Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Nicholas Manning

L’autorité de l’affect & ses risques rhétoriques : les frontières d’une critique émotionnelle émergente

Modernités, n° 34, 2012 : « L’Émotion, puissance de la littérature ? », sous la direction d’Emmanuel Bouju & Alexandre Gefen, 217 p., EAN 9782867818257.

1La critique littéraire se trouve aujourd’hui, en tout ce qui touche à l’affect littéraire, dans une position antinomique. Elle apparaît prise entre deux approches de l’épistémologie littéraire toutes deux héritées de l’enfance de la critique moderne au xixe siècle. Dans le sillage des grands mouvements formalistes de la modernité, nous oscillons encore de nos jours entre l’ancienne critique impressionniste d’un Baudelaire — avec ses « atmosphères » et ses nuances de « sentiment » subjectif — et l’ersatz de positivisme d’un Zola, aujourd’hui représenté par une critique cognitive zélée, animée par l’interdisciplinarité que promettent les neurosciences de l’affect.

2La critique moderne doit alors se fixer pour mission d’approcher de façon nouvelle la dimension affective des œuvres, en évitant les écueils de deux traditions critiques divergentes. Rendre compte de l’émotion littéraire quant à la genèse de l’œuvre et quant à sa réception s’impose alors, sans écarter l’étude de sa formalité interne — une analyse reniée depuis la crépuscule de la prédominance structuraliste. Les risques de ces deux extrêmes méthodologiques, impressionniste ou positiviste, sont manifestes : d’une part, une obscurité théorique et pratique, qui verrouille dans une subjectivité hermétique, incommunicable, les affects de l’œuvre et ses interprétations ; d’autre part, un excès d’illumination classificatrice, qui dénature l’objet littéraire et son émotion en leur appliquant un lexique et une méthode importés de traditions épistémologiques tout autres.

3L’approche positiviste, en négligeant les questions formelles et esthétiques des œuvres, conduit à une vision selon laquelle l’émotion littéraire serait soumise à un déterminisme biologique. L’émotion serait donc naturellement (c’est‑à‑dire faussement) fondée dans une conception réductrice des processus évidents ou transparents des corps. C’est son organicité que l’approche formaliste risque précisément de négliger, en laissant croire que la littérature serait créée ex nihilo, déconnectée de ses ancrages socio-historiques, biographiques et biologiques.

Entre formalisme & psychologisme : le double risque de la critique littéraire de l’affect

4L’Émotion, puissance de la littérature ?, sous la direction d’Emmanuel Bouju et d’Alexandre Gefen, non seulement parvient à prévenir la perpétuation de cette binarité, mais l’interroge de manière stimulante en en montrant les limites et les insuffisances. Dans une introduction des plus éclairantes, Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen constatent à juste titre qu’il « est désormais impossible de penser la réception, les genres, les valeurs et l’idée même de littérature sans s’intéresser à l’histoire des sensibilités » (Bouju et Gefen, p. 6) — et donc sans se pencher, par extrapolation, sur le fonctionnement théorique de l’affect littéraire par-delà ses attaches diachroniques spécifiques.

5Dans une perspective transhistorique, engageant une première étape d’historicisation, suivie d’un effort de conceptualisation esthétique plus large, de nouvelles théories de l’émotion littéraire doivent permettre de « penser les mécanismes subjectifs de transfert et de distanciation affectifs » (ibid.). Transfert et distanciation : le choix de ces deux termes, pour décrire cette réévaluation actuelle du champ des « affect studies », est révélateur. Centré sur les notions d’échange, de proximité et d’écart, le binôme invite à interroger et mieux comprendre les rapports entre auteur et texte, texte et lecteur, auteur et lecteur, en les plaçant sous le signe de l’émotivité textuelle comme autant de distances aussi bien affectives que sémantiques.

