Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Nicolas Pottier Casado

Quand les peuples font face. Entrevoir les figurants de l’histoire avec Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman, L’Œil de l’histoire, 4. Peuples exposés, peuples figurants, Paris : Les Éditions de Minuit, 2012, 288 p., EAN 9782707322654.

1Avec Peuples exposés, peuples figurants, le quatrième volume de L’Œil de l’histoire, Georges Didi-Huberman continue d’interroger les rapports complexes qui existent entre histoire et images en se penchant cette fois sur la représentation des peuples dans les arts visuels. L’idée selon laquelle les peuples sont aujourd’hui menacés s’impose d’abord par un choc visuel. En s’ouvrant sur l’insoutenable portrait d’une « gueule cassée » (p. 18), victime anonyme de la guerre des tranchées à qui la violence de l’histoire a littéralement arraché le visage, le livre se positionne dans une zone de pensée située au croisement de l’histoire de l’art, de la philosophie de l’histoire et de l’anthropologie des images. Cette première image hante les cinq chapitres du livre qui reviennent sans cesse à une même question : comment concevoir une image qui puisse rendre aux individus et aux peuples le pouvoir de « faire face » ? En réponse à ce premier visage mutilé, l’épilogue qui clôt le livre scrute douze vidéogrammes tirés d’un film au titre évocateur, L’homme sans nom, de l’artiste chinois Wang Bing (p. 233‑257). Entre la première image du figurant défiguré, oblitéré par l’histoire, et l’image de « l’homme sans nom » qui retrouve grâce à Wang Bing la dignité de la figuration poétique, plusieurs séries d’images se succèdent : au fil du texte, le lecteur découvre les visages photographiés par Philippe Bazin (p. 37, p. 45, p. 53) avant d’observer, entre autres, le portrait du masque funéraire de Laurent de Médicis (p. 58), des cadavres de la Commune (p. 98), des dessins de petites gens représentés par Rembrandt et Goya (p. 116, p. 119, p. 121) ; on lit aussi des évocations du peuple par Victor Hugo et Baudelaire (p. 124‑130), on parcourt toute l’histoire des peuples filmés, de la célèbre sortie d’usine des frères Lumière à l’apparition des masses dans les images de propagande et à la figuration des peuples dans le cinéma réaliste d’Eisenstein, de Rossellini et de Pasolini. Mais que nous est‑il donné à voir et à penser avec cette longue succession d’images de peuples ? Comment ces images ont‑elles été choisies ? Quelles questions ont présidé à leur ordonnancement ?

Le montage comme méthode de pensée

2Avant même d’entrer dans l’exposition et l’analyse des idées élaborées dans Peuples exposés, peuples figurants, il est important de noter que ce livre fait directement suite à un autre texte publié par G. Didi-Huberman quelques années plus tôt. En effet, lorsqu’il part à la recherche des figurants anonymes qui hantent l’histoire, G. Didi-Huberman poursuit en la déplaçant une intuition théorique et esthétique déjà annoncée dans le fulgurant essai Survivance des lucioles (Les Éditions de Minuit, 20091). G. Didi-Huberman y reprenait à son compte le constat partagé par de nombreux philosophes contemporains, constat de l’inéluctable disparition des peuples et de leurs cultures spécifiques (incarnées notamment dans les gestes, les chants, les dialectes) au profit de cultures de masses homogénéisées et aplanies, propagées par les technologies médiatiques qui façonnent aussi bien les réalités fascistes et totalitaires que la réalité de notre société de consommation et société du spectacle contemporaine. Contre les visions totalisantes et apocalyptiques de Pasolini ou d’Agamben, G. Didi-Huberman proclamait dans son essai qu’il était toujours possible d’entraîner le regard à percevoir les instants et les minuscules lieux où apparaissent, sous forme de survivances (Aby Warburg), ces peuples menacés de disparaître2. Et la responsabilité de l’artiste (mais aussi de l’historien de l’art) consisterait précisément à tenter d’entrapercevoir les espaces interstitiels et intermittents où les peuples persistent, résistent, inventent les formes d’un autre avenir possible. C’est en partant de cette hypothèse qu’il s’agit maintenant, dans Peuples exposés, peuples figurants, d’explorer les espaces où les peuples survivent et parviennent à apparaître dans des moments de « fulguration figurative » (nous reviendrons sur cette expression de Pasolini). L’intuition exposée dans Survivance des lucioles se trouve ici intégralement redéployée et détaillée au moyen de ce qu’on pourrait appeler une « pensée en images ».

