Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Cyril Barde

Génération Baudelaire

Sergio Cigada, Études sur le Symbolisme, édition de G. Bernardelli et M. Verna, Milan : Educatt, 2011, 162 p., EAN 9788883118470.

1Dans cet ouvrage sont recueillies huit études de Sergio Cigada datant de 1960 à 2010, traduites en français par ses anciens élèves. Il s’agit d’articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs, ainsi que de l’introduction à l’édition critique des Déliquescences de Beauclair et Vicaire. Hommage rendu au professeur par ses élèves, cette publication fait écho au colloque organisé en mémoire du philologue italien en 2011, dont les actes sont parus à la fin du mois de juin 20131. Que son objet d’étude soit la littérature du xve siècle ou la modernité de la seconde moitié du xixe siècle, la démarche adoptée par S. Cigada est rigoureuse, toujours au plus près des textes et de leur langue. « Part[ir] du concret textuel » (p. ix), refuser ce que le chercheur appelle une « conception didactique de la critique » (ibid.) qui imposerait au texte des catégories abstraites exogènes, telle est la ligne de conduite que s’est fixée S. Cigada. En effet, les textes des poètes étudiés — écrits théoriques ou vers — ne cessent de revenir dans le commentaire, et les poèmes sont intégralement reproduits au début de l’article qui leur est consacré. S. Cigada pratiquait un art de la citation qui ravive l’étymologie du mot : le texte est (ré)cité, répété à plusieurs reprises, comme pour permettre à l’activité critique de s’émouvoir, de se relancer, de progresser.

Les fils de Baudelaire : l’art de la synthèse

2Si S. Cigada se montre adepte de la répétition, c’est aussi pour faire entendre aussi les échos, résonances, appels et réponses liant Baudelaire à une génération symboliste qu’il refuse d’enfermer dans une périodisation stricte et définit avant tout comme une conception singulière de la poésie, comme une pratique nouvelle de la langue2. Le recueil s’ouvre ainsi avec le long article de 1992, « Charles Baudelaire : anthropologie et poétique », dont la thèse serait que « de la base théorique et de l’écriture de Baudelaire […] naît le noyau rhétorique et stylistique de tout le Symbolisme » (p. 33). L’entreprise baudelairienne consiste à dépasser le Spleen du « monde flagellé de l’expérience » (p. 18), irrémédiablement divisé et morcelé, pour tendre vers l’Absolu et l’Infini. De cette tentative de fuite hors du monde naturel découle une tendance thématique de l’artificiel, dont S. Cigada rappelle le rôle crucial dans les esthétiques fin-de-siècle. L’attrait pour le contre-nature, le bizarre, le malsain, le vicieux, le monstrueux et le pervers ne serait, chez Baudelaire, que le versant sombre de ce désir d’infini, le symptôme de cette velléité de ré-agencer de manière inédite les données de la nature.

3L’Art, devenu valeur suprême, s’offrirait alors comme la possibilité d’introduire une parcelle d’infini dans l’ordre mondain du fini. En découvrant et en révélant dans son œuvre l’unité d’un univers tissé de correspondances et structuré par de multiples analogies, le poète parvient à restituer l’harmonie universelle absente du monde déchu de l’expérience humaine. Cette théorie esthétique de la synthèse génère selon S. Cigada toute la rhétorique et la stylistique du Symbolisme, fondées sur les figures de la métaphore et de l’allégorie, sur la synesthésie et l’association thématique mêlant des catégories hétérogènes du réel. L’auteur insiste particulièrement sur la technique du « paysage d’âme », qui associe traits psychologiques et éléments de paysage, abstrait et concret. Ainsi s’élabore une rhétorique qui tente de réaliser la « ré-agrégation du monde » (p. 33), à partir des éléments disjoints, épars de l’expérience humaine. Ces procédés de synthèse — le terme ne cesse d’apparaître sous la plume du critique — et de fusion — des sensations, des images, etc. —, radicalisés par les fils les plus hardis de Baudelaire, aboutiront, chez Rimbaud et surtout Mallarmé, à l’hermétisme de certaines formules fulgurantes et condensées. Éclatant avec Baudelaire, ce noyau rhétorique et stylistique projette ses déflagrations dans tout le Symbolisme — et tout le recueil qui nous occupe ici.

