Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Denis Saint-Amand

À propos de sociologie de la littérature

Robert Sayre, La Sociologie de la littérature. Histoire, problématique, synthèse critique, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2011, 247 p., EAN 9782296560857.

1Annonçant un programme passionnant, le titre de Robert Sayre se révèle, dès les premières pages de l’ouvrage, largement plus ambitieux que le projet effectivement poursuivi par l’auteur, qui souhaite « faire revivre la tradition marxiste en sociologie de la littérature — dans toute sa diversité, dans sa fécondité mais aussi avec ses faiblesses et ses lacunes » (p. 8). En profitant pour égratigner au passage ceux qui, d’après lui, ont restreint cette tradition à une « théorie du reflet » qu’il juge caricaturale, R. Sayre livre de cette manière une histoire engagée d’une tradition critique qui a incontestablement nourri la sociologie de la littérature sans pour autant se confondre avec elle. En d’autres termes, il ne s’agit pas là d’une histoire de la discipline (jamais définie, du reste, au cours de l’ouvrage), mais d’un retour partisan sur les fondements de certains courants de cette dernière.

2Le problème posé par le titre de ce volume s’intensifie quand R. Sayre précise ne pas tenir compte des travaux réalisés durant les vingt‑cinq dernières années : pas de prise en considération des Règles de l’art (1992) de Pierre Bourdieu donc, mais

dans la mesure où les grandes lignes de la théorie de Bourdieu avaient déjà été élaborées au milieu des années 80, et que plusieurs études importantes avaient été publiées par des chercheurs travaillant dans le giron du maître, dans la mesure aussi où les concepts développés par Bourdieu constituent sans doute la grande théorisation contemporaine de la problématique socio‑littéraire, la présente étude peut donner […] une idée assez complète de l’ensemble.

3Au vrai, on s’étonne un peu, dès lors, que cet ouvrage, « basé sur une thèse de doctorat soutenue en 1987 », n’ait pas simplement été publié vingt‑cinq ans plus tôt, à un moment où il n’aurait pu se trouver en décalage très marqué avec les recherches contemporaines qu’il ignore jusqu’à un épilogue (p. 231‑236) où se multiplient les approximations (citons, notamment, la présentation de Jacques Dubois comme « disciple de Bourdieu » et la référence à ces « jeunes chercheurs québécois » qui, sous l’égide de Marc Angenot, associent l’analyse du discours et la sociocritique — jeunes chercheurs qui sont en réalité tous professeurs depuis plusieurs années et parmi lesquels certains vouent très précisément le syncrétisme épistémologique aux gémonies).

4Si l’on passe outre l’important hiatus entre le titre de ce volume et son véritable objet, le présent travail ne manque pourtant a priori pas d’intérêt, en ce qu’il permet de resituer quelquefois la genèse de certains questionnements qui peuvent aujourd’hui sembler aller de soi. De cette manière, le chapitre consacré au « circuit littéraire » (p. 71‑114), sans jamais mentionner les importants travaux développés par les spécialistes de l’histoire du livre et de l’édition (qu’il s’agisse de Jean‑Yves Mollier ou du GRELQ, basé à l’Université de Sherbrooke), rappelle l’apport de Robert Escarpit et de John Hall en ce qui concerne les premières réflexions académiques sur les modes de constitution et de mise en circulation de l’objet livre. Encore ces passages, ténus, sont‑ils trop fréquemment contaminés par des remarques lapidaires, à l’image du traditionnel reproche saugrenu concernant la réduction des écrivains à des individus avides de pouvoir qu’aurait soi‑disant conspirée Bourdieu (travers fréquemment assigné au sociologue par ceux qui ne l’ont pas vraiment lu), quand ils ne s’en tiennent pas à un long name-dropping. Cette dernière remarque vaut plus largement pour l’ensemble du livre, et en particulier pour l’historique comparatiste établi par R. Sayre dans son introduction. L’auteur y passe en revue, en fonction des zones géographiques, les acteurs et textes qui ont fait l’histoire de la sociologie de la littérature : il règle le cas français en deux pages, qui juxtaposent pratiquement Germaine de Staël et Claude Duchet, puis consacre six pages plus riches à la tradition allemande, réconcilie artificiellement les traditions anglaise et étatsunienne en passant brusquement de Kenneth Burke à Richard Hoggart, et rassemble enfin, de façon plus surprenante encore, la production émanant de Russie et d’Italie1. Cette confrontation des différents courants critiques en fonction des pays dans lesquels ils se sont développés aurait mérité à elle seule une analyse fouillée, qui aurait pleinement justifié l’existence de cet ouvrage, mais, en l’état actuel, elle se révèle trop paratactique et peu digeste.

