Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Philippe Richard

Du ptyx poétique dont le symbolisme musicalement s’honore

Florent Albrecht, Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897), Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2012, 504 p., EAN 9782745323224.

1Observer et penser le monde absolu de l’expressivité en son orchestration et en sa manifestation conceptuelle. Tel est l’objet que consacre l’étude de Florent Albrecht sur la poésie de la seconde moitié du xixe siècle. Mais le travail édité résiste pourtant remarquablement à cette mode comminatoire qui marque, en la critique d’hier ou d’aujourd’hui, les termes mêmes dont le recours est ici nécessaire — la musicalité et la polyphonie interartistique. L’auteur sait d’une part que la musique, réquisit par excellence de la modernité à partir de l’ère symboliste, n’existe pas en soi en littérature et qu’elle n’est bien souvent que projection, soit d’un désir utopique et grandiloquent, soit d’un fantasme autotélique et idéaliste, à défaut d’être strictement définie et d’apparaître comme une discipline authentique (« elle a fourni, jusqu’à saturation et épuisement du système, un modèle illusoire et mystérieux à la poésie », p. 11). Il sait d’autre part que la transversalité n’est parfois qu’une manière de répartir l’effort analytique sur plusieurs objets pour éviter d’en forer l’un ou l’autre comme il se devrait (« la recherche interartistique, terme à la mode s’il en est, [sera] employé ici pour désigner spécifiquement le champ plus étroit des rapports de la musique et de la poésie », p. 12). Pour déployer sa pleine fécondité, l’analyse choisit donc de se concentrer sur une brève mais riche période de l’histoire littéraire, de Baudelaire à Mallarmé, en traversant Parnasse, Symbolisme et Décadentisme, sans jamais y voir ce vaste flou aussi artistique que contradictoire parfois commodément attribué à ces regroupements d’écoles. Si une telle opération d’harmonisation se voit naturellement permise par la musique, le passage de l’ut pictura poesis à l’ut musica poesis manifestera ainsi cette métaphysique de la pensée que la poésie s’est alors donnée pour mission d’accomplir en un sens tout essentialiste. Se trouve là questionnée la représentation même de la poéticité — ce qui fait qu’un texte en prose devient de la prose poétique —, et l’on voit que le modèle musical supplée liminairement au déficit théorique de la seconde moitié du xixe siècle en poétique — comme un mal nécessaire permettant de réévaluer les notions essentielles de monde et d’intériorité. Débutant son étude en 1857, l’auteur remarque qu’il s’agit là de la parution du Coup de dés de Mallarmé, du voyage de Gautier à Wiesbaden pour y entendre le Tannhäuser wagnérien, et de la publication des Fleurs du Mal de Baudelaire. Découvrant le vide, le siècle réforme en effet son art par la pratique des correspondances, de la souplesse formelle, et de l’exploration synesthésique. Celui‑ci est donc d’une essence