Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
Johan Faerber

L’Avocat du Diable

Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Grasset, 2005, 242 p. ISBN 2-246-67271-6

1La condition théorique est une condition judiciaire. Une telle affirmation ne saurait surprendre personne. Si, en effet, la théorie est à tenir, ainsi que l’avançait Roland Barthes, comme ce sursis permanent du Sens, il s’agit toujours plus ou moins pour celui qui fait œuvre de théoricien sinon de critique de s’avancer dans un prétoire, de prendre la parole au nom de, de donner voix à ce qui se serait tu ou à ce que l’on ne saurait plus taire. La théorie voudrait faire parler un peuple à venir ou donner raison à un peuple éteint ou sur le point de disparaître. En ce sens, elle ne pourrait que prendre le visage d’une parole communautaire, jamais solitaire : la théorie (réflexive) n’ouvrirait qu’à la théorie (processionnaire) faisant se tenir chacun comme un possible miroir du premier qui a parlé pour les autres. Et une telle parole jouant de ses reflets ne pourrait ainsi s’exercer que sur une scène magistrale, celle d’un Tribunal par où le processionnaire théorique cèderait le pas au processif théorique. La parole théoricienne ne s’y affirmerait cependant jamais comme une condamnation sans rémission. Procès entêté en appel, l’effort théorique ne serait qu’un jugement qui ne cesserait de revenir devant ses juges si bien que celui qui se trouverait jeté dans ce tribunal se devrait d’assumer, sans répit et simultanément, les figures de l’enquêteur, du greffier, de l’avocat et de l’accusé. Parce qu’il serait seul, au moins pour l’instant, il lui faudrait monter à la barre pour espérer pouvoir mieux la tenir.

2On ne s’étonnera donc pas que Philippe Vilain intitule son premier essai paru ces jours-ci chez Grasset et s’occupant du récit de soi, Défense de Narcisse. Il s’agit pour lui, ainsi qu’il l’indique dès le préambule, d’affronter « ce mépris intellectuel dont le texte autobiographique est si fréquemment l’objet » (p. 7). Contre ce qu’il nomme un peu plus loin, ce manifeste « mouvement de réduction du genre » (p. 8), Philippe Vilain entend défendre celui qu’il désigne métaphoriquement comme l’auteur autobiographique ou encore l’écrivain d’autofiction, Narcisse, celui à qui on reproche « son impudeur, son égocentrisme, son amoralisme » (quatrième de couverture). Il saura se faire son avocat, examiner les arguments et chercher à y répondre, afin que le dit Narcisse puisse quitter le box des accusés, allant pour cela jusqu’à interroger, en bon enquêteur, dans un très productif entretien clôturant l’ouvrage l’un des principaux responsables, Serge Doubrovsky. Cependant, dans la mesure où la parole théorique s’affirme là dans un tribunal, la figure de Philippe Vilain n’est pas uniquement celle du défenseur de Narcisse mais, par un jeu de reflets dont le personnage mythologique est coutumier, Narcisse lui-même1.. Parce qu’il est aussi et surtout l’auteur jusque-là de quatre récits autobiographiques tous parus aux éditions Gallimard/collection « L’Infini », le nouvel essayiste ne peut manquer de muer la défense en plaidoyer dans lequel il n’oublie pas de revenir sur son œuvre même et les diverses accusations dont elle a pu faire l’objet, s’agissant notamment du rapport de celle-ci avec celle d’Annie Ernaux, compagne un temps de l’auteur.. Ainsi, l’essai cherchant à défendre l’autobiographie empruntera plusieurs voix pour tenter de rendre justice à ce beau Diable : Narcisse.

