Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Georges A. Bertrand

L’écriture, comme monde & pensée, comme pensée du monde

Léon Vandermeersch, Les Deux Raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2013, 204 p., EAN 9782070141326.

1L’écriture chinoise, vieille de plus de trois mille ans, est le seul de tous les systèmes antiques de notation à être resté en usage et à être pratiqué encore aujourd’hui en tant qu’écriture vivante. Son origine, sinon son originalité, reste une des énigmes de l’histoire humaine, plongeant ses racines dans les légendes des premiers rois mythiques d’un empire vieux de presque cinq mille ans.

2C’est en 1898 que fut découvert fortuitement ce qui semblait être des inscriptions sur des milliers de fragments d’os ainsi que d’écailles de tortue, mis au jour à la suite de la crue d’une rivière proche de Anyang, dans la province du Henan. Ces fragments, revêtus de signes, et datant environ des années 1250 av. J.‑C., étaient des objets rituels servant à la divination, et les inscriptions qu’ils portaient sont les plus anciennes traces d’écriture chinoise. L’analyse de ces objets a donné lieu dans la communauté scientifique à diverses controverses, certains assurant que ces inscriptions auraient été l’enregistrement a posteriori d’un processus de divination, d’autres, dont Léon Vandermeerch, estimant qu’elles sont, en réalité, à l’origine de l’écriture chinoise.

3Et c’est d’une manière fort didactique que ce dernier, va, dans son dernier ouvrage, essayer de prouver pas à pas, en une centaine de pages, la justesse de ses vues, de façon aussi claire que convaincante pour un non spécialiste, réservant la centaine de pages restante aux conséquences des conditions d’invention et de pratique de cette écriture dans tous les domaines d’une pensée chinoise si différente de l’occidentale.

Équations divinatoires

4Pour l’auteur, les graphies constituant le lexique chinois proviennent a priori des craquelures observées sur des fragments d’omoplate de bovidé ou d’écailles de tortue préalablement « préparés » par des devins — « fonctionnaires », et soumis à l’épreuve du feu. On ponçait soigneusement la surface de l’os, puis l’extrémité incandescente d’une tige de bois enflammée était appliquée sur certaines parties de cette surface, selon des règles codifiées, afin qu’ensuite, sur l’autre face, on puisse « lire » le résultat de cette action dans les craquelures obtenues et obtenir ainsi des signes divinatoires, des « informations » sur l’avenir.

5Ainsi, cas unique dans l’histoire des écritures, les graphies ne seront pas la mise en forme matérielle et lisible de paroles prononcées, ne seront pas au service d’une communication entre les humains, mais le résultat d’une vision transmise par des forces surnaturelles. Les graphies, ainsi suscitées par le feu, ne sont plus des signifiants renvoyant à des signifiés, mais des matérialisations « algébriques » mettant au jour des corrélations existant entre des situations présentes et à venir.

6L. Vandermeerch nous précise qu’il existait un nombre important, mais tout de même limité, de possibilités graphiques et que celles‑ci, répertoriées et classées comme dans un dictionnaire, permettaient au devin de procéder à une « lecture » aisée de la prophétie. Pour cela, il surlignait au pinceau encré les craquelures afin de les rendre plus visibles (d’ailleurs la graphie signifiant « devin » est celle signifiant « pinceau ».) et notait à côté de celles‑ci des commentaires les expliquant. À chaque type de craquelure correspondait une prophétie. Ces commentaires, tout d’abord très succincts, demandèrent peu à peu la création, toujours maîtrisée, ordonnée et logique, d’autres signes graphiques dérivés des premiers. Et c’est cet ensemble qui devint l’écriture chinoise.  

Idéographie

7Ces « équations oraculaires », ces formules abstraites donnèrent naissance, selon L. Vandermeersch, aux idéogrammes, ou plutôt aux premières « idéographies ». Contrairement aux signes disposés au néolithique sur des parois rocheuses, des poteries, et qui ne sont que des « décors » dépourvus d’articulation entre eux, les graphismes chinois sont articulés les uns aux autres, sont des mots dont la prononciation n’est pas liée à l’origine au langage parlé, mais est issue du son émis par les craquements des supports sous l’action du feu. Ce n’est qu’ensuite, que, par nécessité, les mots désignant objets, éléments naturels ou personnes devant être intégrés au contenu des commentaires divinatoires furent « écrits », en fait recomposés selon une logique rationnelle, une « autogenèse » à partir de la première graphie, bu, signifiant « divination », qui ressemble à une moitié de lettre H (soit ├ ou ┤). Ainsi, selon que la branche horizontale de ce demi-H monte ou descend, on est en face d’une prédiction de bonne ou de mauvais augure. Le commentaire, écrit en marge de cette graphie, porte trois indications fondamentales : la position du demi-H accompagnée d’indications astronomiques concernant le moment de l’expérience, la description de ce qu’on « voit » et, enfin, la prédiction que cela induit. C’est cet ensemble d’écritures qui donnera naissance, peu à peu, aux autres graphies, sans que celles-ci soient liées au langage parlé, sans qu’elles soient une espèce de mise par écrit de ce qui n’était que son. Cette fabrication quasi-scientifique d’une langue divinatoire (et la juxtaposition de ces deux adjectifs peut sembler incongrue) s’est faite par l’ajout progressif de signes combinés, mêlant deux signes primitifs pour en faire un nouveau dérivé par la graphie donc, mais également par le sens, de ceux‑ci. Ainsi le signe du bœuf combiné à celui de la main a donné l’idéographie « bouvier ». Pour élargir la représentation du vocabulaire, les scribes ont également composé des signes « homophones », empruntant des signes existants, des idéogrammes qui désignaient tel ou tel objet, mais se prononçaient comme telle ou telle notion difficilement représentable (les points cardinaux par exemple). Ces graphies sont donc devenues « artificiellement » l’écriture de tel ou tel mot et elles pouvaient, à leur tour, donner naissance à des sous-graphies par combinaison de plusieurs signes. Ont également été utilisés des signes « synonymes », c’est-à-dire qu’on a utilisé un idéogramme existant, mais légèrement transformé (par l’ajout d’un trait par exemple), afin de signifier deux mots de sens « voisins », comme « vieux » et « père défunt » qui s’écrivent presque de la même façon, un crochet en bas de la graphie ayant été ajouté au second.