5En définitive, ce volume, qui souffre en outre d’une mise en page peu soignée (points dispensables, espaces superflus et autres variations de casse incongrues), constitue en certains points une synthèse permettant de renouer, entre autres, avec les travaux programmatiques de Lukács ou de Goldmann, mais il déçoit forcément le lecteur qui y chercherait, comme l’annonce le sous‑titre, une « histoire, problématique et synthèse critique » de la sociologie de la littérature, en ce qu’il n’offre qu’un regard biaisé, partial et forcément lacunaire sur cette perspective critique.

6Encore peut-on se demander, plus largement et au‑delà du livre de R. Sayre, si un projet de « synthèse critique » est envisageable et pertinent, qui viserait à rassembler les tendances et les enjeux de ce que nous avons, dans le premier paragraphe de la présente recension, désigné par l’hypéronyme de « discipline », mais qui devrait plus vraisemblablement être considéré comme une position critique intermédiaire, située au carrefour de différentes traditions et se nourrissant volontiers d’influences diverses. S’il y a une homogénéité au cœur de la sociologie de la littérature, elle se mesure davantage à l’attitude face à l’objet qu’à l’aune des outils, parfois variés, qu’elle mobilise. Cette attitude a été éprouvée par les recherches de Pierre Bourdieu, de Jacques Dubois et de Robert Escarpit, qui ont en commun leur refus de sacrifier à une tradition de lecture immanentiste et leur capacité à mettre à mal la représentation romantique de l’écrivain-génie touché par la Grâce et isolé de la cité. S’ils continuent aujourd’hui à fâcher quelquefois les scholiastes d’une littérature considérée comme intangible, ces travaux ont eux‑mêmes engendré plusieurs études, qui ont permis d’affiner la connaissance de l’univers des lettres, soit l’ensemble des à‑côtés du texte, mais ont aussi invité à relire ce dernier autrement.

7Sans chercher ici à proposer un état des lieux méthodologique qui nécessiterait des développements plus larges et nuancés2, on rappellera rapidement que l’approche sociale du fait littéraire peut se mener sur deux fronts, idéalement complémentaires, qui interrogent le texte d’une part comme un produit matériel livré à un moment bien particulier par différents individus inscrits dans un secteur d’activité précis, d’autre part comme un discours original inscrit dans une plus large chaîne discursive énoncée par une société. La première approche, dont on pourrait dire en simplifiant qu’elle est plus « externaliste », a notamment permis le développement du modèle du champ littéraire, espace tendant à l’autonomie au sein duquel certaines valeurs et croyances spécifiques se développent et contribuent à exceptionnaliser la figure de l’écrivain. Ce dernier, personnage à la condition complexe trouvant souvent un refuge financier dans un second métier (qui, de façon générale, est en réalité le premier), a également fait l’objet d’analyses microcosmiques qui ont étudié, entre autres, les étapes traditionnelles de son cursushonorum, les lieux de sociabilité qu’il élabore ou investit et la façon dont il exerce également son activité au collectif, avec des pairs et avec un ensemble d’acteurs (éditeurs, libraires) qui permet la diffusion de son œuvre. La seconde approche, plus « internaliste », interroge la façon dont le texte livre un discours bien particulier sur l’époque dont il est le produit : sous le nom de « sociocritique », cette démarche se présente plus volontiers comme une herméneutique étudiant la façon dont le texte dit le social et véhicule certaines représentations qui tendent quelquefois à infléchir l’imaginaire collectif (ainsi, par exemple, des logiques et effets de l’auto-figuration du poète en maudit, auxquels un colloque international vient d’être consacré à l’Université McGill, sous l’instigation de Pascal Brissette et Marie-Pier Luneau).

8Reste que ces deux types d’approche, on l’a dit, peuvent largement se compléter : confronter leurs outils et méthodes, sans se borner à appliquer froidement certains des concepts qui y sont liés mais en cherchant plutôt à suivre les pistes qu’éclairent les feux et contre‑feux allumés par certains de leurs représentants, permet non seulement d’ouvrir et de susciter, entre des perspectives voisines, un dialogue susceptible d’être stimulant — ceci non avec une visée œcuméniste quelconque, mais dans l’optique d’un certain décloisonnement de la recherche en sociologie de la littérature —, mais aussi de donner les moyens d’atteindre, idéalement, une connaissance plus fine d’une production qui dit le monde autant qu’elle est dite par lui.