4Ce sont bien ces éclats qui apparaissent dans l’analyse consacrée au poème « Autre éventail » de Mallarmé, dont S. Cigada souligne l’impressionnante densité d’images et le « pouvoir de synthèse remarquable » (p. 137) — synthèse figurée par « l’unanime pli où gît l’unification de tout être » (ibid.), où se concentre tout l’espace déployé par les battements de l’éventail. La structure du sonnet dessine une courbe qui accomplit progressivement la déréalisation et la dématérialisation de l’éventail jusqu’à faire disparaître l’objet dans l’ultime « feu d’un bracelet » et le confondre avec « l’image du Néant-Absolu » (p. 138). Quant à l’admiration que Rimbaud proclame, dans la Lettre du Voyant, pour « l’Harmonie » de la poésie grecque, S. Cigada la rattache aux conceptions aristotéliciennes de la tragédie comme fusion du rythme (de la métrique), de la mélodie et du chant. L’idéal grec de Rimbaud est l’idéal d’un « art-synthèse » (p. 65) étouffé avec le Moyen-âge et redécouvert avec le Romantisme. L’auteur souligne cet aspect méconnu de la Lettre, qui confine au paradoxe : Rimbaud revendique explicitement un modèle antique, plus familier des classiques, pour fonder la poésie des temps modernes.

« Trouver une langue » : formes nouvelles & formules du nouveau

5Baudelaire, et les Symbolistes dans son sillage, mettent la question de la forme et de la langue au cœur de leurs préoccupations. L’invention d’une langue constitue la « dimension fondamentale du Symbolisme » (p. 52) et de la modernité d’une fin de siècle multipliant néologismes et recherches lexicales jusqu’au maniérisme que Gabriel Vicaire et Henri Beauclair parodieront dans Les Déliquescences (1885). S. Cigada trace une ligne droite entre les Correspondances de Baudelaire et la langue « résumant tout, parfums, sons, couleurs » (Lettre du Voyant) convoitée par Rimbaud. L’inconnu et le nouveau, ces deux horizons de la modernité poétique3, ne peuvent être saisis que par un « langage synthétique, universalisant » (p. 75), une synthèse des langages, « synthèse de mots, de sensations, d’actes existentiels » (ibid.). Le Bateau ivre, dont S. Cigada montre le parallélisme de structure avec La Lettre du Voyant dont il serait la mise en acte poétique,offre un jaillissement d’images inouïes exemplaires de cette nouvelle langue. Mais la forme dont il s’agit ici, remarque le critique, tient davantage aux divers procédés d’agrégation de l’hétérogène (toujours selon la leçon baudelairienne) qu’au renouvellement d’une métrique encore dépendante de l’esthétique parnassienne.

6Cette langue qui doit formuler l’Inconnu, l’Infini ou l’Absolu apparaît comme un véritable instrument de connaissance. Si, pour Baudelaire, « l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle » (Lettre à Toussenel du 21 janvier 1856), le poète ayant fait l’épreuve du dérèglement de tous ses sens devient pour Rimbaud le « suprême Savant » (p. 86). S’il s’agit de science, insiste S. Cigada, c’est bien parce que ces rapports, analogies, et liens dont l’univers est fait constituent une réalité objective qui se révèle au poète. La subjectivité, qu’elle s’actualise dans l’imagination baudelairienne ou dans le « raisonné dérèglement » rimbaldien, n’est pas le délire effréné de l’esprit et de la plume, mais une manière pour le poète se rendre disponible à la contemplation, à la voyance — une manière de se livrer au spectacle de l’unité du monde.

7Décadence ou Symbolisme

8L’introduction de S. Cigada aux Déliquescences de Beauclair et Vicaire est l’occasion d’une mise au point sur la délicate question des différences entre Symbolisme et Décadence. À rebours des multiples tentatives de distinction entre les deux mouvements qui se poursuivent aujourd’hui, fondées sur des critères sociologiques et générationnels, suivant Bourdieu dans Les Règles de l’art, ou encore idéologiques, génériques ou esthétiques, la position de S. Cigada — qui n’envisage cependant que la poésie — est très claire : « il n’existe pas deux mondes lyriques » (p. 58), mais un « climat culturel » cohérent bien que pluriel, animé de tensions et de contradictions. Refusant les « schémas historiques a posteriori » (ibid.) qui tendent à figer sous des catégories rigides la réalité plus mouvante de l’époque où les termes s’échangent (« Symbolisme », « Décadisme », « Décadentisme », etc.), le critique affirme que « la poétique décadente et la poétique symboliste sont une seule et même poétique » (p. 59), l’envers et le revers de la médaille fin-de-siècle, les deux pôles complémentaires d’un même « refus de la normalité », d’une « même évasion intellectualiste, hors de l’expérience, vers des arbitraires fantastiques » (ibid.). Que cette évasion prenne le visage angélique du songe et de l’azur ou qu’elle s’oriente vers les territoires de l’érotisme, de la maladie et de la perversion, il ne s’agit jamais que d’une divergence thématique qui n’entame pas en profondeur le socle poétique commun.

