lecture.

9Tout lecteur de Proust opposera à ce projet une objection attendue : l’opposition proustienne entre le souvenir involontaire, fondement de l’esthétique de la Recherche du temps perdu, et la mémoire volontaire, stérile et dévaluée. Or c’est précisément en mettant en lumière leur nécessaire articulation que l’essai de G. Perrier renouvelle l’approche de la mémoire chez Proust, d’habitude cantonnée à celle du protagoniste en tant que mémoire naturelle et strictement conçue en fonction de la théorie proustienne de la réminiscence2. Pour ce faire, l’auteur part de la notion de « mémoire contextuelle », théorisée par Michel Charles. M. Charles distingue « mémoire intertextuelle » et « mémoire contextuelle », « cette dernière étant soit rétrospective (mémoire de ce qui a été dit ou écrit) soit prospective (mémoire de ce qui reste à dire ou écrire, mémoire du projet3 ». L’objet d’analyse sera « la mémoire rétrospective du “contexte”, au sens d’environnement textuel » (p. 22), le souvenir que le lecteur conserve de ce qu’il a déjà lu. La pertinence de la question semble d’abord relever du simple bon sens : comment est‑il possible de mémoriser, au fur et à mesure de sa lecture, un texte aussi gigantesque que la Recherche ? Sa résolution passe par la distinction entre mémoire représentée dans le roman, romancée et conceptualisée, et mémoire construite dans le texte par l’auteur à l’intention du lecteur : c’est dans sa pratique d’écrivain que Proust met en œuvre la mémoire artificielle, de façon à soutenir l’activité de mémorisation du lecteur, notamment par le procédé du rappel, par lequel le récit convoque un élément antérieur qu’il constitue ainsi en antécédent narratif. Il y a un « double aspect de la mémoire proustienne, naturelle à l’intérieur de l’univers fictionnel, artificielle dans le cadre de la création esthétique » (p. 195).

10Mais la nécessité d’étayer la mémoire du lecteur ne tient pas seulement aux dimensions monumentales de la Recherche ; G. Perrier montre qu’elle découle de la mise en récit de la mémoire involontaire, dont elle est la conséquence directe :

On sait que le projet romanesque de Proust, par rapport à l’essai Contre Sainte‑Beuve où les réminiscences étaient racontées d’emblée, dans les « Projets de préface », a consisté à donner aux expériences de mémoire involontaire un antécédent textuel, les transformant ainsi en rappels, puis à accroître progressivement la portée qui les séparait de leur antécédent. (p. 33)

11La dissociation de la réminiscence en deux temps du récit, expérience mémorable et souvenir, structure matricielle de la Recherche, implique le principe du rappel et donc celui de la mémoire contextuelle, qui constitue ainsi le revers narratif de l’expérience psychologique du protagoniste. La croissance centrale du roman, pendant la guerre, avec le développement du cycle de Sodome et Gomorrhe, a ensuite rendu d’autant plus nécessaire le balisage mnémonique pour le lecteur. « Les rappels de la fin du roman, prévus pour certains de longue date, ont changé de portée entre le projet initial en deux volumes et la version du texte publié en 1927 » (p. 109). La mémoire artificielle est ainsi inscrite dans le projet même de Proust et dans sa réalisation.

12En outre, c’est la mémoire artificielle qui permet de faire de la lecture de la Recherche une expérience qui puisse entrer en consonance avec celle du protagoniste : la mémoire contextuelle « permet au lecteur de dépasser la connaissance imaginaire de l’expérience du héros-narrateur et de mettre en œuvre sa propre mémoire. Elle réalise concrètement la communication […] entre la mémoire personnelle du héros et celle du lecteur, qui définit la lecture selon Proust » (p. 281).

13C’est donc de l’intérieur de la poétique romanesque proustienne que se justifie le point de vue original adopté par G. Perrier sur la question topique de la mémoire chez Proust. Et l’on voit aussi comment il est parfaitement possible d’analyser le fonctionnement de la mémoire du lecteur, puisque c’est le texte qui la programme.

