Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Véronique Rohrbach

Maigret & les petites gens

Bill Alder, Maigret, Simenon and France. Social Dimensions of the Novels and Stories, Jefferson, North Carolina and London : McFarland, 2013, 212 p., EAN 9780786470549.

1S’écartant de la voie du commentaire biographique et thématique si souvent empruntée à propos de Simenon et de son œuvre, Bill Alder a choisi de confronter le monde romanesque des Maigret à son dehors littéraire. Il est vrai que Simenon, considéré par Jacques Dubois comme un « romancier du réel1 » qui a mis en forme le social de son époque, a fait du réalisme un important intertexte de son œuvre : pour ses premiers romans hors du circuit populaire à la fin des années 1920, l’auteur puise dans une forme datée mais en passe d’être régénérée par l’école populiste, qui lui infuse la thématique du médiocre et le souci des « petites gens ». Jacques Dubois et Benoît Denis ont analysé ces influences et ce positionnement à distance des avant‑gardes (surréalisme) comme des intellectuels (NRF)2. Le départ du questionnement de Maigret, Simenon and France se situe du côté du succès et de la longévité d’une formule réaliste plus évidente encore dans le roman policier, cet autre avatar du réalisme‑naturalisme.

Le témoignage de Maigret

2L’hypothèse théorique marxiste qui guide l’ouvrage peut certes paraître réductrice :

I propose that social class and social change are fundamental features of all societies and that an important criterion for judging the success of fiction is the extent to which it is able to explore how these categories manifest themselves through plot, characterization, settings and themes, and that a successful realist narrative should realize a broadly accurate portrait of contemporary society. (p. 19)

3Partant, la problématique de Maigret, Simenon and France est celle d’une lecture documentaire, constituant la série policière qui a rendu Simenon célèbre en témoin des bouleversements économiques et sociaux de la France au début des années 1930. En particulier, l’accroissement de la mobilité sociale et ses conséquences (« as a result of conjunctural factors, such as the postwar boom, and deeper underlying changes in the structure of capitalism », p. 110) sont au cœur des sept Maigret analysés, parmi les dix‑neuf publiés chez Fayard entre 1931 et 1934 (chapitres I et II). B. Alder rappelle que c’est une variété de strates sociales et géographiques qui sont explorées par l’écrivain : l’avenir incertain de l’aristocratie terrienne (Monsieur Gallet décédé, L’Affaire Saint‑Fiacre) ; la division entre fractions de la haute bourgeoisie plus ou moins gagnées (et sauvées) par le grand capitalisme industriel (allusions à l’expansion de l’industrie automobile, de la chimie, de l’acier et de l’aluminium à travers les « nouveaux riches » mis en scène dans L’Ombre chinoise) ; une petite bourgeoisie tantôt ambitieuse, tantôt satisfaite, affrontant la haute bourgeoisie (Le Port des brumes), les notables bourgeois de province (Le Chien jaune) et le prolétariat (Chez les Flamands) ; enfin, une population étrangère également concernée par les inégalités de classes, dans La Tête d’un homme.

4Certes, l’ancrage social des enquêtes de Maigret a depuis longtemps été identifié comme l’élément central autour duquel Simenon renouvelle un genre alors figé dans l’admiration du modèle anglo‑saxon. La critique a également bien montré en quoi les conflits et les rancœurs de classe constituent le principal ressort dramatique des romans policiers, voire de l’ensemble du corpus. L’intérêt du travail de B. Alder réside alors dans l’affinement de ces analyses et dans l’extrême précision avec laquelle il confronte le détail du texte aux données historiques et économiques de la période envisagée. On est amené comme rarement dans les études simenoniennes à identifier les actions et les éléments concrets des récits pointant tantôt l’extension du réseau ferré(« witness Maigret’s rapid movements between the different locations » dans Monsieur Gallet décédé, p. 25), tantôt, dans le même roman, les symboles du déclin de l’aristocratie (« the old, rusty antiquated key to the chateau’s back gate, as a symbol of the fallen rural gentry », p. 31) et de la montée en puissance de la petite bourgeoisie (« the new housing development in Saint‑Fargeau », idem). Mais dans ce dernier exemple comme dans les autres, B. Alder montre la nuance avec laquelle ces images sont exploitées par Simenon, sensible à l’entre‑deux économique et social dans lequel se trouve le pays. Dans le cas du lotissement en construction qui surprend Maigret à son arrivée à Saint‑Fargeau, B. Alder précise : « It is symbolic indeed that on the one hand the old aristocratic order is being replaced by capitalist property development, yet, on the other hand, as with France’s dual economy, the development remains only partly completed » (p. 25‑26). Transition à laquelle des points précis de la description font allusion :