9Cette sensibilité aux dynamiques, aux tensions voire aux contradictions internes, est caractéristique de la méthode de S. Cigada dans ce recueil d’études. Ainsi insiste-t-il sur la dynamique entre Spleen et Idéal, qu’il conçoit davantage comme les termes d’une relation que comme les pôles d’une antinomie. Plus loin, la structure de la Lettre du Voyant est envisagée comme une dialectique entre la description d’un contexte historique et le développement d’un « noyau théorique » (p. 63), tandis que les commentaires du poème « Adieu » (poème conclusif d’Une saison en enfer) accueillent les impulsions contradictoires qui s’y expriment — entre immanence et transcendance, échec et ambition messianique de la poésie, abandon de la littérature et réaffirmation d’un élan créateur, haine de l’existence réelle et célébration du travail, de la science — comme autant de voix et de vies plurielles aboutissant à la résolution de la « synthèse formelle et stylistique d’[un] prodigieux noyau de vie » (p. 110). S. Cigada voit là, comme dans d’autres poèmes d’Une saison en enfer et des Illuminations, une écriture de « l’essentialité » qui cherche à dégager ce « noyau de vie », comme elle fait éclater le mot pur, sans ancrage, détaché du vers ou ressaisi par l’exclamation, au terme d’une entreprise de simplification extrême4.

Primitivité

10L’écriture de « l’essentialité » renoue avec l’énergie primordiale — pour ne pas dire primitive — de la langue. Si S. Cigada revient souvent sur « la théorie de l’Artificiel » (p. 42) qui caractérise Baudelaire et le Symbolisme, il passe plus rapidement sur les références à une primitivité qui affleure pourtant dans plusieurs articles du recueil. Il cite Baudelaire expliquant dans « L’Éloge du maquillage » (chapitre ix du Peintre de la vie moderne) que « le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant […] de leur dégoût pour le réel ». Rimbaud lui-même est vu comme un primitif : le voyant recherche « l’accomplissement de l’état primordial, édénique, créatif de l’esprit […] la pensée primitive apparaît spontanément sur la scène de l’esprit » (p. 68). Le « paradis farouche » suggéré par l’éventail de Mallarmé, comme le « rire enseveli » de la jeune femme qui l’agite ou le « pli unanime » de l’objet refermé recèlent, selon S. Cigada, « une force vitale, une puissance mythique » (p. 137) qui renvoient là encore à quelque horizon primitif.

11N’est-ce pas le travail du philologue que de ménager la rencontre du texte moderne avec ses influences primitives ? Les pages virtuoses qui rapprochent « Le loup criait sous les feuilles » de Rimbaud des prophéties d’Ezéchiel, celles qui relisent « ΙΗΣΟΥΣ ΧΡΙΣΤΟΟΣ ΘΕΟΥ ΥΙΟΣ ΣΩΤΗΡ » de Verlaine à l’aune de l’analogie Christ-Poisson, démontrent avec précision que la parole biblique et les temps primitifs à la fois hantent et inspirent les poètes de la seconde moitié du xixe siècle. Dans les deux cas, la primitivité est le lieu de cette fameuse synthèse entre les temps et les langues, le lieu de fusions et de superpositions d’images. En situant le poème « Marco » de Verlaine dans un cycle littéraire qui comprend la chanson populaire, forme naïve qui séduit l’auteur des Ariettes oubliées, c’est encore la quête d’une forme de primitivité que met au jour S. Cigada. La catégorie du primitif parcourt l’ouvrage en filigrane : s’esquisse peu à peu une nouvelle synthèse entre l’artifice, produit de l’extrême civilisation, et un rêve de primitivité — synthèse qui culmine dans la dernière décennie du siècle et qui conduit Octave Uzanne à décrire son ami Jean Lorrain comme un « barbare et primitif, à la fois suprêmement raffiné, chercheur de sensations inédites, de vices quintessenciés5 ». Marie-Paule Berranger ne donne-t-elle pas raison à S. Cigada lorsqu’elle explique qu’à partir de Baudelaire, le poème se conçoit comme un petit objet fragile, un flacon contenant une quintessence, c’est-à-dire le produit le plus raffiné et en même temps le plus essentiel, primordial6 ?


***

12Avec ces Études sur le Symbolisme, c’est un double hommage que rendent les élèves au maître. Ils rappellent d’abord la place que S. Cigada a occupée parmi les universitaires européens qui, de Mario Praz à Jean de Palacio, participèrent à la redécouverte des esthétiques fin-de-siècle et à la construction d’un champ de recherche aujourd’hui très vivant, autour des littératures symbolistes et décadentes. Les élèves de S. Cigada livrent ensuite au lecteur français une méthode minutieuse, conjuguant micro-lectures et mises en perspective plus vastes, et faisant des paradoxes, tensions et contradictions, des points d’appui plus que des points de rupture ; une méthode qui privilégie l’identification des points de passage et des dialogues à l’œuvre au sein des textes, plutôt que des frontières et des dichotomies qui les surplombent. À partir du paradigme de la synthèse dont il trouve les origines chez Baudelaire, S. Cigada propose une histoire littéraire libérée de ses segmentations rigides et pose l’identité d’une génération autour d’un axe cohérent, articulant ainsi une anthropologie, une esthétique, une rhétorique et une poétique.