Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Mariane Dalpé

Actualités historiques & littéraires de la Seconde Guerre mondiale

Mémoires occupées. Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Marc Dambre, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, 255 p., EAN 9782878546101.

1L’abondante production littéraire et artistique inspirée par la Seconde Guerre mondiale montre bien à quel point ce moment historique continue, de l’immédiat après‑guerre jusqu’à aujourd’hui, de marquer les esprits. Comme le soutient l’écrivain Pascal Bruckner dans un entretien qui figure dans le présent volume, les deux grands conflits mondiaux « demeurent des traumatismes nationaux, c’est‑à‑dire des événements dont on n'épuise jamais le sens » (p. 81). Les contributions rassemblées dans cet ouvrage, publié sous la direction de Marc Dambre, avec le concours de Richard J. Golsan et de Christopher D. Lloyd, s’intéressent à une partie de ces œuvres qui, sur une période de soixante‑dix ans, mettent en scène et interrogent la guerre, la Shoah, l’Occupation et le régime de Vichy. Réunies autour de ces thèmes et autour d’une approche qui relève davantage de la poétique que de l’historiographie, les contributions de ce volume sont néanmoins placées sous le signe de la diversité.

2En effet, le corpus même des études présentées dans cet ouvrage se distingue par son caractère hétérodoxe, non seulement parce qu’il contient tant des œuvres à dimension testimoniale que des fictions à mi‑chemin entre Histoire et mémoire, mais aussi parce qu’on y retrouve aussi bien des œuvres théâtrales ou cinématographiques que littéraires. Quant aux contributeurs, ils proviennent d’horizons variés, que ce soit par leur origine culturelle et/ou par leur appartenance professionnelle, puisque l’ouvrage contient des entretiens avec des écrivains (Pascal Bruckner, Laurent Binet, Yannick Haenel) et avec un historien (Henry Rousso, théoricien du « syndrome de Vichy1 »). Enfin, les textes eux‑mêmes reflètent une diversité de points de vue : loin de viser le consensus, les auteurs de cet ouvrage insistent plutôt sur la vivacité des débats que la Deuxième Guerre mondiale suscite encore aujourd’hui et qui illustre à quel point cet héritage demeure un sujet d’actualité.

Hantises & recompositions

3La première partie de l’ouvrage, intitulée « Hantises et recompositions », s’attache aux difficultés liées à l’écriture d’un passé douloureux, traumatique, qui se révèle souvent difficile à comprendre et à appréhender aussi bien pour les témoins directs de la guerre que pour leurs descendants qui vivent avec les conséquences d’une Histoire qu’ils n’ont pas directement vécue. Les auteurs se questionnent en outre sur l’écriture elle‑même, qui exige de confronter et de recomposer l’événement, sans toutefois en trahir le sens historique. En effet, l’écriture du traumatisme emprunte parfois des voies inattendues, comme le souligne Béatrice Damamme‑Gilbert lorsqu’elle se penche sur les mécanismes employés par Julien Gracq pour taire ou minimiser sa propre expérience de la guerre, quitte à n’en parler que sur le mode parodique. Alain Schaffner fonde son analyse sur une démarche tout à fait opposée : tandis que B. Damamme-Gilbert s’intéresse au silence et au non‑dit, il souhaite pour sa part montrer que la mémoire de la guerre, travaillant l’imaginaire de l’écrivain, peut faire irruption dans un texte où elle devrait logiquement être absente. Ainsi, il cherche à voir comment, dans Belle du seigneur — dont l’action se déroule avant la guerre —,Albert Cohen s’attache à convoquer la mémoire de la guerre grâce à des images qui, sans être anachroniques, renvoient de manière connotative à la Shoah. L’article d’Anne Simonin apporte également un exemple intéressant, en illustrant comment le traumatisme peut influencer une démarche critique, en l’occurrence celle de Maurice Bardèche, éminent critique et partisan de l’extrême‑droite, pour qui l’édition des œuvres de Balzac est l’occasion d’établir une équivalence entre la désillusion qui marque la période de la Restauration chez le romancier et celle qu’il vit lui‑même lors de l’Épuration. Bruno Blanckeman, pour sa part, analyse bien, à partir de l’œuvre de Patrick Modiano, comment le présent demeure investi, déterminé par un passé dont on subit le poids latent. C’est dire à quel point l’expérience de la guerre occupe la mémoire et l’imaginaire de ceux qui l’ont vécue, même lorsqu’ils s’engagent dans une démarche qui n’a pas, a priori, de dimension testimoniale. Et même lorsque les écrivains endossent pleinement leur rôle de témoin, c’est souvent après de longues décennies de silence, comme le souligne l’article de Susan Rubin Suleiman, qui porte sur les écrits autobiographiques des orphelins de la Shoah.