Le lotissement n’était pas autre chose qu’une vaste forêt qui avait dû faire partie d’un domaine seigneurial. On s’était contenté d’y tracer un réseau d’allées géométriques, comme à coup de tondeuse, et d’y faire courir les câbles électriques qui alimenteraient en lumière les futures villas.

5En face de la gare, cependant, un square était aménagé, avec vasques de mosaïque et jets d’eau. Sur une baraque en planches on lisait : Bureau de vente de terrains. Et à côté figurait un plan où ces allées désertes avaient déjà des noms d’hommes politiques et de généraux3.

6Il est vrai que B. Alder dresse un constat plus nuancé en ce qui concerne Les nouvelles enquêtes de Maigret, écrites entre 1936 et 1938 (chapitre IV) :

There are in the three stories some oblique references to the economic and political crises of the mid‑1930s, with Jacques Mercier’s pending bankruptcy and the procureur’s comments about the left‑wing press, but these are the exception rather than the rule in Les Nouvelles Enquêtes. […] Neither is there any sense of the developing international situation […]. (p. 133)

7Dans le rendu détaillé de secteurs du monde rural gagnés par le mode de vie consumériste des années 1920 (L’Affaire Saint‑Fiacre) ou dans la concurrence à laquelle se livrent semi‑monopoles d’exploitation et petites entreprises dans le transport fluvial (Chez les Flamands), ce sont donc davantage les premiers romans qui affichent une justesse documentaire à laquelle B. Alder attribue leur succès : « This is a France that is geographically and socially familiar to Simenon’s public, which goes way towards explaining the novels’ outstanding sales » (p. 110).

Un humanisme sélectif

8Le mérite de Maigret, Simenon and France n’est pas seulement de rappeler la profondeur réaliste des premiers romans de Simenon, il est aussi et en même temps de livrer un faisceau d’éléments permettant de comprendre pourquoi cet aspect est devenu si peu visible. Cet oubli tient paradoxalement au personnage même de Maigret : n’est‑ce pas en effet surtout la « philosophie » humaniste du commissaire que la plupart des lectures, savantes et ordinaires, ont retenue, redoublée dans les propos de l’auteur et ses fréquentes dénégations (« Je ne me suis jamais préoccupé de classes sociales », déclarait-il par exemple en 1975) ? La figure bienveillante de Maigret a fait oublier l’étendue réaliste des premiers romans mais aussi l’empathie pour le moins sélective du commissaire. B. Alder signale la sous‑représentation du prolétariat industriel dans les romans écrits entre 1931 et 1938, alors même que la période voit l’accroissement et l’organisation de ses effectifs et surtout, les événements du Front populaire. Pour l’auteur, l’attitude méprisante de Maigret envers les ouvriers arabes et polonais de Citroën dans La Tête d’un homme est une référence évidente aux réactions xénophobes vis‑à‑vis de l’immigration importante de ces années‑là, qui répondait à la demande accrue de main d’œuvre (p. 49‑50). Il fallait peut‑être encore une fois rappeler, comme le fait B. Alder, que la fameuse catégorie des « petites gens » n’accueille ni les prolétaires ni les étrangers sans ressources, privés de la légendaire sympathie du commissaire à l’égard des « petits ».

