Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Agnès Rees

Ronsard & l’invention de la « modernité » lyrique

Benedikte Andersson, L’Invention lyrique : visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », 2011, 824 p., EAN 9782745319647.

1L’invention lyrique : visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard est la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2002 par Benedikte Andersson. Long de plus de 800 pages, enrichi d’une consistante bibliographie, de deux index (noms et notions) et d’utiles « tableaux métriques » en annexe, cet ouvrage constitue l’une des importantes monographies récentes sur l’œuvre de Ronsard. La production poétique ronsardienne y est prise en compte dans son intégralité, depuis la publication des Quatre premiers livres des Odes (1550) à l’édition posthume des Œuvres de 1587. Dans le prolongement de l’étude fondatrice de P. Laumonier sur le lyrisme ronsardien, relayée par les travaux plus récents d’I. Silver et de J.‑E. Girot, de F. Rouget et de N. Dauvois, ce travail se propose de réexaminer la notion de poésie « lyrique » à travers l’œuvre de Ronsard, considérée comme exemplaire de la littérature renaissante par son ampleur, par sa variété et par l’influence qu’elle a exercé sur la poésie française du xvie siècle et au‑delà.

2Dès l’introduction, qui établit avec précision le contexte théorique de l’étude, l’auteur souligne le regain d’intérêt récent des chercheurs pour le lyrique et situe son travail au croisement de deux traditions critiques : la première s’interroge de manière structurale sur l’existence d’une catégorie lyrique au sein du champ poétique (G. Genette), sur les relations qu’elle entretient avec la notion de genre littéraire (J.‑M. Schaeffer), de discours, de sujet ou d’identité textuelle (K. Hamburger, K. Stierle) ; la seconde étudie l’émergence, la définition et la réception d’une poétique « lyrique » telle qu’elle s’élabore à la Renaissance, dans l’œuvre de Ronsard ou chez ses contemporains, poètes ou théoriciens. L’étude de B. Andersson présente ainsi le double intérêt de remettre en perspective une notion très vaste, objet d’une stratification et d’un déplacement de sens qui se sont opérés tout au long de l’histoire littéraire, et d’en étudier la richesse, la pluralité voire la labilité au sein d’une œuvre elle‑même sujette à un perpétuel renouvellement. Elle témoigne, à travers un parcours chronologique en quatre parties, d’une (ré‑)invention de la poésie lyrique et d’une redéfinition du sujet lyrique dans la deuxième moitié du seizième siècle, qui inscrivent l’œuvre de Ronsard au seuil de la « modernité » poétique.

Renaissance du lyrique : de Pindare à Ronsard

3La première partie remonte aux origines antiques de la poésie lyrique et rend compte de la manière dont les premières publications de Ronsard s’inscrivent dans cette tradition. Au xvie siècle, l’adjectif « lyrique » renvoie encore à l’idée d’une relation originelle entre poésie et musique. C’est à l’époque alexandrine qu’apparaît l’adjectif « lyrique ». Il se substitue alors à celui de « mélique » qui qualifiait chez Platon un type de poésie associé à un accompagnement musical et souvent à une danse. L’adjectif « lyrique » qualifie plus spécifiquement les poètes méliques consacrés par la tradition, comme Pindare, Sapho ou encore Anacréon. Son emploi, qui s’imposera en latin, marque ainsi l’accès du lyrique à la dignité littéraire. Quant aux auteurs latins, ils ne s’attachent guère à définir la poésie lyrique. Toutefois, les quelques vers que lui consacre Horace dans son Art poétique, et surtout sa propre pratique lyrique dans les Carmina témoignent d’un relatif abandon de la contrainte musicale au profit d’une esthétique de la variété thématique et métrique.

4La réflexion sur le lyrique à la Renaissance est appréhendée à travers deux textes théoriques majeurs, L’Art poëtique françoys de Sébillet (1548) et La Deffence, et illustration de la langue françoyse de Du Bellay (1549). La confrontation de ces deux textes permet de mettre en évidence une transition qui s’opère en France, vers le milieu du seizième siècle, dans la définition du lyrique. À la conception analogique proposée par Sébillet, qui voit dans la pratique française du chant, de l’ode ou de la chanson l’équivalent moderne de la lyrique antique et surtout horatienne, Du Bellay substitue une conception hypertextuelle de l’écriture lyrique : il s’agit désormais de réinventer la poésie moderne, de créer une lyrique française fondée sur l’imitation des Anciens et pourvue d’une même exigence de variété, d’élévation stylistique et lexicale et de musicalité.