Cette question, un temps éclipsée par le dédain de la recherche littéraire pour des problématiques apparaissant comme insuffisamment formalistes et trop « psychologisantes », a retrouvé de la vigueur ces dernières années, en profitant de cadres descriptifs et de vocabulaires capables de rendre compte du travail des émotions – que ceux-ci soient issus de l’ancienne rhétorique des passions et de son analyse du movere, de la philosophie morale, de la phénoménologie, de l’anthropologie ou des sciences cognitives (Bouju et Gefen, p. 5).

6Ainsi émerge, comme le soulignent A. Gefen et E. Bouju, une épistémologie littéraire nouvelle, qui, en se concentrant sur la part d’incompréhension, de non‑dit et d’illisibilité affective des textes littéraires, s’apparente à une véritable théologie négative de l’affect, où l’illisibilité même se présente pour la critique comme source de richesse herméneutique.

7La notion de « puissance », en première place dans le titre du volume, est donc particulièrement juste. Profondément ambivalente dans le champ des études de l’affect, elle rappelle les dangers de l’ancienne rhétorique du pathos tant dénigrée par Socrate lorsqu’il s’en prend à la sophistique dans le Gorgias et le Phèdre. Mais cette puissance doit­elle s’entendre comme puissance de l’effet de l’œuvre (celle de son movere, de son contexte réceptif) ? Ou ne relève-t-elle pas aussi de la puissance créatrice de la poïesis, de la genèse littéraire, annonçant ainsi, bien avant les théorisations romantiques, la puissance divine de la theia dynamis ?

8Si l’on peut alors regretter que le terme de « puissance » émotionnelle ne trouve pas dans l’ensemble du volume la place que le titre lui réservait, Frédérique Toudoire-Surlapierre en explore cependant le double visage : associée à l’idée de puissance, « soit l’émotion est vécue comme dangereuse et incontrôlable, soit elle rend libre et symbolise la vie » (Toudoire-Surlapierre, p. 191). Car la puissance émotionnelle, depuis les fondements helléniques de la rhétorique occidentale, tantôt participe de la persuasion éloquente (en tant que pistis aristotélicienne permettant à la vérité de triompher), tantôt se trouve atteinte, infectée, par son association inévitable à la parole manipulatrice, anti-dialectique. Incarnant ainsi un elocutio immoral dans l’opprobre platonicien, elle serait trop dépendante des enthymèmes préjudiciels de la croyance commune. C’est dire que la question de la puissance émotionnelle entretient forcément un lien crucial avec la notion de vérité, de manipulation ou de distorsion langagière.

Questions de structure : face aux binarités affectives

9Le volume se compose de deux parties. La première, intitulée « Perspectives disciplinaires : sensibilité, imagination, éthique », réunit les contributions de Sandrine Darsel, Maria O’Sullivan, Anne Vincent-Buffault, Jean-Pierre Martin, Martine Boyer-Weinmann et Frédérique Leichter-Flack. La deuxième partie s’intitule « Perspectives génériques : empathie, affections, dynamique », et l’on peut y lire des contributions de Jenefer Robinson, Michel Collot, Élisabeth Rallo Ditche, Maryline Heck, Élisabeth Cardonne-Arlyck et Frédérique Toudoire-Surlapierre. Bien qu’elle présente l’avantage de la clarté, cette structure binaire tend à induire une dialectique simple entre des questionnements d’ordre éthico-philosophique et des interrogations de nature esthético-littéraire. On court ainsi le risque de perpétuer un lieu commun propre à divers formalismes littéraires de la modernité, à commencer par les New Critics américains : la séparation implicite entre la déontologie active et engagée de l’émotion « réelle », et l’esthétisation passive et privée du sentiment « fictif ». Si cette binarité est explicitement reniée par E. Bouju et A. Gefen dans leur introduction puis par la quasi totalité des contributeurs, la structure même du volume peut laisser supposer l’existence d’un binôme simplificateur, que les contributions présentes ne cessent de contredire et de défaire.

