Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Décembre 2014 (volume 15, numéro 10)
titre article
Roberta Agnese

Guetter les catastrophes, parler au présent historique. Pasolini vu par Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Fables du temps », 2014, 112 p., EAN 9782707323392.

Alors il conviendrait sans doute de remarquer que l’appel à la pensée se fit entendre dans l’étrange entre-deux qui s’insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs et les témoins, les vivants eux-mêmes, prennent conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore. Dans l’histoire, ces intervalles on montré plus d’une fois qu’ils peuvent recéler le moment de la vérité.
Hannah Arendt, La Crise de la culture

1Voir venir la catastrophe est un geste qui entraîne une certaine « temporalisation du temps1 » — en nommant les apocalypses à venir, devins et prophètes opérèrent une première scansion des temps, vectorisée vers une fin, momentanée ou définitive. Cet acte, celui de voir la catastrophe, met en scène et en relation les trois dimensions du passé, du présent et du futur : agir dans le présent en modifiant le passé pour que la catastrophe ne se produise pas dans le futur, ou bien se préparer dans un présent de malheur à une fin inévitable, à un futur porteur de changements irréversibles — nouvelle ère, nouveau temps.

2Sentir le grisou de Georges Didi-Huberman est une tentative, ou pour mieux dire un essai, de comprendre ce que voir la catastrophe peut vouloir dire aujourd’hui, en choisissant pour ce faire une position temporelle déterminée : non pas tout simplement celle du présent, mais celle, moins étendue mais bien plus « épaisse », de l’imminence, du tout dernier instant avant la crise. Être installé dans le temps, dans son temps, et essayer de voir, depuis sa propre position, ses détournements, ses tremblements ; être « vigilants aux catastrophes qui s’annoncent » (p. 11), se placer à la charnière des temps, entre passé, présent et futur. C’est du même coup comme une tentative de voir le temps, de le comprendre.

3Sentir le grisou, c’est sentir la catastrophe : gaz inodore et incolore, le grisou est un gaz de mine extrêmement dangereux qui a déjà causé des explosions violentes. Les mineurs, dans le passé, utilisaient « des oisillons en cage. Quand ils se mettaient à trembler ou à gonfler leur plumage, on sentait — ou on pensait voir — venir le moment du danger » (p. 26). Le grisou devient alors l’allégorie nouvelle d’un temps condensé dans l’imminence de l’événement catastrophique, d’un temps qui nous demande d’être vigilants.

4La perspective ici n’est pas, bien évidemment, celle de ces « premiers temps » des prophètes et des devins qu’on a évoqués plus haut, en référence aux travaux de François Hartog. Les outils employés par G. Didi-Huberman sont plutôt ceux auxquels ce philosophe et historien de l’art nous a habitués depuis longtemps : dans l’urgence de comprendre l’histoire et le présent, quel meilleur instrument que le montage d’images et de motsqui, dans une perspective benjaminienne, rapproche lisibilité (Lesbarkeit) et visibilité (Sichtbarkeit) ?

« Reprendre dans l’histoire le principe du montage2 »

5L’intérêt de G. Didi-Huberman se porte ici à La Rabbia (1963) de Pier Paolo Pasolini, « bouleversant montage poético-documentaire sur l’état — historique, anthropologique, politique, esthétique — du monde contemporain » (p. 34), un intérêt qui s’inscrit dans la ligne des questionnements déjà soulevés en 2009 dans Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire I, à propos du Kriegsfibel et de l’ABC de la guerre, de Bertolt Brecht. Dans ce texte, la problématique au cœur des réflexions de G. Didi-Huberman était déjà la possibilité d’accéder au savoir historique par le biais d’une voie différente, à savoir la possibilité d’une connaissance par le montage : « Le montage instaure en effet une prise de position — de chaque image vis-à-vis des autres —, et celle-ci, à son tour, place le recueil iconographique lui-même dans la perspective d’un travail inédit de l’imagination politique3 ». Dans ce travail de montage, « l’imagination devient une technique — un artisanat, une activité de mains et d’appareils — à produire de la pensée dans le rythme incessant des différences et des relations4 » : on y trouve un savoir constructif et une action performative qui opère sur le temps, qui « façonne » le temps (ce mot est utilisé dans la quatrième de couverture, ce n’est une véritable citation du texte).C’est là justement — après La Survivance des lucioles — qu’a lieu cette nouvelle rencontre avec Pasolini et sa colère poétique, qui se traduit dans le frémissement des images-oisillons qui font son documentaire. S’il n’y donc a pas de véritable nouveauté au niveau des thèmes abordés, il est pourtant intéressant de voir comment l’outillage conceptuel de G. Didi-Huberman devient au fur et à mesure un instrument interprétatif d’objets nouveaux, tout en approfondissant la compréhension du montage et de ses possibilités.