5Dans ce contexte, la publication en 1550 des Quatre premiers livres des Odes constitue un moment fondateur, soigneusement orchestré par Ronsard, pour « l’avènement du genre lyrique français ». Le statut particulier des Odes tient autant aux audaces du contenu poétique qu’à l’exaltation de la figure du poète, « premier auteur Lirique françois ». Les deux chapitres consacrés à ce recueil examinent d’abord la façon dont l’imitation du double modèle canonique que constituent Pindare et Horace nourrit l’invention d’une poésie lyrique française, caractérisée par la variété thématique et métrique, par la présence de motifs métapoétiques qui participent de l’auto‑glorification du poète, et surtout par la pratique des vers « mesurés à la lyre ». Ils montrent ensuite comment la poétique de l’ode participe d’une mise en scène du sujet lyrique ronsardien, grâce à l’articulation du discours métapoétique et du « code autobiographique » qui structure de manière sous‑jacente le recueil. Enfin, ils soulignent l’émergence d’une nouvelle figure de poète lyrique, qui s’affirme comme le dépositaire d’une inspiration divine tout en s’imposant comme porteur d’une tradition poétique immémoriale. La lyrique ronsardienne s’affirme ainsi au point de jonction entre la fureur créatrice et la transmission de la mémoire poétique.

Les modulations de la voix lyrique : 1553‑1556

6La deuxième partie s’intéresse de plus près aux années 1553‑1556, qui constituent un moment de transition dans le développement de la poésie lyrique ronsardienne. B. Andersson y met en évidence une diversification de la voix lyrique, qui passe par l’expérimentation de nouvelles formes. La publication de nouvelles odes, l’émergence de l’odelette et de la chanson s’accompagnent d’un abandon partiel de la « mesure à la lyre » au profit d’une plus grande simplicité métrique. Quant aux « Dithyrambes » de 1553, ils constituent pour le poète l’occasion d’explorer une autre voie de renouvellement du lyrisme, en renouant avec la vocation mystique et l’inspiration bachique d’une forme ancestrale de poésie. Enfin, les Hymnes de 1555‑1556 témoignent par leur facture narrative d’une ouverture du lyrique à l’épique, tout en élevant le chant poétique vers la louange des mystères divins et sacrés. La figure du poète lyrique, intermédiaire entre le divin et l’humain, s’enrichit alors d’une dimension orphique.

7Cette évolution est mise en relation avec un mouvement de réflexion théorique qui contribue, dans la deuxième moitié du xvie siècle, à reconsidérer le statut du lyrique au sein du champ poétique. En France, dès 1550, des auteurs comme B. Aneau et G. Des Autelz entendent repenser le lyrique en l’affranchissant de la contrainte de « mesure à la lyre » au profit d’une autonomie plus forte du texte poétique et d’une plus grande diversité formelle. Dans les années 1560, avec l’entrée en scène de la Poétique d’Aristote, la réflexion sur le lyrique connaît un nouvel essor. Scaliger et les théoriciens italiens s’efforcent de concilier leur définition du lyrique et la notion aristotélicienne de mimesis, entendue au sens large d’« imitation ».Il en découle une définition plus étendue et plus fédératrice de la catégorie lyrique, et une revalorisation de l’imagination de l’auteur, donc du sujet lyrique.