10Sans doute est-ce en vertu de la nécessité de démonter ces dialectiques trop simplistes qu’E. Bouju et A. Gefen ont privilégié ici la pluralité de perspectives plutôt que leur cohérence méthodologique ou conceptuelle. Non seulement le contexte de la collection « Modernités »incite à la confrontation des approches, mais cette diversité souligne l’actualité des questions ici explorées, et procède de l’absence de démarches fixes dans un terrain critique en pleine expansion. Ainsi l’approche socio-historique d’A. Vincent-Buffault peut-elle côtoyer l’analyse éthique, proche de la philosophie morale, que propose Fr. Leichter-Flack, ou encore la mise en rapport de l’émotion et de la musique qu’effectue É. Rallo Ditche dans le roman de George Eliot. Certains contributeurs s’opposent même explicitement à d’autres par leurs approches, et ce de façon fructueuse.

11Un cas soulève pourtant bien des questions, au début de la deuxième partie du volume. Dans son article intitulé « L’empathie, l’expression, et l’expressivité dans la poésie lyrique », J. Robinson esquisse une vision, à notre sens problématique, du rôle qu’a joué l’émotion dans l’évolution de la poésie moderne. Les malentendus se succèdent alors :

Dans la vie de tous les jours, quand j’exprime ma douleur ou ma colère, cela veut dire que je ressens de la douleur ou de la colère et que je révèle cet état mental aux autres. Je fonds en larmes et mes mains crispent ; je dis : « Je suis accablée de douleur » ou : « Je suis folle de rage. » L’expression artistique des émotions fonctionne au fond de la même manière : les poètes romantiques avouent qu’ils expriment leurs propres émotions dans et par leurs poèmes lyriques, et cela signifie qu’ils ressentent vraiment ces émotions et les révèlent dans leurs poèmes. Quelquefois, bien sûr, les émotions exprimées dans un poème lyrique ne sont pas celles du poète lui-même, mais celles d’un personnage qu’il crée, le « je » du poème ; mais souvent, et plus particulièrement chez les poètes romantiques, les sentiments exprimés sont tout à fait sincères : ils sont les sentiments, les émotions du poète lui-même. (Robinson, p. 119)

12Il nous faut ici contrer un certain nombre de présomptions et de généralisations. Premièrement, la distinction entre les émotions de « la vie de tous les jours » et celles qui relèveraient de « l’expression artistique » est présumée évidente, alors que la démarcation entre affect « réel » et « fictif » est tout aussi difficile qu’entre représentation et réalité1. En outre, comment peut-on exclure, de toute vision convenable du romantisme européen, la part d’ironie et d’auto-conscience qui ne cesse de défaire ce cliché du poète romantique purement expressif ? C’est une image plus subtile de l’affect romantique que l’on trouve, par exemple, chez ces incarnations types de l’« anti-sincérité » que sont les anti-héros d’un Byron ou d’un Pouchkine, Childe Harold et Don Juan prenant bien sûr plaisir à subvertir le mythe de la pleine « expressivité » romantique.

13On ne peut donc effectuer de tels raccourcis, comme c’est le cas dans cette contribution, entre identité psycho-biographique, auctorial, et masque lyrique2. On ne peut revendiquer que « souvent […] les sentiments exprimés sont tout à fait sincères : ils sont les sentiments, les émotions du poète lui-même », sans interroger longuement le sens de ces mots « sincérité », « expression » ou « émotion », si complexes, si lourds de sous-entendus et de malentendus3. Rappelons donc, comme l’affirme plus loin ici J.‑P. Martin, que « les effets émotifs de la langue littéraire, même lorsqu’elle prétend mimer la spontanéité et le jaillissement du parlé par des phrases de rappel ou des tournures familières, c’est encore de la rhétorique, jusque dans le refus manifeste dont elle est l’objet » (Martin, p. 76).