4Ce poids de l’Histoire qui pèse lourdement sur ceux qui ont fait l’expérience de la guerre se transmet également aux générations suivantes. Ainsi, la notion de postmemory, convoquée par Claire Gorrara, se révèle éclairante : élaborée par Marianne Hirsch2, cette notion renvoie à la mémoire des enfants de survivants de la Shoah, qui ont hérité de la mémoire d’un passé qu’ils n’ont pas personnellement vécu mais avec lequel ils ressentent un lien intime. C’est une « mémoire indirecte, fragmentée et secondaire qui symbolise pleinement le dilemme des enfants de deuxième génération : l’existence d’un passé qui leur échappe mais qui est constitutif de leur identité individuelle et familiale » (p. 64). Cl. Gorrara utilise toutefois cette notion pour analyser le récit non pas du descendant d’une victime, mais plutôt afin d’étudier le rapport trouble, empreint de culpabilité, qu’Alexandre Jardin entretient envers la mémoire de son grand‑père, chef de cabinet de Pierre Laval pendant le régime de Vichy, et qu’il explore dans Des gens très bien. Cette nécessité de rompre le silence sur le passé familial est également au cœur des deux œuvres étudiées par Marie‑Hélène Boblet, Les Disparus (The Lost) de Daniel Mendelsohn et L’Origine de la violence de Fabrice Humbert. Mais tandis que, pour A. Jardin, il s’agit avant tout de reconnaître les faits et d’endosser le déshonneur qui leur est associé, les œuvres analysées par M.‑H. Boblet cherchent à restituer la parole de victimes de l’horreur génocidaire afin de rétablir la transmission d’une mémoire familiale qui a été rompue. C’est donc pour faire obstacle à l’oubli que les œuvres étudiées par Cl. Gorrara et M.‑H. Boblet effectuent ce retour dans le passé familial.

Écritures de l’Histoire

5La partie centrale de l’ouvrage est consacrée aux « Écritures de l’Histoire », c’est‑à‑dire tant aux usages de l’Histoire que font les écrivains qu’à la mise en scène de celle‑ci. Les questions qui sous‑tendent cette seconde partie sont donc : comment inscrire le matériau historique au sein d’un récit et quelles libertés l’écrivain peut‑il s’accorder ? Comment, par ailleurs, écrire l’Histoire sans reconduire les clichés du roman historique ? Comme le remarque Chr. D. Lloyd, le roman historique oscille entre deux discours concurrents, l’Histoire et la littérature ; entre les exigences de vérité de l’Histoire et les impératifs commerciaux qui influencent bien souvent la production littéraire, il est selon Chr. D. Lloyd difficile de trouver un équilibre. Des questions d’ordre générique sont également au cœur de la réflexion d’Angela Kershaw, qui cherche à démontrer comment le roman Suite française d’Irène Némirovsky, écrit en 1942 mais paru en 2004, par le recours à la forme de l’ellipse, par le rejet de l’évasion du réel au profit d’un intérêt pour le savoir historique et par les questionnements relatifs aux limites de celui‑ci, appartient aussi bien à son époque de rédaction qu’à celle de sa publication.

6Ces interrogations épistémologiques sont au cœur du roman HHhH de Laurent Binet, qui relate l’assassinat du chef SS Reinhard Heydrich et sur lequel portent les contributions de Peter Tame et de Van Kelly. Pour P. Tame, la démarche de L. Binet, loin de le conduire à une plus grande rigueur historique, aboutit à une accumulation de détails superflus qui confondent le lecteur, ainsi qu’à des interventions oiseuses de la part du narrateur, auquel P. Tame attribue l’infamant qualificatif de polémiste. V. Kelly reprend cette dernière idée dans son article, mais en des termes bien différents. En effet, la lecture rhétorique qu’il propose du roman de L. Binet met en avant l’importance du discours épidictique dans HHhH, où l’on loue d’un côté l’héroïsme des assassins et où l’on blâme, de l’autre, la cruauté de Heydrich. V. Kelly insiste également sur l’usage d’un procédé qu’il nomme l’hypno‑énumération, « discours à mi‑chemin de l’apostrophe et du monologue intérieur, prenant une forme anaphorique incantatoire, mais qui nous permet de revivre l’événement […] aux côtés du narrateur […] » (p. 141). Ces deux points de vue diamétralement opposés mettent néanmoins en lumière le « paradoxe de la nouvelle génération d’écrivains français qui, se sentant de plus en plus éloignés de la période qu’ils traitent, cherchent des moyens appropriés pour s’en rapprocher » (P. Tame, p. 136).

