Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
François Châtelet

Rendez-vous dans deux ans

Jacques Lacan, Écrits, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1966, 911 p.

Nous reproduisons ce texte paru le 11 janvier 1967 dans Le Nouvel Observateur, no 113, p. 38-39, avec l’aimable autorisation des ayants-droits de l’auteur et de la revue.

1Il ne saurait être question ici de dire « ce qu’il y a à penser » des « Écrit » de Jacques Lacan, ni même d’en présenter tous les concepts. Il s’agit en effet d’un ouvrage scientifique, de presque mille pages, qui réfléchit, en une suite d’articles ou de conférence — rassemblés en une ordonnance stricte — une pratique analytique de plus de trente années. Et ce serait être gravement infidèle au propos même de ce livre que de prétendre, quelque six semaines après sa publication, le résumer ou, comme on dit, en dégager l’essentiel. Toute présentation de ce type risque d’être dangereusement « réductrice » et c’est l’auteur même, s’il veut se livrer à cet exercice, qui est habilité à le faire.

Le grand Shaman

2Ce que le critique peut faire — il faut bien comprendre que les précautions que je prends ici ne sont pas d’artifice, mais sont impliqués par le ton et la nature de l’œuvre — c’est d’abord signaler l’importance de cette publication. Voilà des années qu’en France et à l’étranger on parle de Lacan ; les cours de Lacan — à Sainte-Anne, d’abord, à l’École normale, ensuite, au sein de l’institution parallèle et bienfaisante qu’est l’école pratique des Hautes Études — ont réuni des foules de plus en plus nombreuses, de plus en plus bruissantes, surinformées (comme on dit « sous-développées ») ; il y eut, à l’intérieur des diverses sociétés de psychanalyse françaises des exclusions, des ruptures, au cours de ces dernières années, et, toujours, Lacan était concerné ; son enseignement, ses articles, on les utilisait, on les exploitait à des fins multiples. L’image du grand Shaman de l’idéologie contemporaine en France se dessinait, entouré des fumées délétères de la haine et de l’adoration ; des chapelles se constituaient, des complices se reconnaissaient à des tics stylistiques ; la moindre des sottises qu’on a fait circuler, à ce propos, n’est certes pas la fabrication de cette école dite « structuraliste », qui serait l’expression rusée et néo‑positiviste (comme si on pouvait être néo-positiviste !) du pouvoir technocratique, dont Lacan… Mais on en a assez parlé.

3Les « Écrits », dans leur massivité — c’est un « pavé », non seulement de taille, mais de poids — coupent court à ces divagations idéologiques et mondaines. C’est à étudier les textes, dans l’ensemble systématique qu’en présente leur auteur, à cette tâche soigneuse, que les pro et anti-lacaniens sont désormais dévoués, si toutefois l’envie leur demeure — devant la gravité et l’importance de la recherche — de continuer à jouer le jeu des prises de position tranchées, de se plaire encore au « je suis pour… je suis contre… moi qui… », caractéristique de l’information actuelle.

4Donc, rendez-vous dans deux ans, quand les gens intéressés par ce texte, psychanalystes, philosophes, linguistes, praticiens et théoriciens des « sciences humaines », quand les étudiants qui en savent plus long que leurs professeurs ne croient, auront le temps de reprendre, dans ce parcours qui se veut rigoureux, ce dont ils avaient une connaissance, à des mois de distance, en des communications séparées, dans la passion un peu triste des polémiques et des congrès. Personnellement, je m’engage, philosophe, à ce rendez-vous…

De Hegel au calembour

5Il y a un deuxième propos auquel la critique doit s’atteler dès maintenant, si elle veut être explicite et ne pas feindre de se perdre dans le contenu : c’est le style de Jacques Lacan, au sens précis. Sa manière de tourner la phrase, de se faire tantôt percutant, tantôt allusif, d’inscrire dans son discours des schémas — qu’il dit être éclairants, et dont la relation avec le texte qui les accompagne est trop sommairement « expliquée » ; sa manière de s’amuser, ici, à imiter la lourdeur d’une démonstration hégélienne, là pasticher la suggestion mallarméenne et, ailleurs, faire des calembours, en apparence, les plus faciles.

