Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Jean-François Duclos

Vers une démocratie littéraire

Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Versailles : Quæ, 2013, 170 p., EAN 9782759219766.

1Depuis plusieurs ouvrages, Yves Citton s’attache à formuler les conditions d’un retour— ou à tout le moins du maintien — des humanités dans les débats liés à l’avenir de la cité. Celui qu’il publie aux éditions Quæ se présente comme une invitation à prendre en compte l’apport des compétences acquises par la communauté littéraire dans l’éclairage et la résolution de controverses technoscientifiques. L’auteur de L’avenir des humanités1montre ici selon quelles méthodes une lecture interprétative issue des pratiques littéraires est non seulement possible mais encore souhaitable dans les débats aussi complexes que ceux liés aux nanotechnologies, au nucléaire, à la biotechnologie ou encore au climat.

2Le propos principal d’Y. Citton consiste à reprendre à nouveaux frais la réflexion sur le meilleur mode de fonctionnement des instances délibératives qui réfléchissent et parfois légifèrent sur les applications techniques et industrielles dont les découvertes scientifiques sont porteuses. Ces instances, lorsqu’elles existent, fonctionnent le plus souvent de telle sorte que toute personne incapable de s’insérer dans le cadre interprétatif où on l’enjoint à raisonner se trouve automatiquement exclue, ou éprouvera le sentiment de l’être, ce qui revient, en matière de discussion, à peu près au même. Les uns s’insurgent alors contre ce qu’ils estiment être des parodies de débat menant à des décisions non validées démocratiquement, sans souci d’éventuelles conséquences négatives à long terme, tandis que les autres refusent de cautionner des interventions intempestives qui rompent dans l’immédiat les clauses du contrat délibératif.

3Premier des interprètes, le critique de la littérature apparaît alors comme l’intercesseur le plus à même de proposer aux tenants et aux adversaires de telle ou telle technique scientifique une méthode de lecture plus équilibrée des enjeux. On s’en doute, une fois invité à la table, il ne va pas s’attacher à simplifier les choses, mais son intervention est susceptible de générer des résultats qu’Y. Citton estime probants. En effet, au sein de ce cercle élargi, ce qu’il contribue à mettre en place consiste en « réflexion procédurale » dans les enceintes « en charge d’accueillir et de faire entrer en dialogue » tous les participants, scientifique ou non‑scientifique (p. 16).

Cosmopolitisme & dialogue

4Y. Citton emprunte à Isabelle Stengers le terme de cosmopolitisme pour désigner les circonstances où la science modifie des lois dites naturelles (le cosmos) et provoque une transformation de l’organisation politique des sociétés (p. 16). Il ne s’agit donc pas d’indiquer aux scientifiques la meilleure manière de faire leur travail : toute découverte scientifique donne lieu à des débats interprétatifs jusqu’à que qu’émerge une forme de consensus dont Thomas Kuhn a contribué à identifier l’émergence. Les controverses cosmopolitiques se placent, elles, à un niveau qui oblige à prendre en compte le fonctionnement général d’une société qui n’est pas constituée, et loin de là, que des seuls scientifiques. La question qui traverse l’essai d’Y. Citton de bout en bout, et jusqu’à sa dernière section représentée comme la transcription d’une discussion est donc celle‑ci : comment, au nom d’une exigence démocratique fondamentale, admettre que le dialogue s’établissent entre scientifiques et citoyens, même si ces derniers, pour s’opposer à ce qui leur est proposé, usent d’arguments qui ne semblent pas suffisamment pertinents pour être entendus. Autrement dit, comment et pourquoi faut‑il « reconnaître une compétence aux incompétents » (p. 38) ?

5Le modèle classique de délibération, emprunté à l’agir communicationnel d’Habermas, parie sur l’égalité des intelligences, mais après élimination de tous les éléments susceptibles de brouiller le fonctionnement de la procédure. Ainsi s’emploie‑t‑on à formuler par avance la liste des critères et des outils d’analyse sur lesquels doit reposer — pour qu’elle aboutisse — une procédure de délibération. Dans ce cas, « l’“éthique de la discussion” n’est en réalité qu’une logique des idées » (p. 51) qui exclut, de manière consciente ou pas, les citoyens habités par des désirs, des peurs, voire des angoisses qui reposent sur d’autres critères que ceux mis en place à l’initiative des organisateurs des débats. Ces peurs et ces angoisses — même si elles ne donnent pas lieu à des coups d’éclats — sont mises sur le compte d’une forme d’obscurantisme aisément assimilable à l’inculture. Cette « inculture », soit dit en passant, relève d’une sensibilité passionnante à décrypter lorsqu’elle est comparée à celle d’autres peuples, un exemple évident étant l’attitude favorable (ou indifférente) d’une majorité d’Américains vis‑à‑vis de la production et de la consommation des aliments génétiquement modifiés, alors que dans des proportions inverses cette pratique est rejetée dans nombre de sociétés européennes. Si un camp doit avoir raison, ou l’emporter sur l’autre, comme le serait la conclusion d’une procédure délibérative, lequel des deux peuples devrait‑il être accusé de ne rien comprendre ?