L’édifice théorique et son parcours

14Si le titre de l’ouvrage, La mémoire du lecteur, en désigne l’objet — mémoire « contextuelle » ou « artificielle » —, son sous-titre, Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, en délimite le corpus. Cette restriction aux deux tomes terminaux de la Recherche, qui pourrait paraître surprenante, découle de la notion mémoire contextuelle, le rappel supposant un antécédent situé à plus ou moins de distance dans le contexte antérieur. Or Albertine disparue et Le Temps retrouvé étendent nécessairement leur contexte sur tout ce qui précède et fournissent ainsi des postes d’observation privilégiés, dominant en fait la totalité du texte. En outre, ces deux tomes abondent en rappels, le héros revenant sur des lieux déjà parcourus, retrouvant des personnages connus et se remémorant son passé, évidemment en particulier lors de la « Matinée chez la princesse de Guermantes ». Enfin, les rappels y déploient la plus grande portée possible, tendant à son maximum l’acte de remémoration, l’ampleur maximale étant celle du ressouvenir de la sonnette de « Combray » à la fin du Temps retrouvé. Le corpus est ainsi commandé par l’objet d’étude. Mais ce point d’ancrage dans les deux derniers tomes suppose de remonter en amont du roman pour y retrouver les antécédents et donc d’y mener aussi des analyses « parfois prolongées » (p. 24), nécessitées par le contenu des rappels. Aussi le sous-titre témoigne-t-il, dans une rigueur qui se mêle de modestie, plutôt d’une méthode que d’une limitation de champ, la réflexion embrassant en réalité la totalité de l’œuvre.

15C’est aussi sur le principe de la rétrospection que s’organise globalement la structure de l’essai. Les trois premiers chapitres se centrent sur le fonctionnement du rappel pour analyser les procédés explicites de la mémoire artificielle : le processus de rappel y est précisément défini et ses énonciateurs sont répertoriés et comparés selon les modulations qu’ils lui impriment (premier chapitre) ; ses fonctions sont explorées dans les domaines temporel et herméneutique, le surgissement d’un souvenir pouvant modifier l’interprétation d’un événement passé (deuxième chapitre) ; les deux types de remémoration qu’expérimente le héros à la fin du Temps retrouvé, souvenir involontaire dans « l’Adoration perpétuelle » puis reconnaissance des invités dans « Le Bal de Têtes », sont analysés dans leur « visée rétrospective » (troisième chapitre). Après avoir ainsi saisi le mécanisme mémoriel à partir de son terminus ad quem, la réflexion repart vers son terminus a quo, en remontant vers les procédés de marquage de la mémoire du lecteur, par lesquels l’écrivain rend mémorables certains éléments textuels : G. Perrier montre comment Proust recrée l’art de la mémoire médiéval en en retrouvant les procédés mnémotechniques, mis implicitement en œuvre par le romancier pour imprimer dans la mémoire de son lecteur images et mots (quatrième chapitre) ; il marque la part de l’oubli, condition du surgissement du souvenir, en se livrant à une analyse de ce qui apparaît alors comme le nécessaire verso de l’art de la mémoire (cinquième chapitre) ; et il aboutit ainsi à s’interroger sur « la mémoire involontaire des lecteurs », en procédant à deux études de cas, les réminiscences de Barthes et de Czapski lecteurs de Proust dans La Chambre claire et Proust contre la déchéance4, et en adoptant ainsi sur le phénomène intertextuel la perspective particulière de la créativité du souvenir involontaire.

16Les six chapitres se distribuent donc en deux sous‑ensembles, le tout procédant du souvenir contraint au souvenir involontaire et subjectif du lecteur, et s’articulant sur l’allégorie, considérée comme forme de rappel en fin de première partie et comme matrice d’images frappantes en début de seconde partie. Piliers centraux de l’édifice, Prudentia referme le premier volet, Simonide ouvre le second.