3Que celui cherchant à faire l’apologie de l’autobiographie se retrouve facilement en posture d’avocat d’un genre diabolisé sinon diabolique ne peut apparaître inattendu au regard des griefs dont Philippe Vilain dit avoir été lui-même l’objet. De fait, en autant de chapitres  tels « Narcissisme des employés du moi » (p. 13-30), « L’impudeur autobiographique » (p. 31-46), « Le moi au divan » (p. 79-88) ou « Vers un imaginaire narcissique » (p. 119-128) encore, l’auteur de L’Etreinte n’a de cesse d’exposer que l’autobiographie serait, pour certains tenants d’un tout-fiction, une erreur de la culture. A l’enseigne de la remarque de Paul Valéry selon laquelle « il doit être assez agréable de se donner à soi-même, et de donner aux gens, par le seul fait de se déboutonner, la sensation de découvrir l’Amérique » (citée p. 31), l’ensemble des arguments recensés tend à converger vers un dénigrement et un refus uniques et iniques qui installent avec force l’autobiographie hors de la littérature. Il s’agit de refuser à la littérature intime la possibilité même de s’affirmer comme littéraire puisque, comme le dit Philippe Vilain, le « procès intenté au concept moderne d’autobiographie concerne le dévoilement de l’intime jugé obscène, outrageux, indigne de figurer dans un texte littéraire […] » (p. 32). Il n’existerait ainsi aucune résonance littéraire de l’autobiographie comme si le genre demeurait à la lisière du langage, infra-monde dans l’infra-ordinaire, insignifiant rayonnant de toute son inexistence, de toute sa vanité gonflée de vide et insufflée par sa propre (in)suffisance. Resurgit là un débat dont les cendres ne s’éteignent pas, brûlent encore les lèvres de ceux qui ont eu le sot projet de se peindre. Peut-être à force de se pencher pour saisir son reflet dans l’eau, Narcisse a-t-il fini par se noyer dans sa propre image liquide.

4Partant, comme semblent suggérer ces attaques recensées par Vilain, le pacte auquel invite l’autobiographe théorisé par un autre Philippe (Lejeune cette fois) serait tout sauf un contrat de lecture ouvrant à une quelconque littérarité. En effet, le pacte autobiographique serait bien plutôt à considérer tel un pacte méphistophélique conclu avec Narcisse converti en Diable tant redouté. L’autobiographie devrait plus sûrement être recherchée du côté du non-pacte : sans répercussion ni résonance d’écriture, elle se présenterait, si l’on peut dire, comme un im-pacte, à savoir l’absence même de toute ambition scripturale, une impasse qui mue le pacte en contrat mercantile et autobiographies apocryphes de vedettes en vitesse de croisière médiatique. A ces attaques, il va donc falloir une réponse et le ton de Philippe Vilain n’est assurément pas celui, on l’aura pressenti, de la déploration. Allant résolument au-delà du simple constat, il déploie une thèse paradoxale qui reprend à son compte les postulats d’écriture de ceux qui ramènent l’autobiographie à une perdition, à un bras mort d’une rivière quelconque où, isolé, Narcisse se contemplerait coupé de tous et de tout. Mais il convient sans doute à présent de brosser les différents actes de cette efficace dramaturgie judiciaire qui vise à une réhabilitation.

5Le premier effort de cette défense de Narcisse, une fois les chefs d’accusation lus, repose sur une précision sémantique, celle qui distingue Narcisse du narcissisme, le Nom propre des glissements connotatifs attachés au substantif même. On peut être Narcisse (écrire des récits de l’intime) sans pour autant être narcissique. Apparemment simple, la distinction n’est en rien innocente ni évidente : elle induit et conduit, en effet, le reste du raisonnement. La voix du sujet autobiographique est avant tout pour lui voie d’un Universel : ce serait un peu comme si ce qui reste de l’homme, de l’humanité pouvait se mettre à parler à travers celui qui tente l’expérience ultime de raconter l’intime, qui aurait ce courage de la ruine, celui de s’intéresser à ce qui demeure de soi pour les Autres parce qu’il n’y aurait sans doute plus rien d’autre à faire. Ce n’est, de fait, jamais un homme (ou une femme) qui prend la parole : c’est ce qui pourrait demeurer d’humain en l’homme jusqu’à devenir non-humain pour parvenir à rester jusqu’à nous au travers du Temps. L’autobiographie n’éprouve alors jamais de quant-à-soi : elle n’a aucune réserve et peut apparaître, en conséquence, impudique mais il ne s’agit là que d’une illusion propre, selon Philippe Vilain, à toute tentative littéraire : « Composante esthétique de l’autobiographie, l’impudeur intègre une rhétorique réaliste qui montre seulement une illusion d’intime. Cela n’est pas ma vie intime, mais la représentation de ma vie intime, une représentation parmi d’autres que je pourrais faire. » (p. 35). Résonne ici, on l’aura perçu, la fameuse assertion lacanienne selon laquelle le sujet ne peut s’appréhender que dans une ligne de fiction. Mais l’argumentation de Philippe Vilain franchit un degré supplémentaire dans la mesure où il inscrit la stratégie rhétorique de l’autobiographie comme l’achèvement même de toute rhétorique : la tentative autobiographique serait en vérité selon lui le comble de la littérature en ce qu’elle fait voir qu’elle n’y est pas, en ce qu’usant de tout son artifice, elle fait croire à une improbable nature. Pour Philippe Vilain, Narcisse plonge son lecteur dans un piège en eaux troubles, troublant parce que sans doute apparemment trop clair, trouble parce qu’ayant terriblement conscience que la rhétorique est couronnée lorsqu’elle est enfin parvenue à faire croire à sa propre disparition.