14Ce n’est pas notre propos de multiplier ici nos points de désaccords. La tâche critique nous oblige cependant à souligner d’autres généralisations qui nous inquiètent encore. « Anna Christina Ribeiro », constate par exemple Jenefer Robinson, « a fait remarquer que la plupart des poèmes sont écrits à la première personne, et que c’est l’une des caractéristiques les plus importantes de la poésie lyrique, qui la distingue d’autres formes de poésie, telles que l’épopée ou la poésie dramatique » (Robinson, p. 121). Comment, en pensant à l’histoire de la poésie moderne, des premiers glissements pronominaux chez un Apollinaire, à la multiplication d’identités chez un Pessoa, ou à l’effacement identitaire et lyrique chez un Celan, un du Bouchet, voire un Ashbery – comment se contenter d’affirmer ainsi que la plupart des poèmes modernes sont « écrits à la première personne », et qu’ainsi, « le plus souvent, la voix du poème s’identifie à la voix du poète lui-même » (ibid.) ?

15Heureusement, cette vision de la poésie moderne, qui nous semble si réductrice, est ici immédiatement contrée par l’article que Michel Collot consacre à la poétique de Pierre Reverdy. Intitulé « “Cette émotion appelée poésie” (Pierre Reverdy) », l’article apporte de nombreux éléments de problématisation. Analysant la poétique des affects chez Reverdy, Michel Collot souligne la présence, cruciale chez ce poète, d’une émotion « de type esthétique et non plus psychologique » (Collot, p. 131). La distinction offusquée par Jenefer Robinson est donc ici pleinement valorisée, car comme Reverdy l’a affirmé en 1917 :

Si l’œuvre produit alors une émotion, c’est une émotion purement artistique et non pas du même ordre que celle qui nous agite si un accident violent survient dans la rue sous nos yeux. (Reverdy in Collot, p. 131)

16Les autres contributions du volume interrogent elles aussi cette confusion possible :mentionnons par exemple l’exploration que propose Maryline Heck des ambiguïtés de l’affect narratif, lyrique ou biographique chez Georges Perec (« Les affects entre parenthèses : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec »). Ces distinctions nécessaires mènent très justement à ce que Michel Collot nomme « un lyrisme paradoxal » (Collot, p. 137) : une manière d’écrire l’affect oscillant délicatement entre affirmation émotionnelle de nature expressive, et jeu identitaire plastique et protéiforme, sous le signe de l’inventivité affective. « À travers le jeu des mots », alors, « c’est un je qui se révèle et s’invente » (ibid.). L’accent n’est pas seulement mis ici sur la plasticité d’un tel je, mais sur l’inventivité requise pour le faire émerger (et non pas que pour le perpétuer par une expressivité pléonastique) : l’invention d’une telle identité auctoriale constitue bien un processus rhétorique et affectif complexe.

Institutionnaliser l’émotion ? Les dangers de la codification, des catégories, & du métadiscours

17La question de la puissance de l’affect littéraire implique donc la question de l’excès et de la limite, du contrôlable et de l’incontrôlable. Toute théorisation est aussi une codification, et l’émotion littéraire semble bien se présenter comme l’un des phénomènes textuels résistant le plus à la classification et aux tropologies rigides. Face à l’émotion, la critique subit donc ces mêmes risques binaires, confrontée, comme l’indique Fr. Toudoire-Surlapierre, au « désir toujours latent d’institutionnalisation des émotions de lecture » (Toudoire-Surlapierre, p. 191). Et après tout, comme M. Collot l’a observé dans son étude La Matière-émotion :

Il est vrai que le mot « émotion » lui-même semble ne signifier rien de précis et se prêter à toutes les confusions. Il surgit souvent dans le discours de l’écrivain ou du critique au moment où la réflexion ou l’analyse trouve sa limite, où les catégories logiques semblent prises en défaut par les subtilités d’une expérience ou d’un effet insaisissables. Il désignerait une sorte de point aveugle de la conscience esthétique ; l’aveu que l’art, dans ce qu’il a de plus essentiel, échappe aux métadiscours4.

18Il ne s’agit pas là, bien entendu, de pointer l’impuissance absolue des métadiscours sur l’affect, mais de dire, simplement, que « le plus obscur est aussi ce qu’il est le plus utile d’élucider, car il est susceptible d’apporter des lumières nouvelles à la théorie et à la critique littéraires »5.

