Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article

1Le numéro de la revue Critique, consacré à « Bodybuilding, l’évolution des corps », est paru en janvier‑février 2011, mais il rassemble une série de contributions extrêmement éclairantes pour réfléchir aux polémiques, souvent virulentes, qui ont eu lieu dans les années suivantes : à ce qui se joue aujourd’hui dans les débats autour du corps, qu’il s’agisse de questions de genre ou de génétique. L’avant‑propos du volume commence par revenir sur l’opposition traditionnelle entre corps culturel (qui serait le produit de structures sociales) et corps biologique (celui qui programmerait notre destinée), soulignant qu’il n’y a pas lieu de procéder à ce « face‑à‑face stérile ». Car c’est avant tout un corps politique et plastique que ce numéro se propose de construire (d’où le Body Building, qu’il faut entendre ici aussi de manière littérale) et de déconstruire, en rassemblant des contributions de philosophes, d’historiens, de biologistes, d’anthropologues, de spécialistes des images ou de littérature. Le parcours que propose le numéro, qui part de questions de société, de représentation, pour aller progressivement vers des articles de plus en plus tournés vers l’actualité de la recherche en biologie, propose ainsi une sorte de tour d’horizon éclairant des questions contemporaines. Cette recension portera en priorité sur les articles de sciences humaines, parce que ce sont ceux qui intéressent de plus près le lecteur d’Acta fabula, sans compter que les contributions portant sur des questions de génétique excèdent hélas pour partie les compétences de l’auteure. Il faut cependant saluer l’effort manifeste de vulgarisation dans l’ensemble du numéro (un lexique figure à la fin du volume, les contributeurs prennent soin d’expliciter le plus possible les notions auxquelles ils recourent), ce qui permet même à un lecteur peu familier d’un domaine particulier de comprendre, sinon le détail technique des questions soulevées, du moins leurs enjeux.

2Le corps est d’emblée politique dans la mesure où il n’est pas, ou pas seulement, le produit d’une détermination (biologique), voire d’une injonction (sociale), mais aussi le produit d’une décision, d’un choix du sujet, qui induit la possibilité de jouer avec son identité. C’est ce que soulignent Thierry Hoquet, dans un article sur le « Beefcake », cette figure de l’érotisme gay au corps bodybuildé, et Elsa Dorlin, revenant sur Testo Junkie (2008), dans lequel Beatriz Preciado rend compte de l’expérience qu’elle a menée en prenant de la testostérone pendant huit mois. « Le beefcake est un joueur : son attitude témoigne qu’il n’est pas dupe de la virilité qu’il exhibe » (p. 12) ; quant à Preciado, qui s’injecte des hormones mâles, « elle expérimente des techniques de soi contre‑hégémoniques […], son livre peut être vu comme un coup de boutoir adressé aux logiques monopolistiques qui font rage en matière de politique et d’industrie des identités » (p. 21). Car c’est bien contre l’assignation des identités, cette forme de « There Is No Alternative », ce principe économique thatchérien appliqué à l’identité sexuelle au cours de controverses récentes, que travaillent les auteurs de ces articles, en remontant parfois l’histoire de la philosophie, comme le fait Martine de Gaudemar, montrant que, pour Leibniz, « la personnalisation féminine ou masculine actualise une seule des nombreuses dispositions naturelles du corps. Elle ne saurait interdire d’autres “manières d’être” » (p. 70). Le discours de l’assignation identitaire prétend cependant s’en remettre à la « nature », pour s’opposer à ce qui relèverait de perversions culturelles, sociales. Un tel discours est non seulement inquiétant, dans la mesure où il dénie aux uns et aux autres la capacité d’être des sujets susceptibles de s’inventer, il est aussi aberrant, puisqu’il repose sur la sanctuarisation d’un corps « naturel » qu’il est pourtant impossible d’isoler.

3Car nos corps sont plastiques, ils déplacent les frontières, qui s’avèrent toujours bien plus poreuses qu’on ne le croit. Ainsi ils s’hybrident, aujourd’hui plus que jamais, d’éléments artificiels. C’est ce que montre Patrice Blouin au sujet du « corps sportif », équipé de prothèses (l’appareil que porte Cristiano Ronaldo afin d’assurer un surcroît d’oxygénation ; les lames d’Oscar Pistorius ; la combinaison des nageurs de compétition), ou modelé par le dopage. Autrement dit « le destin du corps sportif contemporain se joue principalement dans des zones frontières : frontière de l’espèce [...], frontière de l’organisme [...], frontière du genre [...], frontière du normal et du pathologique » (p. 33). De leur côté, comme le montre Xavier Guchet au sujet des nanotechnologies, « les pratiques de laboratoire, et les objets vraiment bizarres qui en sortent, bousculent indéniablement les normes selon lesquels nous partageons les êtres du monde (nature/ artifice, vivant/ non‑vivant, technique/ organisme, etc.) » (p. 44). Du même coup, il devient impossible — et inopérant — d’établir un partage qui tenterait de restaurer un corps authentique ; il est bien plus intéressant de se pencher sur les conséquences de ces transformations, comme celles du mari enceint qu’est Thomas Beatie, homme transgenre qui a donné naissance à plusieurs enfants après sa transition, et qui rapporte son histoire dans un livre, Labor of Love. The Story of One Man’s Extraordinary Pregnancy (2008), sur lequel revient Laurence Hérault :

