Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
François‑Ronan Dubois

Sorel : une certaine idée des lettres

Olivier Roux, Charles Sorel. La figure, la ligne et l’invention de l’auteur, Paris : Honoré Champion, coll. « Littérature classique », 2014, EAN : 9782745326355.

1Il y a deux ans, Olivier Roux publiait la première partie de sa thèse sous le titre La « Fonction d’écrivain » dans l’œuvre de Charles Sorel1, où il entreprenait de retracer le parcours social et éditorial de l’écrivain, ainsi que sa conception du rôle des gens de lettres au sein de la société, dans la première moitié du xviisiècle. Force était alors de constater que la position de Sorel se trouvait ambiguë, faite de dénégations contradictoires, de paternités à demi‑avouées, d’attributions douteuses et de critiques à plusieurs fonds. La seule analyse externe de l’écrivain et de sa carrière, quelque instructive qu’elle fût alors, ne suffisait pas à déterminer clairement les conceptions soréliennes de la société lettrée de son temps, d’une part, et de la production intellectuelle de celle‑ci, d’autre part. C’est par conséquent une analyse interne de l’œuvre de l’auteur qu’Olivier Roux propose ici, dans le second volet de son travail. Comment Sorel écrit‑il et comment estime‑t‑il que l’on doive écrire, à une époque en pleine tension, nous l’avons vu à l’occasion de la première partie, entre les bonnes lettres des savants et les belles lettres des galants ?

Les fleurs de la rhétorique, mais pas trop

2C’est par le cadre de la rhétorique qu’Olivier Roux entend élucider la pratique sorélienne et l’ouvrage est ainsi divisé en trois parties : « Figures, l’elocutio sorélienne », « Ligne, la dispositio sorélienne » et « Le moi, l’inventio sorélienne ». Disons‑le tout de suite : les notions rhétoriques employées ici par l’auteur sont très générales et l’on ne devra pas s’attendre, en parcourant ses pages, à un commentaire précis et circonstancié des mécanismes rhétoriques éventuellement à l’œuvre dans l’écriture sorélienne, à la faveur des divisions et subdivisions telles qu’elles sont à l’époque mises en place et toujours raffinées par de nombreux commentateurs. La conception fumarolienne d’Olivier Roux pose plutôt la question générale de la primauté, dans l’œuvre de Sorel, des idées, de l’ordonnancement ou des effets du style.

3Une rhétorique simplifiée, donc, dont Olivier Roux souligne la parenté avec celle de Sorel. Selon l’auteur, Sorel est en effet hostile à de nombreux outils de la rhétorique, beaucoup plus propres, à ses yeux, à la confusion et aux mensonges qu’à la clarté d’un propos qui doit tendre vers la vérité. Ainsi les métaphores sont‑elles des figures à manier avec d’infinies précautions et les comparaisons elles‑mêmes, dont Sorel use à de nombreuses reprises certes, ne doivent pas se développer par simple désir de briller mais bien plutôt pour favoriser autant que possible l’intelligibilité du propos. Et Sorel n’a pas de mots assez durs pour condamner ceux qui, comme Balzac selon lui, peint sous les traits de l’Hortensius du Francion, donnent, aux moyens de la rhétorique, une ampleur indue à des sujets qui ne le méritent guère.

4Le relatif rejet sorélien de la rhétorique n’implique donc pas un dénuement stylistique : en effet, outre les comparaisons, Olivier Roux souligne le fréquent recours à l’allégorie par l’auteur. Cependant, chez Sorel, l’allégorie est toujours expliquée : de la même manière que l’auteur s’emploie à dénoncer l’ambiguïté des signes sur laquelle se fondent des pratiques à ses yeux superstitieuses, comme l’astrologie ou l’arithmosophie, il s’attache à expliciter le sens caché de ses propres allégories. Ce travail définitoire est au fondement d’une conception physique autant que stylistique de son travail d’écrivain : écrire, c’est donner au monde sa plus grande intelligibilité, pour permettre à l’esprit de progresser sur le chemin d’une vérité assurée.

Dire droit

5Et cette vérité dépend étroitement de la capacité de l’auteur à ordonner aussi clairement que possible son propos. Comme souvent en rhétorique, chez Sorel, l’art de l’elocutio n’est jamais que troisième et il est précédé par celui de la disposition qui arrange les idées dans l’ordre le plus adéquat. Or, pour Sorel, cet ordre n’est pas susceptible d’une infinité de variations et l’aptitude de l’orateur ou de l’écrivain à assembler librement les segments de son discours est rapidement limité par l’exigence du réel. En d’autres termes, le discours est second à la réalité dont il rend compte et cette réalité est ordonnée par la chronologie.

6Dans la conception sorélienne, respecter la chronologie des événements, ce n’est donc pas seulement respecter la linéarité d’un temps destiné à un irrémédiable déclin, mais également la vérité de l’histoire et du monde. L’historiographe que devient Sorel s’engage de la même manière à ne jamais raconter que ce qui lui paraît assuré et à expurger les récits des événements passés de ce qu’ils peuvent contenir de fabuleux : cette sobriété, loin de plaire toujours à ses commanditaires, n’est jamais avec la linéarité qu’une autre facette de son exigence de vérité.