8Ainsi, au fur et à mesure, a été créée une grille de lecture parfaitement logique faite en abscisse des lignées d’identité de clé liées au sens, et en ordonnée  des lignées d’identité de phonétique liées au son, permettant une vision « parfaite » du monde dans toutes ses composantes, une boite à outils tout d’abord divinatoire, mais permettant, bien plus tard, à partir du viiie siècle de notre ère, la naissance d’une poésie, puis d’une littérature plus générale, aussi bien administrative qu’artistique. Jusque-là, le chinois parlé n’avait été qu’une langue sans écriture, et c’est sous l’influence bouddhiste — mais une influence « digérée », sinisée — que la langue graphique est devenue, peu à peu, la seule admise dans les domaines de la pensée et de la poésie traditionnelle, la langue aussi bien écrite que désormais parlée par les lettrés.

Vision chinoise du monde

9Alors que la langue parlée n’admettait qu’une approche « triviale » du monde, la langue idéographique a permis d’accéder à la face cachée des choses, elle a suscité une vision manticologique (néologisme créé par l’auteur et signifiant « étude de la divination ») où le surnaturel est devenu « le double invisible du naturel visible ».

10Cette écriture, unique, est ainsi à l’origine d’une conception, tout aussi unique, du monde. À la différence de la pensée occidentale qui fait de la relation « cause/conséquence » le principe même de l’existence du monde (« Je pense, donc je suis »), un monde ayant comme principe premier l’action divine « cause de tout » et qui structure tout ce qui est, même dans les domaines supposés extérieurs à la croyance religieuse comme la réflexion scientifique, la pensée chinoise est fondée sur l’harmonie, définie par un ensemble de corrélations entre les éléments du cosmos, classés par catégories ayant chacune un nombre précis d’« agents » placés sous le signe du yin et du yang : cinq éléments, cinq viscères, cinq téguments, cinq couleurs, cinq fonctions administratives, neuf liens de parenté, etc. Ces « agents » sont mobiles, naissent, vieillissent, se métamorphosent, s’engendrent les uns les autres, interagissent, etc., mais, jamais, ne sont la cause ou la conséquence de quelque chose. C’est l’ensemble de ces corrélations qui a donné naissance aux traités divinatoires puis, au fil des siècles, à la construction raisonnée de la « structure » du monde.  

11C’est cette structure qui est à l’origine de la manière si peu occidentale d’envisager les sciences, par exemple, la médecine, en ne recherchant pas la cause de telle ou telle maladie, mais la corrélation existant entre tel ou tel organe, les correspondances à établir entre les organes du corps, les saisons de l’année, les points cardinaux, etc.

12Il en sera de même avec les sciences humaines, les écoliers chinois n’ayant jamais à apprendre comme les Occidentaux les « causes » de la Première Guerre mondiale ou de n’importe quel autre événement dit « historique ». Ceux‑ci, scrupuleusement enregistrés dans des annales sont étudiés comme l’est un corps humain ou un cataclysme naturel : par l’étude des corrélations existant entre tel ou tel « agent ». Un historien chinois, formé à la divination, étudie de la même façon le passé que le futur. L’homme, écrit L. Vandermeersch, « est entièrement homogène au cosmique ». Contrairement aux éléments naturels, l’homme peut « désobéir » aux lois du Ciel, mais alors ce dernier rétablira « de lui-même », même si cela prend du temps, l’équilibre et l’harmonie. Il est par exemple intéressant de noter que même si la Chine est désormais l’un des pays les plus pollués de la planète, c’est aussi celui dont la politique de lutte contre cette pollution est la plus avancée.

13Cette vision du monde a permis à la Chine de conserver son écriture, malgré les tentatives, un temps, de la remplacer par l’alphabétique, de trouver dans l’informatique, des raisons supplémentaires de penser qu’elle reste ce qu’elle doit être, de supporter les bouleversements politiques et économiques, issus, aussi bien en ce qui concerne le communisme que le capitalisme, d’idéologies occidentales.

14Et L. Vandermeersch de songer qu’elle pourrait, à l’avenir, tirer de cette conception du monde, le moyen d’inventer un « socialisme sinisé », mélange de confucianisme, de taoïsme et de bouddhisme, les trois pensées d’origine chinoise ou adoptées et « acclimatées » par elle, retrouvant ainsi, après la conversion de la Chine au bouddhisme au début du second millénaire de notre ère — bouddhisme qui fut sinisé, comme noté plus haut — après les tentatives bien plus récentes — dès le début du xxe siècle — d’éradication de la culture locale, fascinées qu’étaient les élites de l’époque par l’Occident, son aptitude à l’harmonie du Ciel. Et Confucius, non pas celui qu’on lit et admire en Occident, celui des Analectes, mais celui qui, au ve siècle av. J.‑C., révisa les écrits administratifs issus des premières divinations, est redevenu, après avoir été voué aux gémonies pendant la période maoïste, le symbole le plus actuel de la Chine, superpuissance planétaire.

15C’est cette explication, convaincante, d’une originalité chinoise fondée sur l’invention de son écriture qui est au cœur du livre de Léon Vandermeersch.