17Le parcours de cette construction qui met en forme la mémoire du lecteur proustien est soigneusement guidé. Toutes les notions mobilisées, majeures et mineures, sont systématiquement explicitées, situées dans leur champ disciplinaire et, le cas échéant, rapportées aux théoriciens et critiques qui les ont conçues. C’est dans ce respect des appareils théoriques d’autrui et avec ce souci de l’exactitude terminologique et conceptuelle que se construit une méthode d’analyse personnelle, qui puise à de multiples disciplines, aussi bien littéraires que scientifiques5, enrichit et nuance les systèmes de ses prédécesseurs6 et élabore ses propres catégories7. Cette rigueur méthodologique passe plus particulièrement, dans le domaine proustien, par une interrogation constante du dossier génétique, qui prend en compte les avant‑textes, le processus de croissance de la Recherche par amplification centrale, l’état d’inachèvement du texte et ses différentes éditions — données qui ne sont pas sans incidence sur la construction proustienne de la mémoire du lecteur et qui conduisent la réflexion à des questionnements auxquels elle ne se dérobe pas. Sont ainsi examinés les « dysfonctionnements » du texte publié, qui par exemple tronquent le rappel de l’un de ses deux éléments, antécédent8 ou subséquent9. Les notes témoignent même parfois d’un dialogue critique avec soi-même, en introduisant une objection ou une hypothèse divergente10.

18Si l’essai accomplit le tour de force consistant à renouveler les analyses des lieux les plus traditionnels de la critique proustienne — la mémoire, mais aussi la figure du roman‑cathédrale, le lien entre personnage et paysage, les références picturales, le sadisme, les Noms de pays et de personnes, les étymologies ou les titres des tomes — en les considérant selon une perspective inusitée et féconde, son principal apport est probablement de découvrir la résurgence de l’ars memoriae dans le texte de la Recherche.

L’ars memoriae de la Recherche du temps perdu

19Mais Proust connaissait‑il l’art de la mémoire ? Celui‑ci, après un long oubli, a été redécouvert par Frances Yates, dont l’ouvrage majeur date de 196611 : Proust n’a pu en avoir une connaissance directe. Mais il a eu accès aux œuvres médiévales conçues selon les règles de l’art de la mémoire à travers Mâle et Ruskin, comme aussi par ses visites de cathédrales ou par son voyage à Padoue, où il a vu les fresques de Giotto à l’Arena :

Proust n’a pas connu les règles de fabrication des images et des lieux préconisées par les auteurs médiévaux, mais il s’est inspiré de certaines œuvres conformes à ces règles, ce qui autorise à envisager une relation historique indirecte entre la tradition de l’art de la mémoire et la Recherche. L’influence de ces œuvres pourrait expliquer l’importance des lieux et des images dans le roman proustien et l’impact qu’ils ont sur la mémoire du lecteur. Plusieurs réalisations esthétiques du Moyen Âge ont pu jouer ce rôle médiateur : l’allégorie, peinte ou sculptée, et l’architecture religieuse, notamment le modèle de la cathédrale. (p. 161)

20Proust a donc recréé un art de la mémoire qu’il s’est approprié12.

21C’est en se fondant sur les travaux de F. Yates et de ses continuateurs que G. Perrier livre une fructueuse lecture de l’utilisation proustienne des allégories de Giotto, qu’il développe en une analyse de l’allégorie dans la Recherche en suivant deux axes : la structure allégorique du roman proustien et le fonctionnement allégorique de ses personnages.