3Les cinquante‑neuf images qui accompagnent le texte ne sont pas des exemples chargés d’illustrer un propos qui se déploie linéairement. Les images interviennent dans l’élaboration des questions et influent sur la mise en relation des concepts convoqués. La table des figures située en fin d’ouvrage montre qu’en dessinant la trajectoire conceptuelle de son livre, G. Didi-Huberman ne contraint pas les images sélectionnées à entrer dans un schéma de pensée figé. Au contraire, il invite son lecteur à prendre part à un bricolage théorique et visuel — un montage — qui ouvre sans cesse de nouvelles pistes de réflexion3. La pensée par le montage oriente et désoriente le lecteur. Elle se déploie à partir d’un foisonnement de mises en relations de formes visuelles qui soulignent ou révèlent des correspondances et des contrastes.

« Les peuples sont exposés »

4L’étude de G. Didi-Huberman se déploie à partir de l’observation d’une contradiction fondamentale de notre modernité : c’est à l’époque où toutes les conditions semblent réunies pour rendre les peuples « visibles » et mieux représentés que les peuples semblent au contraire niés, invisibilisés, « menacés dans leur représentation » « politique et esthétique », voire dans leur existence même (p. 11). C’est le paradoxe de l’exposition des peuples. G. Didi-Huberman nous rappelle qu’une des tendances de la modernité depuis l’humanisme européen et encore davantage depuis l’avènement de la démocratie représentative, a bien consisté à rendre progressivement possible l’apparition des peuples dans une multitude de formes visibles. Dans ce contexte, parler de peuples exposés suggère d’abord que les peuples modernes sont bien entrés sur la scène de l’histoire et qu’ils ont atteint une visibilité qui les a propulsés dans l’espace de la représentation politique et esthétique. Mais ce même mouvement vers d’avantage de visibilité des peuples contient de façon intrinsèque un ensemble de menaces qui font dire à G. Didi-Huberman que les peuples sont aujourd’hui « exposés à disparaître ». « Exposés » ne signifie donc pas seulement « visible », « présent à la vue de tous », mais aussi et surtout « menacés ». Tel est en tout cas le postulat de départ de G. Didi-Huberman. À la sous-exposition des peuples considérés indignes d’apparaître en portrait et donc invisibilisés et censurés, répondrait aujourd’hui une mise en danger par surexposition. L’inflation du signe « peuple » dans la société contemporaine témoigne du fait que les peuples, alors même qu’ils sont sans arrêt montrés ou cités, bien loin d’être représentés deviennent au contraire invisibles « dans la lumière de leur mise en spectacle » : « trop de lumière rend aveugle » (p. 15). En décrivant en termes de (sous/sur-)exposition l’aporie de la démocratie médiatique contemporaine, G. Didi-Huberman rejoint de nombreux philosophes pour qui la question du pouvoir du peuple et de sa représentation est une question simultanément politique et esthétique (p. 31). Comme pour Jacques Rancière (voir Le Partage du sensible) auquel il est souvent fait allusion, la question de la représentation politique est intimement liée à une question esthétique (p. 106). Selon G. Didi-Huberman, il n’y a d’existence collective et de destin commun qu’à condition d’élaborer un espace de visibilité partagée. Tout le travail de G. Didi-Huberman consiste alors précisément à concevoir et à imaginer les conditions de possibilités de l’apparition des peuples, les modes de figuration qui contreraient les dangers de l’exposition. Pour ce faire, il propose une succession d’approches esthétiques et théoriques destinées à transformer le regard porté sur les peuples.