6Cette question de l’inclusion ne constitue pas qu’une simple profession de foi. Mais aux yeux de certains scientifiques, elle est, pour plusieurs raisons, aussi incongrue qu’urticante. Elle part en effet du principe qu’un incompétent n’a pas nécessairement vocation à acquérir une connaissance spécifique au domaine en question pour mériter que sa parole soit prise en compte. Les exigences d’un débat de nature cosmopolitique sont à la fois plus réduites et plus ambitieuses puisqu’elles touchent à la nécessité d’inclure tous ceux qui souhaitent avoir leur mot à dire. Que faire alors des éclats de voix, des interventions intempestives accompagnées ou pas de boules puantes ? Des argumentations qu’on estime, à première vue, comme relevant davantage de la monomanie que d’un raisonnement rationnel ? Le type de participation que propose Y. Citton aux controverses scientifiques prend pour principe la suspension, a priori, et quoi que celui puisse coûter à toutes les parties en présence, « de tout jugement de compétence et de pertinence » (p. 86).

7Cette suspension est la condition première du processus proposé ici. D’une part parce qu’incompétence ne signifie pas, en démocratie, incapacité à se faire entendre. Ensuite parce que ce qui est pensé et perçu comme relevant du hors‑sujet ou de l’approximation (deux catégories honnies à bon droit par les scientifiques) trouve une forme de symétrie dans l’exhortation à suivre une forme de progrès technique qui n’aurait rien à faire avec des intérêts économiques aux horizons d’attente inférieurs à vingt ans (un aveuglement condamné par nombre d’opposants). Enfin parce que la rationalité analytique ne conçoit qu’une forme unique de résultat : la décision non contradictoire. Or nous ne pensons pas tous, à tout moment, selon les critères qui font de la science et de la technique les espaces les plus dynamiques de l’agir humain aujourd’hui.

Lecture littéraire

8L’enseignement de la littérature use d’un outil pédagogique appelé « débat interprétatif ». Cet exercice incite à élaborer une construction collective du sens d’un texte donné, d’habitude un document littéraire. Son principe repose sur le fait qu’il existe, pour un même texte, « plusieurs significations possibles et que deux interprétations peuvent être acceptables » (p. 57). L’objectif n’est donc pas d’identifier une et une seule manière de le lire, selon un raisonnement logique exclusif, mais bien « d’entraîner les élèves à développer des questionnements à la fois inventifs et critiques » (p. 74). Y. Citton prend l’exemple d’un poème d’Henri Michaux, « Pensées », pour montrer que les apparentes contradictions qu’il recèle et les ambiguïtés syntaxiques dont il est traversé ne neutralisent pas l’interprétation : au contraire, elles l’enrichissent (p. 70‑73). Ce genre de dispositif se place aux antipodes de ce que, sur le plan de la controverse scientifiques, on déduit par lecture délibérative, et qui, pour Y. Citton, constitue « davantage des négations que des réalisations de la politique » (p. 75).

9La lecture délibérative d’une controverse technoscientifique n’a donc pas pour finalité de résoudre des problèmes de nature binaire de type « faut‑il ou non autoriser les OGM et les nanotechnologies ? » Son principe directeur consiste plutôt à savoir, au travers des discussions qu’elle provoque, à « inventer des tiers indûment exclus par le cadrage inapproprié et mutilant à travers lequel l’alternative était posé ». Elle ne développe pas un sens du consensus, mais celui de la nuance. Et, ce faisant, elle déplace le curseur de la pertinence. Car à la recherche de ces tiers exclus, elle provoque la formulation de questions absentes des protocoles argumentatifs.

10En guise de travaux pratiques, Y. Citton invite ses lecteurs à examiner deux textes sur les OGM que tout semble opposer : l’un est issue d’un groupement de l’interprofession semencière, favorable aux « semences performantes et innovantes ». L’autre présente le déploiement des OGM comme un crime. Un lecteur rapide saura vite identifier le contraste entre de ces deux textes. L’un possède tous les atours d’un discours informatif, optimiste, serein quant à ses objectifs, précis et illustré. L’autre se présente comme un discours polémique, catastrophiste, inquiet quant à l’avenir, brouillon jusqu’à la contradiction.