8Les textes que Ronsard compose après 1553 témoignent d’une évolution parallèle dans la conception de la poésie lyrique. Une place à part est accordée aux recueils amoureux publiés entre 1552‑1553 et 1556. Accompagnés d’un supplément musical, Les Amours de 1552‑53 ouvrent la poésie lyrique ronsardienne à une nouvelle forme poétique, le sonnet, et à un nouveau modèle, Pétrarque. Dans le même temps, le recueil poursuit la construction de l’identité lyrique ronsardienne : le paratexte des Amours, la part d’autofiction présente dans le recueil et, paradoxalement, l’arbitraire qui préside à la disposition des poèmes et à l’instance énonciative permettent à B. Andersson d’établir un parallèle fécond entre la voix lyrique des Odes de 1550 et celle des Amours. En revanche, les deux Continuations de 1555 et 1556, d’inspiration anacréontique et élégiaque, traduisent un net changement d’esthétique, qui conduit à un renouvellement de la posture et de la voix lyriques. Ronsard fait le choix d’un style plus bas et d’une plus grande diversité formelle, mêlant aux sonnets plusieurs « odes » et « chansons ». En consacrant la « vertu lyrique » de nouvelles formes et de nouveaux modèles, Ronsard affirme dans le même temps sa propre identité lyrique, désormais affranchie de la filiation hypertextuelle avec les modèles canoniques antiques.

Le renouvellement du lyrique : autour de 1560

9La troisième partie s’attache à montrer le renouvellement de la conception du genre lyrique chez Ronsard autour de 1560, dans une période marquée à la fois par le « tarissement » de sa production lyrique et par la publication de ses Œuvres. L’architecture de ce recueil, comme le montre de façon convaincante B. Andersson, illustre l’évolution de la lyrique ronsardienne. Introduit par la section des Odes qui gardent leur valeur inaugurale, le recueil contient aussi des chansons, des stances, des madrigaux, des hymnes et quelques « chants » souvent insérés dans des ensembles plus vastes, à dimension spectaculaire. Les Œuvres se caractérisent ainsi par une approche « duelle » du lyrique. D’une part, elles laissent la place à une musicalité accrue, qui tend à revaloriser une lyrique « performantielle » et à renouer avec la vocation originelle de la poésie mélique. D’autre part, en donnant une dimension lyrique à de nouvelles formes poétiques, elles mettent à mal l’identité générique du lyrique et le statut même du sujet lyrique, menacé d’être dépossédé de sa voix originelle au profit d’une dimension universelle du chant.

10Le chapitre suivant montre comment la voix lyrique « originelle », menacée par cet éclatement générique, parvient à se maintenir et à se diffuser dans l’ensemble des Œuvres. La stratégie éditoriale de Ronsard vise en effet à établit l’autoritélyrique du poète, que ce soit par le choix des poèmes liminaires qui saluent Ronsard comme le fondateur de la poésie lyrique française ou par la manière dont sa subjectivité s’impose à l’ensemble du recueil. Un examen précis du dispositif énonciatif dans les diverses sections des Œuvres permet d’observer la présence constante du « je » lyrique, tandis que la pratique même de l’intertextualité contribue à édifier l’ethos orphique du poète, capable de transcender les genres par la puissance de sa voix. L’analyse détaillée des Sonets pour Helene, publiés en 1578, vient ensuite illustrer un prolongement et un aboutissement de cette stratégie poétique et éditoriale. Par les jeux intertextuels et intratextuels, le chantre d’Hélène s’y constitue à la fois comme le principe unificateur des voix lyriques du passé, et comme un nouveau modèle lyrique à partir duquel peut se définir un nouveau « canon » poétique.

11Le poète peut alors se désigner comme un nouvel Orphée, porteur d’une mémoire poétique et fondateur d’une nouvelle voix lyrique. L’analyse de quelques poèmes considérés comme emblématiques, notamment « La Lyre » et « L’Orphée », montre que le Ronsard d’après 1560 conçoit la poésie lyrique comme une poétique de l’« écho », qui traduit à la fois la puissance de la voix poétique et la perte de l’identité lyrique originelle. La diversité générique qui fonde désormais le lyrisme ronsardien, mise en scène dans « La Lyre », va de pair avec l’extension du champ lyrique, mais aussi avec la perte de l’inspiration proprement lyrique du poète et avec « l’évanouissement du rêve de poésie lyrique ». Paradoxalement, cette conception « échoïque » conduit aussi à renforcer le sujet lyrique ronsardien en donnant à sa voix une valeur collective et une portée mythique.