19Dans son article « Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les désigner », J.‑P. Martin apporte des éclaircissements à ce problème d’ordre lexical et méthodologique, relevant de la classification et de la codification des formes et des discours affectifs : « Chaque émotion répertoriée est un mot gigogne, mais aussi un mot couperet, globalisant, autoritaire, qui cache d’autres mots » (Martin, p. 74). Plutôt que de voir dans cette résistance aux nomenclatures une limite, qui nous obligerait à un effort de catalogage aussi réducteur qu’impossible, nous serions tenté d’y percevoir des réminiscences de la révolution de la Nouvelle Rhétorique perelmanienne, s’opposant aux tropologies des anciennes rhétoriques des figures.

Tenter de représenter le spectre des tonalités émotionnelles dans leur diversité, soit, l’entreprise est louable. Mais la force de la littérature à l’âge de l’individuation, c’est d’aller plus loin encore, c’est de viser des qualités d’émotion innommables, des motilités volatiles, multiformes, mélangées, qui échapperaient au discours. (Martin, p. 75)

20La conclusion de cette impasse méthodologique est donc qu’« il y a peut-être des universaux émotionnels, mais c’est l’individuation des émotions, leur singularité, qui aimante cette ”maîtresse des nuances” qu’est la littérature » (ibid.). Ces nuances, J.‑P. Martin les saisit dans ses explorations de « l’indicible mélancolie » (p. 78) chez Proust, ou de « cette zone indicible où l’émotion défie le langage » (p. 79) chez Sarraute.

L’affect littéraire & le corps : la complexification des origines « organiques » de l’émotion

21S’il y a, chez Sarraute, « un en deçà du langage, c’est que le corps est le premier émetteur de sens, tandis que le signe est un masque, une imposture, un mensonge. Regardez les corps : eux, ils ne mentent pas » (Martin, p. 81). Mais les corps ne mentent-ils pas autant que les textes ? L’histoire du geste ne nous engage-t-elle pas à nous méfier de leur apparente immédiateté et de leur transparence ? Au-delà de cette question, c’est plus largement le lien fort entre émotion et corporalité qui frappe ici, tel que l’établissent les contributions de ce volume.

22La notion de corporalité est entendue non pas dans un sens purement littéral ou médical – mettant alors en jeu les relations entre l’émotion et le corps « réel », naturel, littéral – mais bien plutôt entre l’émotion et le concept du corps, incluant les réseaux de production et de réception discursives qui en informent notre vision. Dans son article intitulé « Barthes, art et émotion », Maria O’Sullivan explore ainsi l’attirance et les doutes de Roland Barthes quant à la littérarité, et de façon cruciale, à la théâtralité émotionnelles. Elle s’attache tout particulièrement aux évolutions de la pensée de Barthes, vis-à-vis notamment de la théorie brechtienne :

[Barthes] se méfie toutefois de la réponse émotive du spectateur moderne, réglée selon lui par la psychologie et l’identification de l’individu avec le personnage, qui créent « un type d’émotions d’ordre passionnel et non plus moral », et par allusion aux réactions de pitié ou d’indignation quant à la position politique des personnages, que suscitait la tragédie grecque. (O’Sullivan, p. 40)

23Nous revenons donc, sous le signe cette fois du corps, à la distinction esquissée plus haut, qui complexifie les formes contemporaines de l’affect et nous conduit à identifier, dans le sillage barthésien (l’ironie de cette association ne peut nous échapper), « un type d’émotions d’ordre passionnel et non plus moral » (Barthes in O’Sullivan, p. 41). La reconnaissance de cette différence capitale est rendue possible par une conscience aiguë du corps réel et symbolique du spectateur-lecteur, car pour Barthes, « les émotions des personnages représentés et celles des spectateurs sont toutes deux transmises à travers leurs corps » (ibid.).