6C’est de cela qu’il faut d’abord parler, puisque c’est cela qui irrite et qui risque de rejeter du côté de la « mode » (mode qui est, aujourd’hui, favorable, mais qui peut, aussi bien, le devenir moins demain) une œuvre dont l’assiette scientifique est évidente. Pour se mettre au diapason de cette œuvre et se rendre capable de la lire comme il convient, il importe de rependre les choses au début et de redire quelques banalités, de ces banalités qui, précisément, « étant trop connues », ne sont plus connues du tout.

Le poids de la bêtise

7Il y a d’abord, le fait Freud. Freud qui a écrit, pendant un demi-siècle et en fonction d’une pratique thérapeutique exigeante, contestée, porteuse du virus culturels plus opérants que ne le furent, biologiquement, ceux de la lèpre, qui a dit le fait de l’inconscient et qui en a constitué la théorie. Il l’a dit : il a administré, avec une inlassable patience, la preuve que rien de sérieux, d’objectif, ne peut être récité ni pratiqué concernant l’homme si l’on ne tient pas compte de cette réalité : la pensée n’est pas la conscience. Il y a de la pensée — la pensée même peut‑être — c’est-à-dire l’ordre et le sens, dans ce qui n’est pas conscient (qui n’est pas, pourtant, la nature, ou le corps, tels que les connaissent la biologie et la physique).

8Du coup a été introduite dans la culture une révolution au moins aussi décisive que celle qu’avaient apportée, chacun en son temps, le génie grave et savant d’Augustin, d’abord, la précision et la rigueur de Galilée et de Descartes, ensuite. Or pour imposer cette mutation, Freud — comme tous les grands inventeurs — n’avait pas de mots ni de syntaxe pour l’exprimer. Pour forger des concepts radicalement nouveaux, il n’avait à sa disposition que le vocabulaire des médecins et ses ressources d’homme suprêmement cultivé et sensible. Aussi dénué que Marx (qui a dû se servir de la terminologie de Saint-Simon, de Ricardo et Hegel), que Nietzsche (qui a pris le tout‑venant, de Schopenhauer à Darwin en passant par la science philologique de son temps), il a dû faire valoir, mettre en évidence une image, une idée de l’homme, qui rompaient définitivement avec celles auxquelles avait habitué la rationalité grecque, revue et corrigée par la révélation judéo‑chrétienne.

9Il a réussi. Les textes, dans leurs disparités systématiques, constituent, sans doute, un joyau de la pensée en ce vingtième siècle. Et, cependant, tant est lourde la bêtise (c’est‑à‑dire la répression), cette œuvre a été l’occasion de malversations les plus odieuses et les plus sottes, des contestations les plus dérisoires, des applications les plus mensongères. Bref, pour parler généralement, la psychanalyse s’est dégradée en psychothérapie et le psychanalyste, bon an mal an, est devenu le substitut du confesseur… La psychologie et la sociologie — les sœurs jumelles aînées de la civilisation industrielle et humanistes — se sont mises de la partie et ont intégré le « freudisme », comme elles disent, à leur enseignement et à leur technique… Adler et Jung sont venus apporter à ce concert réducteur leurs pseudo-théories novatrices.

10Jacques Lacan n’est pas satisfait de cette situation. Il sait (parce qu’il a lu Freud ligne à ligne, parce qu’il a l’expérience de la pratique psychanalytique, parce que la chance lui a épargné d’avoir à préparer les étudiants à tel concours ou à tel certificat de licence) que la psychanalyse telle que l’a théorisée et pratiquée Freud n’est ni le tout ni une partie de la psychologie (ou de la sociologie), mais qu’elle est contre la possibilité même d’une psychologie (ou d’une sociologie).