9Analysant deux séries d’articles publiés respectivement en novembre 1934 (« Inventaire de la France » pour Le Jour) et février 1937 (« Police‑secours » pour Paris‑Soir), B. Alder révèle les similitudes de points de vue dans les textes du journaliste, exprimant les opinions de l’auteur, et dans l’œuvre policière du romancier (chapitre IV). Aussi fouillé soit‑il, le réalisme simenonien des classes sociales apparaît ordonné dans la perspective passéiste de la petite bourgeoisie traditionnelle dont Maigret et Simenon sont les représentants (un aspect par ailleurs déjà amplement commenté par Jean Fabre4) :

Certain social classes, esssentially the declining traditional petit bourgeoisie and landed gentry, are given a prominence that exceeds their actual weight in society, while the rising classes, the “modern” bourgeoisie, along with their associated subgroups of technicians, engineers and administrators, and the industrial proletariat, are notable by their absence. […] The targets of the Maigret narrator’s disapproval are the same as those of Simenon the journalist, namely the speculator, the snobbish haut bourgeois, the narrow‑minded provincial notable, the scheming social‑climbing petit bourgeois and the rootless cosmopolitan foreigner. Journalist and narrator alike evince sympathy for the landed aristocracy, self‑made men owing their fortune to hard work and personal dynamism and les petites gens. (p. 143)

10B. Alder montre que l’humanisme de Maigret, condamnant « l’ambition disproportionnée » (p. 179), s’applique ainsi prioritairement aux individus dont la réussite sociale est due au seul mérite personnel et qui garantissent la stabilité d’un certain ordre social, même injuste. D’où l’antipathie du fonctionnaire aussi bien envers les héritiers déclassés qu’envers une classe ouvrière potentiellement vindicative. B. Alder n’oublie pas le cas des Juifs mis en scène dans le cycle Fayard, également perçus comme une menace et lourdement caricaturés (p. 50‑52, p. 96‑97).

Dédoublements

11À l’instar du conflit entre classes populaires et notables dans Le Chien jaune, « while Simenon’s text recognizes the existence of divisions based on social class and, furthermore, condemns the consequences of this division, it does so from a supra‑class position » (p. 93), celle du haut fonctionnaire qu’est Maigret. Ce surplomb administratif rappelle celui évoqué par Luc Boltanski, qui voit en Maigret l’incarnation de « l’Administration en tant […] qu’elle dispose d’une extériorité relative par rapport aux différents milieux socio‑professionnels où l’enquête conduit [les inspecteurs], avec leurs normes et leurs intérêts particuliers5 ». La réflexion aurait certainement gagné à dépasser la seule problématique des classes sociales vers le questionnement plus ambitieux d’Énigmes et complots, une référence essentielle mais absente dans l’ouvrage de B. Alder : révélant dans quelle mesure la forme de l’enquête, dans les développements concomitants du roman policier, du roman d’espionnage, de la psychiatrie et des sciences sociales, a pour origine une « inquiétude concernant la réalité de la réalité6 », Luc Boltanskimontre notamment comment Maigret se fait l’expression d’une « anthropologie pessimiste [qui] a pour fonction de fonder la nécessité de l’État et d’en légitimer l’existence en tant qu’instance de jugement et de sanction placée au-dessus des individus déchirés par leurs passions7 ».

12Alors que Luc Boltanski s’intéresse à l’ambivalence structurale qui caractérise Maigret (entre le fonctionnaire et l’homme, elle réside au niveau de l’incarnation de l’instance abstraite qu’est l’État), B. Alder met d’avantage l’accent sur une tension qui tient à la problématique de l’appartenance sociale et de l’habitus : « [Maigret’s clothes] are those of a bourgeois (derby and velvet‑collard overcoat) but as Wenger (“Dans la garde‑robe de Maigret : de l’élégance d’une charpente plébéienne”) points out, the manner in which he wears them conveys his humble background » (p. 111). La tension qui habite Maigret est redoublée dans celle de l’écrivain, tiraillé entre les revenus faramineux d’une nouvelle position d’auteur à succès et la posture de celui qui persiste à présenter son travail comme une petite entreprise ou un artisanat : « Despite their incomes and social position, which place them within the moyenne bourgeoisie and haute bourgeoisie respectively, Maigret and implicitly Simenon adopt a petit bourgeois class position in their relation to society » (p. 176).

