Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Sabrina Parent

Quatre perspectives « post-classiques » en théorie narrative

David Herman, James Phelan, Peter J. Rabinowitz, Brian Richardson & Robyn Warhol, Narrative Theory. Core Concepts and Critical Debates, Columbus, Ohio : State University Press, coll. « Theory and Interpretation of Narrative », 2012, 353 p., EAN 9780814251843.

1Avec la publication de Narrative Theory. Core Concepts and Critical Debates, David Herman, James Phelan, Peter J. Rabinowitz, Brian Richardson et Robyn Warhol proposent une mise au point et une mise à jour des études narratives dites « post‑classiques ». S’appuyant sur les acquis de la narratologie « classique », telle que représentée par les travaux de Gérard Genette ou de Gerald Prince — pour ne citer qu’eux —, les narratologues « post‑classiques » ont depuis plusieurs années étendu le domaine du narratif à d’autres horizons : rhétorique, pour J. Phelan et P. J. Rabinowitz — qui écrivent à quatre mains ; féministe, pour R. Warhol ; cognitif, pour D. Herman, et anti‑mimétique, pour Br. Richardson. Par son contenu, comme par sa forme, leur dernier ouvrage en collaboration possède de nombreux atouts qui l’érigent en référence incontournable dans le domaine.

Un ouvrage « bien fait »

2La première de couverture, comme la référence bibliographique d’ailleurs, oriente l’attente des lecteurs qui pourraient penser qu’ils auront affaire à un traditionnel recueil d’articles. Il n’en est rien. Les auteurs nous offrent infiniment mieux, et il fallait sans doute être « anglo‑saxon » ou en tout cas, formé aux États‑Unis, pour imaginer un ouvrage aussi innovant du point de vue de sa structure et aussi agréable à lire, pour le spécialiste comme pour l’amateur.

3« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » : l’adage s’applique bien au livre, qui laisse admiratif quant aux compétences pédagogiques que chacun des auteurs déploie — sans trop d’efforts semble‑t‑il — pour rendre accessible sa méthodologie. Par ailleurs, l’illustration des concepts théoriques par des exemples empruntés aux « classiques » modernes (Persuasion de Jane Austen, par exemple) ou postmodernes (Midnight’s Children de Salman Rushdie) de langue anglaise contribue à l’intelligibilité du propos, tant pour les connaisseurs des romans analysés que pour les non‑spécialistes, pour lesquels les brillantes analyses critiques invitent à la découverte de nouveaux horizons littéraires.

4Suggérant l’organisation « hypertextuelle » que l’on trouve sur Internet, la première partie, à laquelle se réfère le « Core concept » du titre, est subdivisée en sept chapitres et offre l’avantage de proposer plusieurs parcours de lecture. Consacré à la description générale des approches de chacun des auteurs, le chapitre initial est suivi de six autres abordant chacun une catégorie majeure des études narratives : le point de vue de l’auteur‑narrateur, le temps et l’intrigue, les espaces narratifs, les personnages, la perspective de la réception et du lecteur, les valeurs esthétiques. Au sein de chacun des chapitres, les auteurs expliquent leur perspective sur le sujet. Deux lectures sont dès lors possibles. Ainsi, intéressée par les développements récents en matière de personnage, une lectrice s’attardera sur le chapitre 5 tandis qu’intrigué par ce que peut être une théorie « féministe » de la narrativité, un lecteur préfèrera lire systématiquement les contributions de R. Warhol au sein des sept chapitres.

5La seconde partie pourrait, quant à elle, être qualifiée de « métatextuelle », dans la mesure où sont valorisés les commentaires critiques, les « Critical Debates » du titre, concernant les théories présentées dans le premier volet. Intitulée à juste titre « Responses », cette partie est le lieu où chacun des narratologues répond aux critiques, parfois vives mais toujours constructives, émises par les trois autres. Cette démarche s’étend au‑delà de l’ouvrage, à nous lecteurs, puisque les presses de l’Université de l’Ohio ont créé un blog (https://ohiostatepress.org/Narrative_Theory_Debates) invitant qui le souhaite à laisser des commentaires, à poser des questions, et à proposer des réponses. Bref, il s’agit ici de valoriser une entreprise fort séduisante, qui consiste à favoriser la discussion et l’échange dans la construction du savoir. Un atout non négligeable de l’ouvrage réside ainsi dans ces trois degrés de lecture : recueillant, dans un premier temps, les théories contemporaines sur le récit, il s’ouvre, dans un deuxième temps, à leur remise en cause par des spécialistes du domaine pour offrir, finalement, une réponse à la critique.

Des pistes théoriques à explorer

6Situons à présent les angles d’approche de chacun. Pour J. Phelan et P. J. Rabinowitz, dont la perspective est rhétorique, leur intérêt pour les récits réside principalement dans « l’expérience» (p. 3) qu’il constitue, et plus particulièrement dans l’effet qu’ils produisent sur leurs lecteurs, au niveau « affectif, éthique ou esthétique1 » (p. 3) : « les récits sont conçus par des auteurs (consciemment ou non) en vue d’affecter des lecteurs de diverses manières2 » (p. 5).