Le bricolage

11Mais comment dire cela, alors que déferlent « les sciences humaines » ? En un sens, depuis la disparition de Freud, la situation s’est aggravée. Nous sommes encore plus embarrassés à dire et à théoriser la réalité de l’inconscient, à comprendre la signification de ces faits que sont les pulsions de mort et les pulsions de vie, à déceler la portée explicative de cette « métapsychologie » freudienne dont nous savons qu’elle est fondamentale. Nous, philosophes, lorsque nous parlons de Freud dans des cours, nous bricolons au sens que Lévi‑Strauss donne remarquablement à ce terme. Nous sommes devant des étudiants qui, pour de multiples raisons, ne sauraient penser que la psychologie et la sociologie sont, par essence historique, des disciplines répressives ; nous devons essayer de faire passer à travers un langage inadéquat une leçon qui domine et ruine, par sa portée révolutionnaire, la civilisation, le système d’échanges à l’intérieur duquel nous enseignons ; nous ne pouvons pas tout dire de ce que nous pressentons et que nous pourrions développer, parce que c’est la place même que l’institution assigne à notre fonction, qui serait mise en question.

12Jacques Lacan bricole au second degré. Sa réussite opératoire évidente, il la doit à la découverte qui la fête de l’étroite parenté existant entre « les explications » de Freud et la science linguistique telle que l’ont élaborée Saussure et Jacobson. C’est là la référence majeure, et qui n’est pas familier de la lettre de Freud et du « Cours de linguistique générale » aura de la peine, souvent, à s’y reconnaître. Mais, quelquefois, Lacan lui-même ne s’y reconnaît plus, tant il y a, en même temps, de rigueur à administrer et de sursauts d’esprit à faire saisir. Alors, tous les grands mythes de la culture occidentale entrent allusivement dans la danse, la danse indéfinie de l’explication, de Hegel à Lewis Carroll et aux « histoires drôles » ou aux « problèmes intelligents » en passant par Lichtenberg et Edgar Poe…

13L’opération n’est pas toujours réussie, mais, dans la situation où nous sommes, elle ne serait l’être (et c’est cela que le discours de Jacques Lacan établit, par ses lacunes et ses outrances, avec une humilité et une exactitude particulières). L’afféterie, le gongorisme de ces « Écrits », il est un peu trop bête de les mettre au compte d’une subjectivité qui serait comme ceci comme cela. Ne serait‑il pas plus sérieux de les comprendre comme ils se donnent, c’est‑à‑dire comme symptômes irrémédiables d’une culture ? Celle‑ci n’a pas encore les moyens de parler de ce qui la constitue ; elle doit, dès lors, jouer, pour récupérer les mythes, les trucs et les tics qui lui permettent d’être, à elle-même, moins obscure.

L’expérience du praticien

14Freud a défini un champ nouveau : celui de la réalité empirique de l’inconscient, dont il a précisé les conditions et les modalités d’approche théoriques. C’est en ce champ que Lacan développe sa problématique. Il le fait en praticien qui n’oublie jamais qu’aucune pratique n’est fructueuse si elle ne trouve son fondement théorique ; il tente de repenser celui‑ci et de le reconstituer contre les simplifications qu’a subies la psychanalyse. Ce travail, il le fait précisément, avec ce qu’il a à sa disposition : la lettre de Freud, son expérience de praticien et ses lectures. Libre à chacun de contester celle‑là ou celles‑ci. Est‑il légitime de se référer à Hegel et à la dialectique du désir, à Saussure et à la théorie du signifiant ? En tout cas, l’œuvre de Lacan rend impossible, désormais, la réduction de Freud soit à un naturalisme biologique qui raisonne en termes d’instinct, soit à une herméneutique cherchant à découvrir, derrière les variances de la lettre, la permanence de l’Esprit.

15Je maintiens mon rendez-vous : deux ans, au moins… pour le premier. Il devrait y en avoir d’autres.