7Les difficultés spécifiques à l’appréhension des crimes nazis sont explorées par Luc Rasson, qui se penche sur la représentation de personnages de bourreaux, reconduisant une question historiographique et morale qui a beaucoup préoccupé les historiens3, à savoir celle de déterminer si l’on doit tenter de normaliser ces crimes, de les mettre en contexte afin de les comprendre, ou alors seulement de les saisir par le blâme. Les œuvres étudiées par L. Rasson, Le Roi des aulnes de Michel Tournier et Les Bienveillantes de Jonathan Littell, proposent une solution de compromis, puisqu’il s’agit de « contextualiser […] non pas pour innocenter, mais au contraire pour réintroduire, in fine, une perspective morale qui serait ancrée dans la réalité du passé plus que dans la morale de la postérité » (p. 128). Cette vision nuancée de la culpabilité liée à la Collaboration est également soulignée par Anne Roche, qui insiste pour sa part sur le caractère fondamentalement ambigu des représentations proposées par Michel Séonnet dans La Marque du père et par Antoine Billot dans Portrait de Lorenzaccio en milicien, qui refusent de reconduire la « légende noire » de la Collaboration.

8Finalement, la question de l’écriture de l’Histoire soulève des enjeux particuliers lorsqu’il s’agit de rendre compte d’événements vécus au quotidien, dans l’incertitude de l’avenir, voire dans l’incompréhension d’un présent difficile à appréhender. C’est le cas des trois auteurs étudiés par Nathan Bracher, Irène Némirovsky, Léon Werth et Hélène Berr, dont les œuvres rédigées dans le contexte de l’Occupation rendent compte de ces difficultés, mais aussi de l’urgence de construire un legs pour la postérité. La question de la transmission de l’expérience se pose tout autrement dans Le Temps des morts de Pierre Gascar, auquel est consacré l’article de Pierre Schoentjes. Celui‑ci explique en effet comment deux versions de ce texte, parues à quarante‑cinq ans d’intervalle, sont bien éloignées sur le plan de la transmission : alors que la version de 1953 cherche à évacuer la dimension testimoniale par le recours à des formes esthétiques sophistiquées, la seconde version, au contraire, privilégie le concret afin de rendre compte de l’expérience de la guerre de manière plus immédiate.

Implications ou engagements

9La dernière partie de l’ouvrage, « Implications ou engagements », propose des réflexions liées à une interprétation et à un investissement personnels de l’Histoire, en s’attardant sur des œuvres qui mettent en œuvre une vision engagée — et parfois controversée — de l’Histoire. Les auteurs interrogent également le rapport entre passé et présent dans ces œuvres, l’un se trouvant souvent investi par l’autre. Ce faisant, ils soutiennent que les événements de la Seconde Guerre mondiale, loin d’être clos dans le temps, se prolongent dans l’imaginaire des écrivains où ils font écho à d’autres événements historiques.

10Si la réception de certaines œuvres a suscité la controverse, c’est souvent pour des motifs politiques aussi bien que pour des raisons d’ordre littéraire. L’étude de Catherine Douzou, consacrée à la pièce Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes de Jean Anouilh, en constitue une excellente illustration, puisque l’auteur y fait une analogie entre l’Épuration et la période de la Terreur. Toutefois, ce portrait historique, qui révèle les affinités d’Anouilh avec l’extrême‑droite, bien qu’évidemment discutable, « saisit avec justesse certaines reconfigurations de l’après‑Vichy et les transformations sociales de l’après‑guerre, qui sont peut‑être […] aussi douloureuses à accepter pour certains que le passé récent du pays » (p. 198). À l’opposé du spectre idéologique, La Rage de Jacques Panijel suscite néanmoins un malaise similaire, à l’intérieur de son propre camp. Pour Philip Watts, l’accueil hostile que la presse communiste a réservé au roman de Panijel en 1948 est non seulement lié à l’esthétique éclatée de l’œuvre, très éloignée des idéaux littéraires de l’époque, mais aussi au fait qu’elle représente la Résistance de manière violente et ambiguë, en rupture avec la vision héroïque qui domine dans l’immédiat après‑guerre. Ce sont également des enjeux politiques qui sont au cœur de l’article de R. J. Golsan, qui revient sur « l’affaire » Jan Karski, qui a éclaté en 2010, suite à la parution du roman de Yannick Haenel4. Pour l’auteur, ce n’est pas tant la part de fiction de l’œuvre qui pose problème, puisque l’auteur annonce celle‑ci d’emblée ; c’est plutôt l’interprétation politique mise en avant par Haenel qui, en insistant sur l’inaction des Alliés, amoindrit la responsabilité des Nazis, véritables coupables de la Shoah. C’est également la position d’H. Rousso qui, dans l’entretien qu’il accorde à R. J. Golsan, qualifie la démarche de Y. Haenel d’« irresponsable » (p. 164).