6Narcisse invite à réfléchir à deux fois. Son reflet doit inciter à être prudent, à être véritablement réfléchi. Ainsi, écrire sur soi ne saurait exister.. L’autobiographie ne pourrait procéder qu’à partir de l’Autre non pour l’atteindre mais partir de l’Autre pour essayer de remonter peut-être jusqu’à soi accomplissant alors sa vocation universelle. A cet égard, la thèse de Philippe Vilain s’affirme avec véhémence : l’intime n’existe pas et n’est que l’illusion d’un extime régnant partout en maître2 : « Le don de soi serait alors un simple partage de soi. D’évidence, pourtant, le genre autobiographique tente très souvent de dépasser son rapport à l’intime. » (p. 91). L’argumentation pour ne pas dire la plaidoirie se fait aisément paradoxale lorsqu’elle vient à appuyer sa démonstration sur deux lectures particulièrement éclairantes de Des Forêts (sur l’impersonnalité) et de Pessoa (sur l’extrospection intime).. S’ajoutant à la très belle page sur le non-être à venir (p. 41) de ce petit nom d’oiseau de Hervé Guibert comme le disait récemment Pierre Michon, on atteint là aux plus saillantes pages de l’essai dont on regrette peut-être qu’elles ne soient pas plus amplement développées, pages qui produisent d’heureuses formules telles le disparêtre pour Des Forêts (p. 97) ou le parêtre pour Pessoa (p. 115). Paradoxe argumentatif donc de cet extime qui désigne plus largement la stratégie de défense choisie par Philippe Vilain : montrer et démontrer que l’autobiographie ne s’oppose en rien au roman et qu’elle partage avec lui des caractéristiques similaires dont la question, notamment, de l’imaginaire. En dépit de la brièveté de la démonstration (une dizaine de pages), il s’agit là du chapitre le plus prégnant où se profilent des théories de formulations pertinentes sur la question entre autres de l’anthume et de la voyance autobiographiques. Qu’on considère des affirmations comme : « [l’autobiographie] est une forme anté-narrative » (p. 124) ou encore : « Le texte autobiographique devient ainsi, contre lui, un espace fictionnel latent, une fiction non intentionnelle dont l’instance narratrice serait le trompe-l’œil saisissant. » (p. 126). A l’évidence, le procès intenté à Narcisse est kafkaïen : on lui reproche ce que ses accusateurs se trouvent être. Narcisse tend son miroir aux autres afin qu’ils s’y contemplent, afin qu’ils s’y découvrent tous des traits semblables.

7   Mais la défense n’en a pas pour autant terminé. Philippe Vilain n’est pas que l’avocat d’autres écrivains à qui l’on voudrait retirer ce titre. Il est lui-même mis en position d’accusation et doit assurer sa propre plaidoirie comme s’il était à lui-même son avocat commis d’office. On touche là sans conteste à la véritable force de l’ouvrage, qui consiste à inscrire dans cet essai sur l’autobiographie une véritable autobiographie de son expérience d’écrivain. Où Narcisse réfléchit et joue de tous ses reflets, comme si, en vérité, le reflet de Narcisse se mettait à parler.