musicale corrompue dans la mesure où « la musique devient un symbole pur, […] un axiome pour développer la thèse selon laquelle la poésie […] se prend comme objet d’enquête, d’investigation esthétique, et fait surgir l’inouï en une sorte de synthèse artistique » (p. 20). On pourrait dire que le caractère musical de cette littérature est manifestement autoproclamé — les minores ayant en ce sens joué un rôle décisif, de la théorie instrumentiste de Ghil à la passion wagnérienne de Dujardin, en passant par le vers libre de Kahn et les explorations de Moréas —, mais il est en tout cas loin d’être anodin que la thèse de l’auteur s’enracine en une telle déconstruction inattendue. Si le blanc typographique et l’explosion syntaxique font donc du Coup de dés une indicible partition, à lire et à contempler selon l’intention même de son créateur qui n’est autre que la manifestation d’une poésie du silence « pour que ne surgisse que l’idée du poème » (p. 22), l’idéal musical et la musique elle‑même semblent devoir se distinguer — « le problème de la réception est en particulier fondamental pour envisager, finalement, que la musique, au sens où ces derniers [les symbolistes] la comprennent, serait peut‑être moins un acte en soi qu’un attribut philosophique de leur poésie » (p. 24). Aucun des auteurs de notre période ne maîtrise du reste la musique, et les relations qui se nouent en ce domaine sont en réalité de nature parfaitement intellectuelle : Debussy travaille avec Mallarmé, Catulle Mendès ou Segalen, et ce sont bien ces influences qu’il faut saisir « sans sombrer dans les méandres d’une étude littéraro‑musicologique d’où l’on ne peut tirer en général qu’un angle unique d’attaque pertinent : l’historiographie » (p. 25). L’étude de Fl. Albrecht entend par conséquent s’élancer vers l’analyse esthétique, non vers l’histoire de la littérature. Il faut donc observer la musique comme une esthétique philosophique — dans le même esprit que cette « esthétique théologique » que développera Balthasar dans La Gloire et la Croix — Aspects esthétiques de la révélation pour discerner les éléments théologiques irriguant les textes littéraires et leur conférant une haute cohérence formelle. Grâce aux salons et aux correspondances se trouve ainsi questionné le mot en lui‑même, sans que de réelles connaissances musicales (autres qu’allusives) ne fonctionnent véritablement. Or un élément général peut très bien être en effet un élément commun qui, devenant topique, peut même rénover une forme littéraire en recherche d’elle‑même. Peut‑être aurait‑on pu alors en indiquer d’autres exemples — pensons au travail contemporain sur les diverses figures du recueillement passif dans le roman (chez Bloy, Huysmans ou Bernanos) à partir des écrits spirituels de la tradition chrétienne relus à la seule aune de l’Histoire littéraire du sentiment religieux de Bremond —, mais il n’en demeure pas moins que la grande honnêteté méthodologique de l’étude lui confère une évidente valeur.