22Dans la version publiée, Giotto apparaît principalement à travers la référence aux Vices et aux Vertus dans « Combray ». Mais, en 1913, l’édition Grasset de Du côté de chez Swann annonçait qu’une partie du Temps retrouvé s’intitulerait « Les “Vices et les Vertus” de Padoue et de Combray ». D’une part, ce titre, par son « double complément de lieu », « exprime l’application du modèle allégorique de Giotto aux personnages de la fiction » (p. 125) et, d’autre part, il témoigne de ce que « les fresques de Giotto occupent également une place déterminante dans la structure du récit et son élucidation, dans la mesure où elles sont la trace d’un projet antérieur, explicitement allégorique » (ibid.). Selon ce projet, que Proust a finalement abandonné mais dont restent des brouillons, le héros devait retrouver à Padoue la sensuelle femme de chambre de la baronne Putbus, représentée en allégorie de l’Impudeur ou de l’Impureté, ce qui « permettait de remémorer et d’élucider l’évocation antérieure des allégories dans “Combray” » (ibid.). De l’analyse du récit de la rencontre avec la femme de chambre dans les avant-textes, G. Perrier tire trois conclusions.

23La première concerne la morale : Vices et Vertus ne s’excluent pas chez Proust. De même que la Charité, dont la fresque est parcourue d’une lézarde verticale, se superpose au portrait de la femme de chambre, l’Impudeur, dont le visage est sillonné par une brûlure, ainsi « le Vice et la Vertu échangent leurs qualités dans le déroulement de la fiction, selon la profondeur de l’analyse psychologique et le point de vue mobile du héros-narrateur » (p. 130). Réversibles ou ambivalents, le vice et la vertu peuvent aussi cohabiter chez le même personnage, et c’est à partir de cette idée que G. Perrier renouvelle la conception du sadisme proustien : « Le sadisme selon Proust n’est pas l’expression du seul vice mais d’un conflit tragique entre le vice et la vertu à l’intérieur de la même personne » (p. 132), c’est‑à‑dire d’une psychomachie, comme celle dont Charlus est le terrain (p. 138). La configuration spatiale de l’Arena, qui couple un Vice et une Vertu placés en vis-à-vis, propose ainsi une grille de lecture morale de la Recherche : « Proust rejoint l’art médiéval, par‑delà les formes symbolistes et romantiques de l’allégorie, mais il pervertit et réinvente le discours moral manichéen qui était lié intrinsèquement à cet art » (p. 124).

24Ensuite, Proust fait de l’allégorie giottesque une figure du temps : la lézarde concrétise le passage du temps et ses détériorations sur la fresque de la Charité comme sur le visage de la femme de chambre.

On comprend ainsi pourquoi Proust prévoyait de placer « Les “Vices et les Vertus” de Padoue et de Combray » dans Le Temps retrouvé, avant la « Matinée chez la princesse de Guermantes ». Cet épisode peut être lu comme une incitation à la lecture allégorique des visages du « Bal de têtes », défigurés par le vieillissement. (p. 130)

25Or, Charlus, jusque‑là allégorie morale des rapports entre vice et vertu, apparaît pour la dernière fois juste avant la matinée finale, dans une scène où le baron, déchu par la vieillesse, se métamorphose en allégorie du temps. « Charlus apparaît ainsi comme une figure médiatrice entre d’une part l’allégorie morale des vices et des vertus et d’autre part la révélation finale qui affecte tous les personnages et qui est dominée par l’allégorie du temps » (p. 139). La double interprétation proustienne des figures de Giotto se déploie donc en une structure qui transfigure le plan moral en dimension temporelle.

26Enfin, l’intégration de la femme de chambre à la série des Vices et des Vertus de Giotto, sous la figure de l’Impureté, suppose, comme le suggérait le titre de chapitre annoncé en 1913, que les personnages proustiens puissent se lire comme des allégories. L’effacement du titre et la suppression de l’épisode de la rencontre avec la femme de chambre ont rendu ce principe implicite, mais il en reste l’application dans « Combray », où Swann et le héros-narrateur rapprochent notamment la fille de cuisine de la Charité.