24Dire le corps, c’est aussi parler de ses formes changeantes à travers les différents moments temporels de son historicisation. C’est un aspect ici bien élucidé par l’article d’A. Vincent-Buffault. Celui-ci, intitulé « Sensibilité et insensibilité : des larmes à l’indifférence », porte sur le rôle des larmes et autres manifestations « externes » de l’affect littéraire dans une historiographie plus générale. C’est ainsi qu’au xixe siècle, et en contraste avec les figures stéréotypées de l’expressivité absolue de l’ère romantique, A. Vincent-Buffault peut affirmer que les larmes, « devenues inquiétantes […] sont suspectes, et les femmes sont au centre du discours : victimes ou manipulatrices de leurs larmes, leur puissance émotive doit être contrôlée » (Vincent-Buffault, p. 52). La question du genre et du mythe de l’affect asexué est donc ici abordé par la voie des conceptions historiques de la corporalité : « Les larmes féminines sont à la fois liées à leur nature, mais peuvent être un moyen d’érotiser une scène touchante (Manon Lescaut) ou être interprétées comme une stratégie, une rhétorique de la faiblesse » (ibid.). Souligner la rhétoricité de ces ambivalences est un geste crucial, car c’est bel et bien dans le contexte d’une rhétorique de l’affect, entendue dans le sillage de Chaïm Perelman et de Michel Meyer — à savoir comme interrogation générale des modes de persuasion et de construction d’un discours — que l’émotion exige d’être évaluée.

25Ainsi s’ouvre une voie vers une nouvelle rhétorique affective — une rhétorique des corps, des dires, des signes extérieurs, de l’affect « réel » et littéraire, non seulement au pluriel, mais en mouvement incessant.

Le récit fictif & l’œuvre de fiction : une source de confusion

26En mentionnant, au début de leur introduction, le célèbre paradoxe de la fiction — « l’illusion affective » (Bouju et Gefen, p. 5), qui expliquerait notre implication émotionnelle face aux œuvres d’art et plus largement à tout récit « fictif » — E. Bouju et A. Gefen annoncent un autre point d’ancrage de ce volume, mais qui n’est pas sans difficultés. Car la distinction entre récit fictif — qui ne relève pas forcément d’une œuvre d’art – et œuvre d’art fictive est essentielle. Appliquée à l’œuvre d’art, la question de l’affect doit tenir compte de critères autres (de nature esthétique, narratologique, générique, génétique, etc.), absents du simple récit fictif. Il est clair que l’émotion « fictive » considérée dans le cadre générique de l’œuvre d’art diffère sensiblement du cadre des discours fictifs non-esthétiques.

27Dans l’article de Fr. Leichter-Flack, « Une question de vie ou de mort ? Des usages éthiques de l’émotion dans la fiction », le terme « fiction » semble pourtant se référer, au début de l’article, à des cas d’émotivité « réels », à ce que Fr. Leichter-Flack appelle un « scénario fictif » (Leichter-Flack, p. 101) : « Une bombe a été posée dans un lieu public, elle va exploser d’un moment à l’autre et faire des centaines, voire des milliers de victimes innocentes » (ibid.). L’analyse glisse ensuite, sans démarcation claire, à la considération de l’émotion dans la fiction littéraire :

Si la fable de la bombe à retardement oriente la conviction en direction d’une légitimation de la torture, le récit de fiction peut très bien argumenter en sens inverse, et la littérature moderne, dans son [sic] formulation du problème du Mal, s’est même bâtie, pourrait-on soutenir, sur une fable qui argumente l’inverse. (p. 102)

28L’analyse qui suit, allant de Dostoïevski à Quatrevingt-treize de Victor Hugo, est subtile et éclairante. On aurait pu simplement souhaiter que cette distinction cruciale soit rendue plus claire ici : ne s’agit-il pas de deux choses différentes ? Un « scénario fictif » qui n’a pas l’intention d’être une œuvre d’art ne peut pas être ainsi comparé à une œuvre conçue dans un cadre générique donné, douée d’attentes et d’exigences aussi bien esthétiques qu’affectives et morales. La distinction altère fondamentalement la question de la moralité émotionnelle des œuvres, et des récits, fictifs.