Des affinités électives

2En ce laboratoire littéraire qu’est la poésie, la musique joue donc en quelque sorte le rôle de réactif ou de condensé, quand bien même ce dernier n’aurait pas la pureté d’un élément premier1. L’étude souhaite par conséquent élaborer un modèle inédit cernant une généalogie des relations entre musique et poésie. Si la chaîne critique est rapidement brossée dans la mesure où les études existantes sont très générales ou ne portent que sur le seul Symbolisme en ses liens à Wagner — liens d’ailleurs rapidement distendus après la défaite française de 1870 pour d’évidentes raisons de préférence nationale —, c’est donc à ce schème aussi innovant qu’englobant que vise le présent ouvrage — en une attention constante pour la maîtrise des outils de son analyse (la musique est une pratique) et en un développement qui ne soit jamais unilatéralement essentialiste (toute pratique engage aussi une herméneutique) :

si la musique doit précéder, existentiellement et hiérarchiquement sa mise en forme écrite, in absentia, la poésie pourrait devenir elle‑même le lieu abstrait, par-delà les mots, d’un achèvement esthétique, d’une pratique qui n’existerait que par et pour elle-même. (p. 28)

3On comprend que le plan de l’étude ne se veuille pas chronologique, mais se fonde d’abord en une généalogie questionnant l’intégration de la musique dans l’art poétique (à partir d’une perméabilité générique nouvellement acquise qui interroge la tradition formelle et la signification herméneutique de la poésie en recherchant ce « naturel » de l’articulation entre rythme, prosodie et versification, mais aussi à partir d’une consécration de la subjectivité créatrice du langage faisant naître l’esthétique et la puissance proprement spéculative et philosophique d’une poésie devenue rédemptrice), puis en une énergie émancipant la poésie par la musique aux grès d’expérimentations rhétoriques diverses (à partir d’une reconquête de cet élan intrinsèquement sonore qui, toujours déjà, fit naître la poésie en terme paradigmatique — ce qui signifie que le poème ne doit pas être musical mais d’essence musicale — et provoque à notre époque une « crise de vers » acceptant de regarder en arrière, jusqu’à la chanson et à l’ode, pour être moderne, mais aussi à partir d’une quête d’intensité qui substitue le texte ou le livre au genre littéraire et profite de la porosité des frontières de la musique pour éprouver par rapport à elle sa propre identité poétique en mouvement — on peut toutefois se demander si l’entreprise consistant à vouloir tout poétiser ne conduit pas inéluctablement à l’atomisation même de l’entreprise en un monde unilatéralement intellectuel), enfin en une philosophie d’une pratique musicale spéculaire conduisant la poésie vers le mouvement perpétuel à partir d’un renoncement au solipsisme enté sur une musique considérée comme pure idée littéraire — rythme entre des rapports — et dénudant les mécanismes poétiques sans pour autant les révolutionner immédiatement (à moins que la conscience de soi — de son inconscient et de la fonction esthétique du langage — ne constitue l’avancée la plus fondamentale pour un texte littéraire), et à partir d’une double attention critique tant pour la matérialité de l’écriture, espace de la page et du livre en tête, que pour l’inflation rhétorique de la métaphore musicale rapidement considérée comme pur exemplum théorique potentiellement détaché de toute authenticité axiologique. C’est dire que l’idéal du Gesamtkunstwerk s’efface alors pour laisser place à cette clé de voûte pourtant éphémère qu’est l’ut musica poesis elle‑même.

D’une chanson douce

4On appréciera aussi l’ouvrage de Fl. Albrecht pour la grande clarté de sa présentation, faite de paragraphes clairement identifiés, d’analyses de versification limpides, et de références aussi riches que variées à l’arrière‑plan conceptuel qui soutient la période (Bergson, Gide, Nietzsche, Schopenhauer, Valéry, Wagner). On y découvre notamment, armés de connaissances historiques sûres, la variété des modèles wagnériens du reste plus fantasmés que réellement opérants, le travail sur la chanson comme opérateur de méta-discursivité réorganisant l’horizon de notre attente poétique, la volonté d’une critique du lyrisme dont personne ne semble pourtant pouvoir se passer et la mise en péril corollaire de la généricité poétique, les querelles entre idéalisme et subjectivité donnant naissance à une littérature consciente d’elle‑même, à l’autotélisme du Coup de dés et au bal des Poèmes saturniens. Les citations poétiques alternent ici très heureusement avec les citations critiques.