Éthique &esthétique du visage : l’approche documentaire

5Dans le prolongement des analyses de Walter Benjamin qui reconnaissent « l’exposition des peuples » comme « enjeu fondamental de la vie publique et politique » (p. 30‑33), G. Didi-Huberman cherche à établir le lien qui unit la question de l’exposition et de l’apparition des peuples à la question du portrait. De l’effigie de l’empereur sur les pièces de monnaie romaines aux tabloïdes contemporains, en passant par les portraits de bourgeois florentins, l’histoire du portrait ne cesse de nous rappeler que la visibilité du visage n’est pas l’expérience du commun, mais bien une prérogative, un privilège des puissants (p. 56). C’est en prenant le contrepied de cette donnée fondamentale que de nombreux journalistes et artistes ont développé des approches documentaires qui tendent à élever tous les visages humains à la dignité du portrait. C’est sur le travail du photographe (et médecin) Philippe Bazin (1954-) que G. Didi-Huberman concentre son attention pour analyser la force esthétique et éthique du regard documentaire autant que ses ambiguïtés. Philippe Bazin appartient à la tradition de photographes qui cadrent les peuples sans dissimuler ni exclure et qui se donnent pour mission de donner une visibilité à toutes les classes de la société en rendant son humanité à chaque individu (faisant ainsi écho au travail de Walker Evans (1903‑1975) ou d’August Sander (1876-1964) évoqués p. 54 et p. 84). Alors qu’il pénètre des espaces institutionnels chargés de gérer des corps (notamment des corps mourant ou naissant), Philippe Bazin rencontre chaque individu dans une intimité physique qui détermine son choix esthétique d’une lumière crue et d’un cadre resserré. En s’approchant des individus qui composent la foule des anonymes sans-noms, vieillards ou nouveau-nés, il parvient à rendre à chacun son « pouvoir de faire face » (p. 43), le pouvoir d’exister comme portrait et donc comme subjectivité. Comme ailleurs dans le texte, la méthode de G. Didi-Huberman consiste à tisser ensemble les images, les concepts, les interprétations et les références qui se succèdent et se répondent à une allure stimulante et parfois déconcertante. Ici, il juxtapose et relie les photographies et des extraits d’interviews de Bazin, des paroles de critiques et des conceptualisations de philosophes, parvenant ainsi à mettre en relief la valeur mais aussi les difficultés, voire les contradictions inhérentes à la démarche du portraitiste documentaire. Les séries de portraits de Bazin sont définies par deux logiques opposées : d’un côté, Bazin souligne son ambition d’aider l’individu à « faire face » en affichant un visage digne et « redressé » ; mais dans le même temps, il prétend garder une distance rationnelle avec l’objet photographié (p. 54) et situe même son travail dans le champ de la critique institutionnelle en se référant notamment à Foucault. Chez le photographe documentaire, le désir de sauver le visage de chaque individu entre en concurrence avec l’ambition d’éclairer le corps social tout entier. L’accumulation des portraits individuels constitue une archive potentiellement infinie qui ne suffit pas à rendre possible l’apparition du peuple. Cela fait dire à G. Didi-Huberman que là où l’approche documentaire réussit à élever l’individu anonyme à la dignité du portrait, elle échoue à donner une visibilité à la communauté. Comment alors est‑il possible de passer de cette accumulation de visages à un portrait de groupe qui ferait enfin figurer l’idée du commun ? G. Didi-Huberman reconnaît l’intérêt éthique et esthétique que l’approche documentaire apporte à la question de l’exposition des peuples. Mais en soulignant les tensions et les contradictions propres à cette approche, il prépare surtout son lecteur à percevoir la force politique aussi bien qu’esthétique d’une autre attitude : l’attitude poétique.

Figurants, figuration & figure : le regard poético-réaliste sur les peuples

6La contradiction inhérente à l’attitude documentaire est dépassée dans ce que G. Didi-Huberman appelle « l’attitude lyrique » qui consiste à « inventer une poétique du peuple » (p. 126). Cette attitude permet de représenter la collectivité à laquelle un individu participe en saisissant le pathos qui anime le corps individuel. En ébauchant un schéma de l’histoire de l’exposition du peuple dans la longue durée (p. 111‑137), G. Didi-Huberman observe les lieux et les instants d’intersection entre la forme singulière du corps agissant et l’énergie collective d’une culture. Les illustrations choisies mettent en évidence le lien qui unie cette attitude lyrique et la capacité des artistes à percevoir sur les corps ce que l’hisotrien de l’art a appelé ailleurs (et avec Aby Warburg), les « formules pathétiques » (voir L’Image survivante). C’est ici que Pasolini devient la référence majeure dans une longue réflexion sur la figuration des peuples au travers des corps individuels, de leurs gestes et de leurs passions.