Dans le projet abandonné, si la femme de chambre semble avoir été l’objet privilégié d’une telle lecture, explicitée dans le roman, il est possible d’étendre cette interprétation aux autres personnages de Combray […]. De ce point de vue, la scène de Padoue opère dans la lecture du texte publié comme une cause absente, qui peut contribuer à l’explicitation de la démonstration proustienne. (p. 131)

27Traités comme des allégories, les personnages sont alors conçus sur le principe des « images frappantes ». Décrivant les figures de Giotto, le narrateur insiste sur cette « étrangeté saisissante » (I, p. 8113) qui les rend mémorables et qui vient de la représentation littérale du symbole : l’attribut, donné pour réel, tel le serpent qui sort de la bouche de l’Envie, provoque une surprise et une incompréhension qui gravent l’image dans la mémoire. Faisant appel aux récents travaux sur l’art de la mémoire, G. Perrier explique que les allégories médiévales n’ont pas pour rôle de rendre transparent aux illettrés le message chrétien, délivré par ailleurs dans des discours écrits ou oraux, mais de frapper l’imagination par une absconse bizarrerie : leur illisibilité, corrigée par exemple par les sermons, vise à les rendre inoubliables. Or, c’est bien ainsi que le jeune héros proustien réagit devant les allégories de Giotto dont Swann lui a offert des reproductions : il est frappé par leur inintelligibilité, par le peu de rapport entre l’image et le sens qu’elle est censée véhiculer — ce dont il ne comprendra que plus tard la profondeur. En outre, Proust transpose dans la diégèse les procédés mnémotechniques utilisés par Giotto. Le petit garçon de « Combray » ne comprend pas plus le ventre proéminent qui est l’attribut de la fille de cuisine enceinte, allégorie proustienne de la Charité, que les symboles des images de Giotto. Et si les rapprochements entre personnages de la Recherche et figures giottesques relèvent du comique, c’est que « le comique même est un procédé avéré de l’art de la mémoire » (p. 165), qui imprimera donc les personnages proustiens dans la mémoire du lecteur.

28G. Perrier étudie le rôle de ces procédés — l’arbitraire apparent d’un symbole représenté comme réel et la puissance comique — dans le développement du motif de la cloison vitrée. M. de Palancy, dont le monocle semble dans « Un amour de Swann » un « fragment purement accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium », est comparé à l’Injustice de Giotto, « à côté duquel un rameau feuillu figure », par le même procédé de synecdoque, « les forêts où se cache son repaire » (I, p. 322). L’analogie comique est d’autant plus frappante qu’elle paraît incongrue. Elle ne révélera son sens et sa pertinence que dans deux passages ultérieurs : la description de la salle de restaurant du Grand‑Hôtel comme un aquarium observé de l’extérieur par la population pauvre de Balbec (II, p. 41) et celle de l’Opéra où une cloison étanche semble séparer le parterre roturier des aristocrates des baignoires éclairent ce symbole social de l’injustice qu’est la paroi de verre.

29Une autre des techniques mnémoniques utilisées par Giotto consiste à rehausser l’image d’une touche de couleur rouge. Or Proust note effectivement, dans des avant‑textes de « Combray », les teintes « rougeâtre » et « violacée » (p. 171) des allégories de Giotto, avant de les supprimer du texte définitif, dans lequel le héros ne connaît les allégories de l’Arena que par des photographies en noir et blanc. À partir de là, G. Perrier montre que Proust étend au‑delà des références aux allégories de Giotto les procédés giottesques auxquels il a été sensible pour constituer ses personnages en images frappantes. Charlus se voit par exemple doté d’un « derrière presque symbolique » (III, p. 254), « inverse et symétrique par rapport au ventre » de la fille de cuisine (p. 169). Ou bien c’est le visage de Théodore, comparé à celui d’un ange sculpté, qui s’enlumine de la teinte rouge, Proust s’appropriant le contraste giottesque entre un fond de grisaille imitant la sculpture et une touche de « couleur mnémonique » (p. 173), ou encore Saint‑Loup qui est associé à une « teinte monochrome, autre que rouge », la couleur dorée (p. 173).