11La question des manipulations que la littérature fait subir à l’Histoire est donc au centre de la dernière partie de l’ouvrage, comme l’illustre par ailleurs Margaret Atack, dont l’article est consacré aux représentations hétéroclites du Groupe Manouchian — d’abord outil de propagande nazie servant à dénoncer ce que l’occupant nomme le banditisme juif en France avant d’être repris pour illustrer l’héroïsme de la Résistance —, qui mettent en lumière, d’après M. Atack, la manière dont le passé se construit à travers des discours multiples, parfois concurrents, et « étalent au grand jour le travail de production de signification » (p. 176). Sara Kippur insiste quant à elle sur la question de la communication liée à l’expérience des camps. Prenant pour exemples les pièces Gurs de Jorge Semprun et Les 7 possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz d’Armand Gatti, S. Kippur s’attache à démontrer comment la forme théâtrale, grâce au recours au dialogue, permet d’envisager l’espoir de se comprendre malgré le caractère extrême et incommunicable de cette expérience.

12Enfin, les trois dernières études de l’ouvrage explorent la question de l’écriture de la Seconde Guerre mondiale par le biais de ses prolongements historiques, en particulier la guerre d’Algérie. En effet, si les deux conflits ne sont pas réellement liés au niveau strictement historique, ils sont au contraire souvent indissociables sur le plan de la mémoire, l’un faisant écho à l’autre. Selon Debarati Sanyal, ces carrefours « témoignent d’un besoin croissant de penser la Shoah à travers une pluralité de perspectives, selon des modes qui en lient la mémoire à d’autres histoires, afin de stimuler des engagements politiques actuels » (p. 216). Ce dernier aspect est dangereux aux yeux de D. Sanyal, puisqu’il mène à une banalisation et à une instrumentalisation de l’Histoire. Mais, comme le souligne Catherine Brun dont le texte se penche sur les analogies qui ont été faites entre la guerre d’Algérie et l’héritage de la Résistance — revendiqué par les deux camps —, on aurait tort de ne voir dans cette récupération qu’une manipulation du passé ; il faut plutôt l’envisager comme une preuve que la mémoire de ces événements continue de vivre dans les esprits et de servir de repère, puisque « [l]es mémoires se concurrencent de fait moins qu’elles ne se sédimentent, se déposent et s’entrelacent » (p. 231). De plus, comme l’évoque Lynn Higgins, l’absence d’un discours officiel relatif à la guerre d’Algérie fait en sorte que la figure du témoin devient essentielle à cette Histoire, et que par conséquent le recours à la mémoire et à l’analogie permet de combler cette lacune.


***

13Au terme de ce parcours, on ne peut que donner raison aux auteurs de l’ouvrage lorsqu’ils affirment avoir voulu éviter de donner une fausse impression de consensus, au risque toutefois d’une certaine dispersion : les questions traitées dans Mémoires occupées suscitent un engagement de la part des intervenants dont les études invitent au débat, en présentant des œuvres controversées, en proposant des analyses audacieuses, à contre‑courant d’une interprétation conventionnelle, et en faisant place à des textes qui offrent des points de vue concurrents d’une même œuvre. Or, malgré les divergences d’opinions, un consensus semble néanmoins se profiler en ce qui concerne la question des rapports entre fiction et Histoire, puisque les auteurs s’entendent globalement sur le fait que la littérature peut, sans poser de problème sur le plan éthique, utiliser, inventer ou littérariser les événements historiques, à la condition que cette fictionnalisation ne serve pas à détourner le sens de l’Histoire, comme on l’a vu notamment dans le cas de Jan Karski.

14Car, la littérature, même lorsqu’elle traite de l’Histoire, ne relève pas pour autant de l’historiographie et ne saurait être soumise aux mêmes exigences. Elle ne cherche pas à fixer le savoir historique, mais fait plutôt place aux lectures subjectives du passé qui révèlent une vérité autre que la vérité historique, une vérité individuelle, propice aux errances de la mémoire, et ouvre un espace de débat qui se prolonge et se renouvèle jusqu’à aujourd’hui.