De l’inanité sonore

5La musique est une chimère, mais c’est en « l’acte de lecture » que « la phénoménologie de la musique semble pouvoir se mesurer » (p. 444). Devra‑t‑on dire pour autant qu’« à force de chercher de la musique avant tout chose, la poésie a manqué de vouloir faire de la poésie de tout, à tous les niveaux, confinant à l’argutie poétique et théorique » (ibid.) ? Une telle conclusion est en effet doublement surprenante, car on a non seulement vu la fécondité littéraire que permet la structuration musicale de l’écriture mais on a encore pressenti que l’élaboration poétique ne se greffe pas véritablement sur n’importe quel type de matériau. On remarquera aussi que l’idée selon laquelle, au xixe siècle, « la poésie reste, face au positivisme, au déclin du théâtre et à l’apogée du roman scientifique, le seul vrai genre grâce auquel le poète‑laborantin s’adonne en toute conscience à l’expérimentation verbale » (p. 445), peut sembler trop exclusive : le roman huysmansien et son surnaturalisme mystique expérimentent eux aussi de singulières modalités d’écriture, passant également du commentaire intégré de Grünewald dans Là‑Bas (ut pictura poesis) à l’analyse incorporée du plain‑chant médiéval dans En Route (ut musica poesis), et le récit laforguien et sa réécriture parodique incluent eux aussi une comparable perméabilité interartistique, passant tout autant de la description pseudo‑réaliste de la silhouette de Salomé (ut pictura poesis) à l’évocation crypto‑fumiste du vocéro de l’héroïne (ut musica poesis) dans les Moralités légendaires2. Si dans la prose décadente non plus le mot n’entre plus en stricte correspondance avec le monde, on peut supposer que l’étude de Fl. Albrecht surdétermine quelque peu la singularité poétique affirmée par ces mêmes théoriciens desquels elle entendait pourtant liminairement se détacher. Il faut au contraire reconnaître que le primat du subjectif n’est certes pas le seul apanage de la poésie dans la période qui va de 1857 à 1897 et que le poète se proclame sans doute un peu vite seul rempart efficace contre le positivisme ambiant de son siècle. Un tel constat pourra certes surprendre, dressé qu’il se trouve contre une étude pourtant résolument engagée dans un vaste mouvement de démythification critique — si le fait de remarquer que « la musique apparaît comme prétexte à faire de la poésie, et non l’inverse » et que « les expériences de l’extrême, la mise à mal du verbe et du langage, enfin la subversion des principes de métrique et de versification, au nom de la musique, relèvent ainsi plus d’un jeu de mise en tension de l’appareil poétique que d’une volonté affirmée de changement de paradigme » (p. 446) constitue déjà une remise en cause de la singularité générique du second xixe siècle en poésie, le fait d’affirmer que « le diallèle esthético‑philosophique de la poésie appelée à mourir demeure ainsi dans la stérilité d’un art qui s’autoalimente sans dépasser l’exercice de style » (p. 366) revient en effet à poser l’attention à la musique comme mode critique ne fonctionnant ni toujours ni partout, ce qui est naturellement intéressant mais que ne laissait tout de même pas présager le titre même de l’ouvrage. L’amplitude plus large conservée par Gérard Genette dans l’application de la réalité musicale à l’expression littéraire était peut‑être, à cet égard, plus sûre — l’ut musica poesis valant déjà à ses yeux pour cette expérimentation romantique qui réinterprète la représentation classique de l’ut pictura poesis3. Il en va de même, en termes d’amplitude, pour la réflexion sur les blancs typographiques menée à l’occasion d’une réflexion sur le Coup de dés (p. 401 et sqq) ; on aurait pu comparer ces acquis avec l’écriture dramatique de Péguy et de sa Jeanne d’Arc, là où les blancs frappent et rythment le texte en surplombant et en mettant en voix sa vibration4. Mais on ne peut naturellement tout dire en un livre. Encore moins ne pas légitimement reconnaître que la poésie se trouve toujours à la pointe de l’expérience littéraire :

Tous les Symbolistes, Décadents, inclassables, restent indubitablement liés à la philosophie idéaliste du mot et à l’interrogation essentielle sur son pouvoir référentiel, ce qui inaugure l’aventure sémiologique du xxe siècle et annonce la linguistique saussurienne. (p. 445)

6S’il faut créer du neuf à tout prix, c’est qu’il faut « reprendre à la musique son bien » (Mallarmé) ou affirmer « de la musique avant toute chose » (Verlaine), dans le sillage d’un Orphée poète et musicien — non peintre — qui établit l’art poétique au somment pyramidal de la métaphysique des arts. C’est en tout cas « par le refuge dans une esthétique décorative parnassienne, dans un absolutisme structurel symboliste ou dans un perpetuum mobile décadent » que la musique a pu révéler à la poésie toutes ses potentialités de fiction — « différence entre poésie versifiée et poésie en prose, langage vernaculaire et langage poétique, possibilité ou utopie d’un art total, religion artistique et assomption poétique, limites littéraires et poétiques, poésie pour les happy few ou pour tous, existence et/ou fiction de la poésie… » (p. 448). Il n’est d’ailleurs pas anodin que nous le redécouvrions l’année même où Antoine Compagnon intitule son cours au Collège de France : « Baudelaire moderne et antimoderne5 ». Il en va, en cette tentative d’une définition propre des enjeux de la poétique, de l’existence même de la poésie et de sa révélation au monde : si « alors, on possède, avec justesse, les moyens réciproques du Mystère — oublions la vieille distinction, entre la Musique et les Lettres, n’étant que le partage, voulu, pour sa rencontre ultérieur, du cas premier6 », tenons qu’« à quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure7 ».