11Y. Citton invite le lecteur scientifique à accueillir ce « partenaire bizarre » (le second participant), et à tâcher de saisir les éléments qui font de lui un interlocuteur façonné par une forme muette de pertinence : l’inquiétude face à une rupture anthropologique, la résistance au brevetage du vivant. En déplaçant la discussion sur ce plan, il se présente comme « tout aussi réaliste, sinon davantage, que celui du vendeur » (p. 96). Et ce qui apert alors, c’est une forme dangereuse de généralisation de l’autre discours qui annonce quelques chiffres et affirmations rassurantes quant aux risques encourus par l’exploitation de leurs techniques. Ainsi émergent les conditions d’une analyse de deux points de vue paraissant « avoir tous deux raison — pour des raisons très différentes et hétérogènes » (p. 97).

Une pensée mycélienne

12Un tel travail incite donc à un dialogue qui prenne en compte, sur un même plan, l’ensemble des attendus implicites qui régissent la mise en avant d’une construction rationnelle. Il ne s’agit pas de développer des arguments pour convaincre mais d’expliciter « les uns pour les autres ce qu’ils entendent percer du texte » (p. 108). Comme face à un document littéraire, les participants d’un tel débat doivent s’engager dans un une situation de communication qui ouvre le dialogue sur des interprétations signalant une pluralité de points de vue. C’est à cette condition double que peut alors émerger ce que Y. Citton nomme le « mycélium du sens », par analogie à la manière dont, chez les champignons, un réseau de filaments s’étend pour se ramifier dans toutes les directions et « se reconnecter directement en court‑circuitant le retour à leur point d’origine » (p. 79). Plus proche du rhizome que de l’arborescence, l’hypothèse du mycélium offre, selon lui, « la représentation imagée la plus adéquate non seulement du cheminement de l’interprétation littéraire mais, plus largement, du déploiement de tout ce que nous appelons “le sens”, aussi bien dans le domaine scientifique que dans la vie courante » (p. 79).

13Le débat délibératif est aux champignons ce que le débat interprétatif est aux conditions de leur émergence. Du débat délibératif émerge du sens, certes, mais ne dit rien à l’avance ni du lieu précis ni du moment exact de sa réalisation. Le mycélium pousse au contraire les participants d’une controverse à identifier, « sous‑jacent aux signification et aux argument communiqués par le discours courant », les éléments préexistant à sa percée.

14L’interprétation littéraire « nous apprend, très littéralement, à nager dans les contradictions » (p. 85) mais sans nous y noyer. Elle tend à rendre possible « l’échange avec le partenaire bizarre en provenance d’une culture étrangère » (p. 104). Ce ne peut donc être que petit à petit, par le dialogue où se placent au même niveau des arguments contradictoires, que se construit une certaine forme de consensus. Ce consensus ne touche pas tant à la vérité (et pour la partie qui ne la détiendrait pas, sur l’illusion), que sur nos pratiques quotidiennes et nos valeurs culturelles, en quoi se fondent nos vies. Pour éviter que des abstractions cachées et le plus souvent « leurrantes » (p. 106) ne viennent nous forcer à choisir un point de vue sans avoir pleinement tenté de comprendre celui de l’adversaire, l’interprétation littéraire des controverses scientifiques se révèle à la fois émancipatrice et fragile (p. 127).


***

15L’essai d’Yves Citton ne propose donc pas explicitement de faire des textes littéraires l’outil d’une réflexion sur les grandes questions liées aux techno‑sciences. Ce n’est pas à partir de la pensée de Camus, de Dostoïevski ou de Michaux que se profilera une forme de consensus sur l’usage des nanotechnologies, du nucléaire ou encore des OGM aujourd’hui. Mais c’est dans une forme de lecture mise en avant par le pédagogue de la littérature contemporaine, et par le fait qu’il incite au redéploiement des idées interprétatives sans exclusive, que le débat est en mesure de reprendre toute sa pertinence démocratique.

16De manière décalée par rapport à son propos principal, qui s’adresse principalement à la communauté scientifique, Y. Citton renouvelle l’invitation faite aux littéraires à repenser leurs approches pédagogiques en vue de rendre sa pertinence à l’étude, pour le plus grand nombre possible, des humanités en général et de la littérature en particulier, et de répondre ainsi à la question : Que faire pour qu'un texte littéraire nous parle, et « qu’il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles2 ? »