Il s’agit moins de faire de la grossesse et de la mise au monde une expérience virile que d’affirmer la singularité des parcours et des corps transsexués, une singularité qui n’est plus vécue et comprise comme une déficience mais, au contraire, comme offrant des possibilités autres. (p 57)

4Si l’opposition entre une nature garante de la vérité et le mensonge de l’artifice s’avère sans fondement, ce n’est pas seulement parce que nos corps sont de plus en plus susceptibles d’être transformés par les progrès scientifiques, c’est aussi, à l’inverse, parce que ce que nous avons pris l’habitude de considérer comme des caractéristiques génétiques a une histoire, est probablement pour partie le fruit de structures sociales et culturelles. Ainsi l’écart de stature entre hommes et femmes pourrait s’expliquer par le fait que « les régimes d’inégalité sociale engendrent une inégalité nutritionnelle », en l’occurrence « un accès aux ressources protéiniques inférieur pour les femmes », comme l’explique Priscille Touraille (p. 97). Ce qui semble s’imposer comme un déterminisme naturel qui conditionne les fonctions et les places n’est peut‑être, au contraire, que le produit de structures sociales.

5Le volume travaille en fait à montrer combien les possibles sont ouverts, et ce irréductiblement. Le discours normatif croit souvent pouvoir appuyer sa critique des transformations modernes du corps sur une doxa scientifique qui permettrait d’asseoir l’autorité de ce qui n’est jamais qu’une posture idéologique. Or la deuxième partie du volume fait passer des réflexions en sciences humaines à la recherche en biologie (champs évidemment contigus), mais surtout d’une réflexion sur l’homme moderne à une histoire de l’espèce ; c’est l’occasion de montrer que l’évolution ne peut être restreinte à des mécanismes schématiques qui seraient programmés par le système darwinien de la survie des plus aptes, ou par une génétique réduite à une série de déterminismes : c’est là une distorsion simplificatrice à l’égard de l’état actuel de la recherche, qui développe depuis longtemps maintenant (une cinquantaine d’années !) toute une série d’hypothèses et de nouveaux modèles. D’abord le darwinisme n’est nullement réductible à un processus unique de sélection, ainsi que le rappelle Frank Cézilly :

La sélection utilitaire et la sélection sexuelle peuvent constituer des forces antagonistes. [...] Au sein du scénario darwinien, adopté de façon quasi unanime par la communauté scientifique contemporaine, l’extravagance de la queue du paon évolue sous l’effet de la préférence des femelles en dépit du fait qu’elle réduit la viabilité des mâles. [...] La morale de l’histoire [...] est que l’espèce [...] converge rarement vers une morphologie idéale et standardisée. (p. 101, p. 106 et p. 108)

6Ensuite, le modèle de transmission génétique a pu être contesté (voir l’article de Thomas Heams sur la théorie morphologique obsolète, mais cependant intéressante, de D’Arcy Thomson), complété, discuté, comme en témoignent les recensions de Mary Jane West‑Eberhard, Developmental Plasticity and Evolution, Jean‑Jacques Kupiec, L’Origine des individus, Eva Jablonka et Marion J. Lamb, Evolution in Four Dimensions faites respectivement par Antonine Nicoglou, Lucie Laplane et Michel Morange. Dans les trois cas, si les contributeurs se montrent nuancés, voire réservés quant aux conclusions des livres, ils prennent soin de signaler cependant que les perspectives qu’ouvrent ces chercheurs sont importantes, dans la mesure où elles permettent de critiquer un modèle strictement déterministe. Ainsi le livre de M. J. West‑Eberhard « oblige à constater que la capacité qu’ont tous les organismes de répondre à leur environnement joue un rôle majeur, non seulement dans le développement individuel (ce que l’on savait déjà) mais aussi dans l’évolution organique (ce qui ne peut plus être ignoré), en venant se surajouter aux déterminations génétiques » (p. 129). La plasticité ne caractérise pas seulement les corps modernes, elle est un processus de l’évolution :

La plasticité est définie comme la capacité d’un organisme à réagir à un signal environnemental […]. Ce changement peut être adaptatif ou non, réversible ou non, actif ou passif. (p. 127)


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7En somme, face aux tentatives récurrentes d’imposer un impératif catégorique normatif aux corps, les articles du numéro Bodybuilding de Critique rappellent, des sciences humaines aux sciences dures, combien le champ des possibles nous est ouvert. Les corps sont des lieux d’invention, d’abord parce que la matière n’est pas un agent passif informé par une idée : pour Leibniz, « le corps n’est pas considéré comme l’outil passif d’une volonté active » (p. 72), et les ingénieurs des nanotechnologies savent bien que « le design [des] architectures supramoléculaires ne consiste pas à appliquer une forme pure à une matière passive, totalement indéterminée » (p. 37) ; ensuite parce que les individus sont susceptibles de s’inventer, de se réinventer, ce qu’il faut rappeler « aux logiques monopolistiques qui font rage en matière de politique et d’industrie des identités » (p. 21). De cette liberté, sujets, chercheurs peuvent s’emparer, pour procéder à des reconfigurations labiles et inventives ou, comme le dit Judith Butler dans l’entretien qu’elle donne à S. Duverger et T. Hoquet, « queer », l’adjectif étant entendu comme « le nom d’une mobilisation politique qui conteste précisément la politique identitaire » (p. 86).