30Selon les règles de l’art de la mémoire, ces images frappantes sont placées dans des lieux, principe qui se réalise chez Proust dans l’association des personnages, en particulier des femmes aimées, avec un paysage. Dans le système de l’ars memoriae, les lieux sont toujours les mêmes : l’orateur parcourt mentalement un bâtiment « qui ne varie pas d’un discours à l’autre » (p. 158). Mais, dans l’art de la mémoire recréé par Proust, le lieu est particularisé selon à la figure qu’il enchâsse, raidillon aux aubépines pour Gilberte, flots de la mer pour Albertine, fleurs rougeâtres pour l’image rêvée de la duchesse. Il est cependant un des lieux médiévaux que Proust conserve, mais c’est pour modeler sur son architecture la structure globale de la Recherche : la cathédrale, qui « aurait été un modèle privilégié de mémoire architecturale » (p. 182) au Moyen Âge. Une fois encore, Proust reprend là un modèle qu’il transforme. En effet, si la cathédrale est mise en rapport par les théologiens médiévaux avec le Christ en tant que « “pierre angulaire du monde” » (p. 183), celle de Proust repose sur un pavé inégal, « pierre d’achoppement » sur laquelle bute le héros et qui lui révèle sa vocation :

Par rapport au modèle médiéval, l’art de la mémoire proustien constitue donc, par son fondement, une création originale, qui intègre l’idée d’une pierre d’achoppement et d’un déséquilibre fondateur. (p. 185)

« L’approfondissement d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire » (IV, p. 612)

31La richesse et la finesse de l’essai de Guillaume Perrier reposent sur une méthode d’analyse par approfondissement continu : la réflexion cherche perpétuellement à dépasser ses acquis, que ce soit dans les études textuelles, dans l’élaboration théorique ou dans la démarche d’ensemble. Les exemples ne se limitent jamais à la fonction d’illustration mais font systématiquement l’objet d’analyses fouillées, attentives au détail textuel14, creusées en micro‑lectures15 ou développées en démonstrations16, ce qui leur donne de surcroît un intérêt en elles-mêmes et éclaire en profondeur le texte proustien. Ce mouvement s’observe aussi dans le dispositif qui adjoint en note le prolongement d’une étude exposée dans le corps du texte17 ou dans la reprise d’un motif dans un ou plusieurs chapitres ultérieurs, où le changement de perspective sur l’objet suscite de nouveaux éclairages18. Il préside également à l’organisation des chapitres, celui qui est consacré à l’art de la mémoire engendrant par exemple son prolongement avec celui qui traite de l’art de l’oubli, où l’on découvre le négatif du précédent, avec des rappels oublieux et des lieux et des images de l’oubli qui construisent l’amnésie artificielle du lecteur. C’est enfin ce qui se présente comme un simple appendice qui vient redoubler et dépasser la conclusion par quelques pages sur la mémoire artificielle éditoriale, apparat critique dont les notes ajoutent au roman proustien un second appareil mémoriel. Mais l’appendice rebondit d’abord vers les annotations de Proust traducteur de Ruskin et sa conception de la note comme « mémoire improvisée » fournie au lecteur, puis vers celle de la mémoire créatrice de Proust relecteur de lui‑même, et c’est finalement l’inachèvement de la Recherche qui est reconsidéré : pour adapter son texte à ses nouvelles idées scénaristiques, Proust était conduit à ajouter aux tomes déjà publiés les antécédents de nouveaux rappels.

Cela semble inimaginable et laisserait penser à un inachèvement vertigineux de la Recherche, non seulement en aval, du côté des volumes à paraître, mais en amont, du côté des volumes déjà parus. (p. 297).

32« Inimaginable » mais possible, puisque, comme le souligne G. Perrier, c’est ce que Proust a fait en déplaçant la localisation de Combray lors de la réédition chez Gallimard de Du côté de chez Swann.

33Ce dernier rebondissement, exemplaire de la fécondité de l’approche choisie et de la méthode mise en œuvre, achève de faire de ce travail novateur et stimulant, dense et clair, ample et précis, un ouvrage lui‑même mémorable, fondamental pour les études proustiennes comme pour la théorie de la lecture.