Une lecture nostalgique

13Créateur et créature ont ainsi le regard tourné vers le passé, vers leurs origines, qu’il s’agirait de réconcilier avec ce que l’on est devenu. Cet aspect a son importance dans la lecture nostalgique des Maigret qui a prévalu par la suite, éclipsant la dimension réaliste des débuts. Dans un dernier chapitre intéressant à cet égard, B. Alder décrit avec précision l’évolution de la série de 1947 à 1972 : « As the series continues, the sense of contemporary realism progressively diminishes » (p. 172), confirmant par ailleurs la tendance passéiste en germe dans le cycle Fayard. Alors que la société et l’économie d’après‑guerre changent considérablement, le paysage et le personnel social des romans restent ceux des années 1930 : « the reader of the 48 Presses de la Cité novels will search in vain for the urban workers, industrial capitalists and “technocrats”, the central social groups in the postwar economic life of France » (p. 155) et la sympathie de Maigret pour les « petites gens » ne concerne pas plus que précédemment le prolétariat. Significativement, à partir de 1947, et contrairement à la période Fayard, les titres des romans comportent presque tous le nom de Maigret : pour B. Alder, cela tient certes à des raisons publicitaires mais témoigne également de ce que les histoires se sont sensiblement repliées sur la personnalité, la psychologie et l’univers domestique du commissaire, à l’image du repli géographique de la fiction vers le centre historique de Paris, à l’opposé de la banlieue qui, en ces années‑là, draine la population hors de la capitale. Les éléments concrets des récits renvoient alors moins aux différences sociales qu’ils ne font référence au confort et à la stabilité d’un foyer figés dans un rythme d’avant‑guerre :

At a time when French eating habits were beginning to change (Ardagh, 1988, 389), Maigret continues to enjoy the traditonnal slowly simmered plats mijotés, cooked by Madame Maigret who, unlike most Frenchwomen of the period, having neither children nor employment, has time to prepare such dishes. (p. 158)

14Plaçant d’avantage encore l’accent sur les manies et les routines d’un personnage très apprécié des lecteurs, les récits des Presses de la Cité ont nourri l’attachement que ces derniers ont voué au commissaire. Et peut‑être cet attachement de milliers de lecteurs « ordinaires » s’éclaire‑t‑il en partie par le lien que la récurrence litanique de formules comme « retrouver, à leur place, familier » — relevée fort pertinemment par B. Alder (p. 158) — entretient avec le phénomène de reconnaissance identifié par Rita Felski8 au cœur des usages courants de la lecture. Cette reconnaissance du lecteur dans ce qui fait le cadre matériel de l’existence a chez Simenon ceci de particulier que le texte et le regard de Maigret l’orientent avec force vers le passé :

The stove that Maigret finds at the Lachaume’s house reminds him of his old office stove which has finally been removed ; the new Parisian buses have no platform, so Maigret cannot smoke his pipe while traveling ; Madame Maigret makes him wear a woolen scarf whereas in the past he had simply turned up his collar against the cold. (p. 168)


***

15Ancrant le monde de Maigret « beyond the limits of purely descriptive realism into a deeper level of the social imagination » (p. 188), la singularité de Simenon résiderait alors dans une forme particulière de réalisme, que l’on peut caractériser aussi bien de rétrograde que d’affectif, fondé sur un télescopage de repères temporels duquel choses et gens ne subsistent qu’à l’état d’idée, forcément familière. Ce que suggérait déjà Jacques Dubois et que rappelle Bill Alder : pour Jacques Dubois, la France de Simenon est une « mythologie », celle qui « reprend et consolide des stéréotypes sociaux, nous confirmant dans l’idée (toute faite) de ce qu’est une ville de province, un bordel, un petit fonctionnaire ou une péniche sur un canal du Nord par temps de pluie » et celle qui « fabrique ses propres mythes, ne serait‑ce que par une élaboration originale des précédents9 ». Ainsi des « petites gens » : on peut, à partir des éléments que rassemble B.Alder, mieux comprendre comment cette catégorie est devenue au fil des romans de plus en plus abstraite et socialement opaque en même temps qu’elle a contribué à la légende de Maigret et au discours postural de l’auteur.