7Il est alors inévitable que ce désir de dire droit entraîne Sorel à interroger, parfois frontalement, les autorités dont il hérite, à la fois en tant que vulgarisateur scientifique et en tant qu’historiographe. Dans ces deux tâches, l’auteur doit compenser avec les héritages nationaux et antiques. En science, c’est aux théories d’Aristote, qu’il juge pour l’essentiel erronées, que Sorel n’hésite pas à s’opposer dans ses travaux, appelant à l’innovation plutôt qu’à la reproduction de savoirs acquis. En historiographie, c’est la chronique ou les témoignages d’historiographes prompts à l’affabulation que Sorel écarte. Avant d’écrire lui‑même clairement, le rôle premier de l’auteur paraît être de sélectionner, parmi les discours foisonnants, ceux qui valent la peine d’être retenus.

8Cette vérité pour ainsi dire extérieure, celle de la physique et du monde, de l’histoire et des événements qui la composent, est aussi son versant intérieur, éthique et moral. Ce sont les romans de Sorel qui l’explorent plus particulièrement : l’auteur y dépeint les vicissitudes des personnages qui souhaitent se soustraire à la linéarité du temps et vivre une existence circulaire, tout autant qu’il y condamne ceux qui, comme certains auteurs et orateurs, se payent d’images et de mots. Ainsi de Lysis, le héros du Berger extravagant, si prompt à croire les illusions du réel, ainsi d’Hortensius encore. La vie de l’humain, à l’image de la nature, n’offre pas la possibilité de la circularité : de la même manière que, selon Sorel, l’astronomie n’offre pas le spectacle de cercles parfaits, l’existence humaine ne doit pas chercher à se reproduire, mais plutôt à prendre conscience de sa finitude.

9Dès lors, lorsque l’historiographe décrit précisément la succession des temps et que le physicien met en évidence les processus de création et de corruption à l’œuvre dans la nature, ils font la même œuvre que le romancier qui s’attache à démasquer la vanité des désirs d’immortalité et des amours narcissiques.

Identités

10Selon Olivier Roux, le point fondamental de cette réflexion sorélienne réside dans une conception rigoureuse de l’identité. Pour Sorel, rien ne serait plus néfaste que de corrompre sa propre identité et toutes les exigences de vérité ont pour dessein de rendre à l’individu une connaissance adéquate de lui‑même. Il n’est pas alors surprenant que l’œuvre romanesque de Sorel abonde en effets de doubles : sosies, amoureux qui refusent de se dissocier, travestissements, figures de Narcisse et d’Écho, résonnances paronymiques, tous les moyens sont employés par Sorel romancier pour souligner la fragilité de l’identité humaine et les effets désastreux des quêtes aliénantes.

11Ce que Sorel dénonce ainsi, c’est tout à la fois un style et une conception du monde : celle de l’époque baroque ou, plus précisément, pour Olivier Roux, du maniérisme. La volonté d’ériger le monde en illusion et l’unité de soi en leurre est ainsi fermement condamnée par les propos de l’auteur sur l’ordre physique, dans sa Science naturelle, et l’ordre moral, dans ses romans. On comprend alors que le rejet d’une stylistique de la métaphore, des allégories restées obscures, des énigmes insolubles ou des comparaisons autonomes repose sur l’exigence d’une identité aussi claire que possible.

12Les cordonniers seraient‑ils alors les plus mal chaussés ? On se souvient que la première partie de la thèse d’Olivier Roux soulignait la difficulté de Sorel à assumer ses propres œuvres et décrivait le perpétuel jeu de cache‑cache de l’auteur avec l’attribution. L’ambiguïté des positions soréliennes à l’égard de l’identité auctoriale se révèle une fois de plus dans l’attitude de l’auteur à l’égard de Balzac. Longtemps, les attaques de Sorel contre le célèbre épistolier qui se hisse au sommet de la communauté des lettrés sont violentes. Pourtant, si leurs pratiques stylistiques sont loin de se rencontrer, les deux auteurs partagent, selon Olivier Roux, une certaine conception libertine. Peut‑être est‑ce précisément cette communauté qui fonde leur opposition, quand il n’y a qu’une seule place à occuper. Toujours est‑il que lorsqu’il s’agit d’identifier le libertinage de Balzac, Sorel hésite, au cours de sa carrière, entre de franches accusations et la dénonciation des accusations d’autrui.

13Demeure une constante : le soupçon qu’il fait porter sur la qualité des textes balzaciens. Au‑delà des accusations de plagiat, Sorel condamne chez Balzac un style inapproprié au genre qu’il adopte. Pour Sorel, les genres sont hermétiques les uns aux autres et disposent de leur propre cohérence stylistique : les déploiements rhétoriques d’un Balzac dans ses lettres sont par conséquent tout aussi condamnables qu’ils le seraient dans un roman comique — et c’est peut‑être parce que le roman comique, si peu codifié, libère l’auteur de toute théorisation rhétorique que Sorel romancier en fait son terrain de prédilection.

14Une nouvelle fois, le cœur de l’attaque sorélienne est une affaire d’identité : Balzac n’est pas l’auteur qu’il prétend être, il joue double jeu. Non seulement il pille les œuvres des autres et les fait passer pour siennes, mais encore est‑il plutôt orateur éloquent qu’épistolier.


***

15Linéarité, identité sans trouble, économie des moyens, cohérence des genres, rejet de la rhétorique de collège et des autorités trop fragiles : tels seraient les principes de l’écriture sorélienne, de ses arguments jusqu’à son style. Olivier Roux en propose une description patiente qui apporte à l’appui de ses analyses toutes les citations nécessaires à emporter la conviction de ses lecteurs ; on ne peut que regretter que sa grille d’analyse rhétorique ne soit pas toujours aussi éclairante qu’elle paraît l’être de prime abord, mais la piste ouverte par l’auteur quant aux rapports de Sorel au renouveau balzacien n’en est que plus prometteuse : il faut espérer que la recherche la poursuive à l’avenir.