7À l’instar de ses deux collègues, R. Warhol considère que « le texte narratif ne fait pas que représenter, il constitue une transaction entre l’auteur et son lecteur3 » (p. 10). Mais pour R. Warhol, l’impact que peut avoir le genre (en anglais « gender ») sur « la forme et la réception des textes narratifs4 » (p. 9) est capital. En réalité, sa « narratologie féminine » s’est déployée, au cours des années, en « narratologieS féminineS », soit en études narratives dont les préoccupations incluent, outre la problématique du genre, celles relatives à la race, la sexualité, la nationalité, la classe et l’ethnicité. Faisant remarquer que la narratologie classique s’est développée au sein d’un milieu universitaire surtout masculin, qu’elle a été mise au point essentiellement par des hommes, qui se sont appuyés majoritairement sur des textes écrits par la gent masculine, la narratologie féministe défend l’idée suivant laquelle l’étude de textes non‑canoniques peut aboutir à des observations narratologiques qui échapperaient à qui ne se focaliserait que sur le canon5.

8Dans la perspective de D. Herman, le récit, fictionnel ou non, est un phénomène dépassant largement le cadre du texte puisqu’il peut relever de divers systèmes symboliques : du langage tout autant que de l’image ou de la combinaison des deux. S’appuyant sur le caractère référentiel des textes narratifs et leur capacité à « évoquer des mondes dans lesquels les interprètes peuvent, avec plus ou moins d’aise ou de difficulté, s’installer dans une résidence imaginaire6 » (p. 14), D. Herman se focalise donc sur le processus de co‑création de mondes, engageant auteur et lecteur via un système symbolique7.

9Enfin, la théorie narrative « anti‑mimétique » que développe Br. Richardson part du constat que les théories classiques de la narration ont émergé de l’étude d’un corpus de textes dont la majeure partie était mimétique, ou réaliste — deux termes synonymes selon l’auteur. Par récits « mimétiques », Br. Richardson entend des récits qui cachent le fait qu’ils sont construits, faisant place à l’illusion référentielle, tandis que les textes « anti‑mimétiques » sont définis par l’accentuation de leur caractère artificiel. S’élaborant à partir de textes « anti‑mimétiques », pour la plupart post‑modernes, la théorie narrative de Br. Richardson est une entreprise exigeant que soient revues et corrigées certaines catégories narratives de base, comme par exemple, la représentation de la temporalité8.

10De cette brève présentation, se dégagent quelques constats. Comme nous le mentionnions, les narratologues « post‑classiques », tels que R. Warhol ou Br. Richardson, remettent moins en question les apports des narratologues classiques qu’ils ne mettent les catégories narratives à l’épreuve de corpus de textes peu explorés à l’origine, féminin ou « anti‑mimétique », respectivement. La « confrontation » avec ces textes peaufine, affine, la théorie qui, par ce détour heuristique, peut éclairer sous un nouveau jour les textes traditionnellement utilisés dans les théories narratives classiques. En outre, après le « dés‑ancrage » opéré par le structuralisme et dans le même esprit que celui de Ricœur9, la narratologie « post‑classique » semble ré‑attribuer à l’étude du contexte toute l’attention qu’elle mérite, qu’il s’agisse du contexte communicationnel de J. Phelan et P. J. Rabinowitz, ou de la question du genre, et de son inscription sociale et historique, comme dans le cas de R. Warhol. Enfin, les théories post‑classiques semblent aussi converger vers un centre d’intérêt commun, à savoir l’étude du duo « auteur‑narrateur / lecteur‑narrataire ». Il s’agit d’une véritable réhabilitation de la notion d’« intentionnalité », plus de soixante‑cinq ans après que Wimsatt et Beardsley ont déclaré l’intention de l’auteur inadéquate à l’interprétation de l’œuvre. D’ailleurs, un point de discussion où s’affrontent les auteurs concerne précisément la pertinence des notions d’auteur et lecteur « impliqués ». Tandis que pour R. Warhol, Br. Richardson, J. Phelan et P. J. Rabinowitz, cette catégorie demeure utile pour éviter l’amalgame entre auteur / lecteur « réels » et instance textuelle, D. Herman plaide pour la disparition du concept en proposant un « modèle explicatif minimal10 » (p. 50) mais « rigoureusement intentionnaliste11 » (p. 50), qu’il dénomme CAPA (Contextes, Actions, Personnes, Attribution12), et qu’il défend de façon convaincante (p. 218‑234). En réalité, là où D. Herman privilégie un modèle explicatif plus général ou global, les autres critiques revendiquent une approche plus nuancée, reprochant à D. Herman l’élagage de subtilités pertinentes.

11Parce qu’il s’agit des dernières avancées post‑classiques « anglo‑saxonnes » en matière de narratologie, parce que l’ouvrage peut se lire à divers niveaux réflexifs, parce qu’il est le lieu d’une véritable émulation intellectuelle, le livre « à dix mains » qu’est Narrative Theory se révèle une lecture hautement recommandable : food for thought.