Du poète lyrique au poète mythique

12La quatrième et dernière partie s’intéresse précisément à l’auto‑mythification de la voix lyrique ronsardienne. L’ethos orphique construit par le poète à partir de 1560 se voit renforcé par l’emploi métapoétique des références mythologiques, qui contribuent à dessiner la persona mythique du poète. La prédilection de Ronsard pour les figures de Narcisse, de Mercure et d’Hercule, de Pan et de Protée, est présentée comme significative de sa conception du lyrique après 1560 : l’identité lyrique est désormais consacrée en « figure de la totalité poétique » ; la voix lyrique confirme son pouvoir civilisateur et, si le poète est en partie dessaisi de son chant au profit de la collectivité, c’est précisément auprès d’elle qu’il entend diffuser les échos et les images de sa voix.

13Les représentations de l’inspiration poétique dans les années 1550 et 1560 servent également l’affirmation de l’autorité lyrique ronsardienne. À l’imaginaire de la fureur poétique qui prêtait au poète de 1550 une parole oraculaire nourrie par les échos des modèles « canoniques » du passé, succède à partir de 1555 une conception plus active de l’inspiration. Le poète reste habité par la présence du divin, mais son chant devient désormais un moyen d’élévation vers le divin et d’initiation aux mystères du monde. Quant aux recueils amoureux, ils ont pour point commun d’attribuer à la dame, créature et modèle du poète, la source de son inspiration et donc de mettre en scène la fécondité poétique de la propre voix du poète. La stratégie énonciative de Ronsard dans l’ensemble de son œuvre poétique accompagne cette consécration de l’autorité lyrique : elle fait affleurer les voix lyriques du passé dans les énoncés gnomiques, donne à entendre un concert de voix hétérogènes à travers les discours rapportés, ou fait retentir la propre voix du poète dans les adresses aux dédicataires des poèmes ou au lecteur. La voix lyrique « originelle » marque ainsi de son sceau l’ensemble de la production poétique ronsardienne.

14Le dernier chapitre est précisément consacré à la réception de l’œuvre lyrique ronsardienne, que B. Andersson examine à partir de l’édition posthume des Œuvres de 1587. Si la disposition du recueil, vraisemblablement préparée du vivant de Ronsard, vient consolider la persona lyrique et mythique du poète, c’est surtout le paratexte des Œuvres qui témoigne a posteriori de l’efficacité de la stratégie ronsardienne. Les auteurs des pièces liminaires poursuivent la construction de l’ethos orphique du poète et lui donnent une valeur mythique, inscrivant Ronsard à la tête d’un nouveau canon « hypertextuel ». Enfin, un dernier développement, consacré à l’Académie de l’art poétique de P. de Deimier (1610), témoigne de la forte influence de Ronsard sur la conception du lyrique à la fin du siècle, tout en laissant entrevoir « l’avenir troublé de la catégorie du lyrique ». L’autorité ronsardienne met à mal la définition horatienne de la poésie lyrique et son identité générique, inaugurant ainsi une redéfinition profonde de l’identité et du pouvoir de la voix lyrique.

15L’un des points forts de L’Invention lyrique… est sans doute l’équilibre maintenu tout au long de l’ouvrage entre la précision des analyses de détail, qui illustrent jusque dans ses plus infimes nuances la poétique lyrique de Ronsard, et l’impressionnant travail de synthèse qui rend compte sur le long terme de l’évolution des conceptions du poète, tant dans son acception du lyrique que dans l’affirmation progressive d’une conscience d’auteur. L’approche chronologique que privilégie l’auteur n’empêche pas les parallèles féconds entre recueils ou poèmes appartenant à la même classe générique ou obéissant à une même identité lyrique. Certains points, trop rapidement abordés, mériteraient d’être développés ou prolongés, notamment celui de la contamination du lyrique par l’épique (et inversement !) ou encore la présence du lyrique dans les Discours polémiques des années 1560. Rédigé avec clarté et avec un souci constant de la précision notionnelle, L’Invention lyrique… n’en reste pas moins une étude imposante et novatrice du corpus ronsardien, sans doute appelée à devenir un ouvrage de référence sur la poésie lyrique de la Renaissance.