7Comment Pasolini parvient‑il à saisir dans les corps singuliers les formules pathétiques qui animent les peuples comme corps collectif ? Comment se produit cette représentation poétique du peuple et que signifie-t-elle d’un point de vue esthétique et politique ? G. Didi‑Huberman s’engage dans ces questionnements sur la poétique des peuples en déconstruisant l’idée de la figuration au cinéma. Cette notion de figuration constitue le nœud conceptuel où se rencontrent toutes les pistes de réflexion parcourues dans l’ensemble du texte. Ainsi que le résume G. Didi-Huberman :

C’est bien souvent à travers les choix esthétiques et politiques — voire économiques — touchant au statut des figurants que l’on peut évaluer la nature profonde, dans un film, de la figuration des peuples. (p. 159)

8C’est en filmant les figurants comme des acteurs de l’histoire et non pas comme un arrière‑plan et un décor humain pour l’action menée par les vedettes jouant au premier plan que le cinéma réaliste (tel qu’on peut l’observer chez Eisenstein ou Rossellini) invente le « lyrisme documentaire » et ouvre la voie vers une représentation à la fois réaliste et poétique de l’histoire. C’est au travers des corps individuels en action qu’apparait l’histoire collective d’un peuple. G. Didi-Huberman explore cette idée en sélectionnant des photogrammes de films montrant des instants où les corps des humbles figurants apparaissent comme une métaphore du peuple dont ils sont une incarnation visuelle, une figuration. Ces instants, que Pasolini appelle des « fulgurations figuratives », se produisent lorsque le cinéaste réussit à « éclairer le réel le plus trivial » (p.‑179). C’est alors que le figurant anonyme de l’histoire cesse d’être invisible pour figurer, apparaître dans une forme visuelle. C’est ici que le montage des concepts convoqués et des images juxtaposées par G. Didi-Huberman suggère un lien entre ces instants de figurations du peuple filmés par Pasolini et les « formules pathétiques » de Warburg, ces conflits internes de la culture (les survivances) qui hantent le corps et l’animent (p. 168-195). Dans ces instants filmés par Pasolini, G. Didi-Huberman reconnait également les « images dialectiques » de Benjamin, ces  « éclatants ou discrets cristaux de conflits » (p. 180).

9Mais la figuration poétique des peuples ne se produit pas uniquement dans le cas où les corps semblent engagés dans un conflit mais aussi lorsque les visages apparaissent avec frontalité dignement sereine du portrait. Ce retour à la question du portrait donne encore un exemple du calcul minutieux qui a présidé à l’organisation de toute la constellation conceptuelle et visuelle proposée par Didi-Huberman. Possible point culminant du livre, la planche 44 présente les douze portraits des évangélistes filmés par Pasolini dans son Evangile selon Saint Matthieu (p. 203). Cette planche fait écho à la planche 5 qui montrait dix-huit nouveaux nés photographiés par Bazin (p. 53). Tandis qu’on observe avec Bazin une accumulation potentiellement infinie de portraits isolés, froidement et crûment (ou cruellement ?) exposés, on voit chez Pasolini un petit nombre de figurants qui nous font face avec beauté et dignité. Le portrait collectif du peuple est donc possible, et il est poétique, ainsi qu’en témoigne l’esthétique de la figuration inventée par Pasolini.


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10La pensée en images développée par Georges Didi-Huberman peut déconcerter le lecteur perdu dans l’accumulation des correspondances visuelles et philosophiques qui s’enchaînent à un rythme peu habituel. Toutefois cette méthode de pensée s’avère très fertile. Certes, G. Didi-Huberman n’expose pas ici une pensée définitive sur la représentation politique et poétique des peuples. Mais il fait bien plus que cela : en nous apprenant à entrevoir des formes survivantes, il nous incite à devenir des « expectateurs » (p. 226) aux aguets de la figuration des peuples à venir