29L’argumentation rigoureuse de Sandrine Darsel dans son article « Imagination narrative, émotions et éthique », consacré à l’engagement éthique du sujet face aux récits fictifs, ne s’attache pas non plus toujours explicitement au problème de la moralité de l’affect littéraire. La question de l’émotion semble même parfois secondaire. La différenciation entre deux conceptions distinctes de la moralité de l’œuvre d’art, qui clôture l’article, n’en est pas moins des plus utiles. S. Darsel distingue « la conception théorique, selon laquelle le contenu moral de l’art est un contenu conceptuel et argumentatif » et « la conception émotiviste, selon laquelle le contenu moral de l’art est du côté de l’émotivité » (Darsel, p. 22). Dans le deuxième cas, « l’éthique […] a pour objet nos réactions affectives : nos sentiments moraux et nos émotions dans la vie éthique. Ainsi, ce qui fait la valeur morale d’une œuvre d’art, ce n’est pas son contenu moral, mais le fait qu’elle suscite des réactions éthiques, plus précisément des sentiments moraux » (Darsel, p. 22). La distinction est stimulante mais peut nous interpeller : la particularité de l’esthétique est-elle ici suffisamment mise en valeur ? Considérer un récit fictif et une œuvre d’art fictive comme une situation discursive semblable, n’est-ce pas présumer un fonctionnement similaire de l’affect dans deux cas distincts ?  

Vous avez dit structuralisme ? La nécessité de théoriser l’affect littéraire

30De ces explorations approfondies que propose ce volume résulte que l’on ne peut nier la nécessité d’un renouveau de la théorisation de l’affect littéraire. L’un des indices les plus surprenants de ce tournant théorique reste la référence ici répétée, à première vue surprenante, à des critiques et penseurs généralement rattachés à un structuralisme « anti-affectif ». Après tout, comme l’observent E. Bouju et A. Gefen, « la puissance affective semble être au centre du programme de la littérature moderne : faussement étouffée à l’âge de l’autonomie de la littérature, elle constitue (peut-être par défaut ?) une forme de réengagement subreptice de la littérature dans le monde » (Bouju et Gefen, p. 6).

31Il faut donc interroger cette expulsion apparente de l’affect hors des mouvements formalistes. Si sa relégation semble évidente, c’est bien la survie, la persistance des bribes du questionnement sur l’affect littéraire en pleine période structuraliste — allant de certaines pages sur la rhétorique du pathos chez Gérard Genette au Tzvetan Todorov tardif de La littérature en péril — qui devrait attirer toute notre attention.

32Tout au long des grands mouvements critiques du xxe siècle, l’émotion littéraire a pu être dévalorisée, critiquée, refoulée, mais elle a survécu au sein même de ces mouvements, exprimant dans la littérature une part de non-dit, sa face cachée : une part qui exige à présent de nouveaux efforts de théorisation (à preuve ici la récurrence du nom de Roland Barthes). Partout présente dans ce volume, la défense explicite de la nécessité de théoriser l’émotion littéraire est donc capitale :

Une analyse prenant en compte l’impact affectif de la littérature n’est donc pas une analyse émotiviste ou empathique, mais une lecture critique des médiations émotives par lesquelles la littérature concourt à l’expérimentation concrète et critique de valeurs et de savoirs abstraits. Elle n’est pas le signe d’un moment post-idéologique ou post-théorique. (Bouju et Gefen, p. 10)

33Cette reconnaissance est aussi bienvenue que cruciale. Il faut la soutenir face à qui revendique que la théorisation de l’émotion littéraire dénature, altère, pervertit ou dessèche, par un regard trop scientifique, objectif ou classificatoire, cet aspect fragile de la littérarité qu’est l’affect. Cette vision, si chère aux défenseurs d’une littérature « immédiate », « simple » — par quoi il faudrait comprendre « anti-intellectuelle », « anti-critique » — pose au fond le pari d’une anti-littérature de la simplification, du nivellement et de la marchandisation esthétiques. L’affect littéraire, par sa complexité, son dynamisme, sa nature protéiforme, ne cesse de s’opposer à ces modèles, traçant ainsi les nouvelles frontières d’une critique émotionnelle émergente.