8Et, de fait, Défense de Narcisse s’appuie sur l’illustration d’une pratique personnelle de l’écriture, où se dévoile une expérience de la réception d’œuvres autobiographiques, celles de Philippe Vilain en l’occurrence. Dans le chapitre significativement intitulé « Petit meurtres entre amis : un genre sans éthique » qui reprend partiellement une intervention de l’auteur effectuée cependant dans une autre perspective3, Philippe Vilain évoque ses débuts littéraires et les différentes attaques qu’il a pu subir parce qu’il est écrivain de « l’intime ». Avec brio, l’auteur de L’Etreinte montre comment son œuvre s’inscrit dans celle d’Annie Ernaux pour ensuite insister sur la façon dont celle-ci se trouve prise au piège de ce jeu de miroirs. Le récit de cet accueil de l’œuvre se veut véritablement exemplaire parce que, paraît dire Philippe Vilain, ce n’est pas parce qu’on met en scène une histoire privée que l’on est pour autant privé d’Histoire. Il en va de même du plus long chapitre de l’essai « Cartographie du littéraire » : l’auteur y livre un panorama de la littérature contemporaine distinguant plusieurs catégories comme la littérature épigonale notamment. Il en profite pour discuter la notion de « Fin du littéraire » proposée il y a peu par Philippe Sollers dans un sens plus productif que n’avait pu le faire l’an passé Frédéric Badré dans son comique mais toutefois sombre Avenir de la littérature qui lui pendait dans le dos comme un poisson d’avril. On regrette, en revanche, l’attention accordée à la notion de « post-modernité » dont l’intérêt théorique est plus que discutable pour ne pas dire inexistant, notion qui n’est malheureusement jamais discutée ici et qui aurait sans doute gagné à être interrogée au regard des travaux de Jacques Rancière comme Le Partage du sensible.

9Philippe Vilain n’est cependant pas le seul accusé à prendre ici la parole. Il invite un autre Narcisse à réfléchir avec lui, preuve que l’autobiographie ne se fait jamais seul(e), que les reflets ne cessent de s’échanger. L’ouvrage s’achève ainsi sur un non moins illustre prédécesseur de l’auteur, Serge Doubrovsky, à l’origine du terme si galvaudé d’autofiction. Le fondateur du genre, si l’on ose dire, se voit interrogé sur une soixantaine de pages suggestives où, de concert, les deux auteurs réfléchissent au caractère proleptique de toute autofiction et développent à nouveau également le concept d’autocritique dont Doubrovsky a déjà pu parler : «  l’autocritique […] est « une des formes supplémentaires que prend l’autobiographie moderne » [quand] elle participe d’une geste autobiographique visant à compléter ce qui a déjà été écrit, à élucider par le détour d’autres œuvres le mystère de sa propre vie. » (p. 229). Tout n’est encore question ici que de doubles.

10En définitive, s’il ne prétend pas régler la question du statut générique et littéraire de l’autobiographie par toute la prudence et la mesure salutaires de son auteur, Défense de Narcisse apporte, en revanche, un éclairage essentiel à ceux qui s’intéressent à l’autobiographie immédiate, à ceux qui en ont fait leur champ de recherches. Narcisse peut enfin faire entendre sa voix. Plus qu’une pièce supplémentaire à verser au dossier, l’essai de Philippe Vilain insiste sur la nécessité de l’autocritique qu’il défend, comme on le sait, en dernier lieu, insiste sans ambages sur la nécessité autobiographique de la pensée. Penser, à terme, est l’injonction autobiographique ultime, celle qui réclame une exposition, une impudeur fondatrices, une mise à nu du sujet qui expose et s’expose, fait l’expérience inouïe du dénuement, d’un monde dérobé et débordé, ce que ce Jean-Luc Nancy a su qualifier de « pensée dérobée », cette « présence nue [qui] se pense et [qui] se pense nue à son corps défendant ». Philippe Vilain nous fait ainsi entrer dans ce monde nu de la pensée, l’autobiographie de la réflexion condamnée à assister à sa propre naissance, ne vivant, simplement, que de sa propre passion.

11Car, loin de toute condamnation, il faut, on s’en doute, imaginer Narcisse heureux.