6La Rabbia est un film documentaire, un montage poétique ou encore une poésie filmique, réalisé par Pasolini suite à la proposition du producteur Gastone Ferranti, (principalement) à partir de 90 000 mètres de pellicule du ciné-journal Mondo Libero. L’histoire est bien connue, et l’ouvrage nous offre aussi les repères nécessaires. Il faut plutôt souligner que la « lecture suivie » du film que nous offre G. Didi-Huberman est toujours faite à partir de ses propres références (Kracauer, Brecht, Benjamin, Eisenstein) et qu’elle situe le travail de Pasolini « dans la longue durée du montage documentaire » (p. 43). G. Didi-Huberman donne ainsi au film une « puissance » (p. 45) de vue sur le contemporain, une puissance à la fois poïétique et poétique, capable de réarticuler en mots et en images l’actualité, de réactiver un sens pour l’histoire qu’il raconte. Le Pasolini de G. Didi-Huberman est un artiste qui se situe à la fois dans son temps et dans l’imminence d’un temps nouveau, dans la suspension du présent pour « voir le temps qui vient », pour « démonter le présent en remontant vers le passé, en remontant le passé, en délivrant là quelque indice pour le futur » (p. 26). Pasolini est ici le poète qui façonne le temps par le montage pour atteindre une nouvelle compréhension de son présent ; c’est le poète qui voit le temps, qui voit la catastrophe arriver ; il sent, il ressent poétiquement le mauvais air du temps :

Pourquoi notre vie est-elle dominée par le mécontentement, par l’angoisse, par la peur de la guerre, par la guerre? Pour répondre à cette question, j’ai écrit ce film sans suivre de fil chronologique ni même logique. Mais simplement mes raisons politiques et mon sentiment poétique5.

Un montage décliné au présent historique

7Le montage de La Rabbia (montage d’images et de mots en poésie et en prose, dont Pasolini est également l’auteur) est un poème élégiaque pour un monde d’autrefois, où s’entremêlent des prises de position idéologiques et des lamentations funèbres exprimant la fureur « désespérée » (p. 81) du poète. On y retrouve d’ailleurs un chant pour des mineurs italiens morts suite à un coup de grisou. En faisant appel à des survivances et à des anachronismes — celle du poème Liberté de Paul Éluard, par exemple, actualisé par Pasolini — La Rabbia semble mettre en scène l’analogie, formulée par l’intellectuel italien lui-même et reprise dans Sentir le grisou, qui relie le montage à la mort.

Mais à partir du moment où intervient le montage, c’est-à-dire quand on passe du cinéma au film […] le présent se transforme en passé […] un passé qui pour des raisons immanentes à la nature même du cinéma, et non par choix esthétique, apparaît toujours comme un présent (c’est donc un présent historique). Mourir est donc absolument nécessaire, parce que, tant que nous vivons, nous manquons de sens […]. Le montage effectue donc sur le matériau du film […] la même opération que la mort accomplit sur la vie.6

8Pourtant, comme l’explicite G. Didi-Huberman au moment de confronter sa lecture du film aux textes théoriques de Pasolini sur le cinéma, cette analogie porte en elle-même une « ambiguïté fondamentale » (p. 90).

D’un côté, le cinéma est affaire de vie, de « syntagmes vivants » qui se meuvent sous nos yeux, s’émeuvent eux-mêmes et nous émeuvent en retour de leur mouvement […]. Mais, d’autre côté, il faut bien reconnaître que l’être lui même et sa « réalité » (realtà) sont voués à l’ambiguïté ou le paradoxe de cette donnée fondamentale qu’est l’écoulement ou le « passage du temps » […]. Il faudra donc, à la reconnaissance des « syntagmes de vie », ajouter ou ajointer la considération d’un paradigme de mort qui traverse toute notion à se faire — et toute pratique à constituer — d’un « cinéma de poésie. » (ibid.)

9Le montage, dans cette lecture pasolinienne, agit avec et sur le temps, il agit sur le présent en l’achevant sous une forme accomplie et douée d’un sens (comme la mort fait avec la vie). Mais comment alors tenir compte du fait que, plutôt qu’achever un sens une fois pour toutes, le montage rend disponible le matériel du réel à des formulations toujours nouvelles ? Comment rendre compte de l’énergie dionysiaque, décrite par Eisenstein7 et évoquée ici par G. Didi-Huberman, ce recommencement de la danse même si « Dionysos s’est trouvé mis en morceaux, comme découpé en rushes épars » (p. 92)?

10Pour G. Didi-Huberman, le cinéma de Pasolini est un cinéma de poésie ancré dans la réalité, un montage de rimes et de mots (je vous propose de réintégrer cette phrase, c’est important souligner le fait que la poésie de Pasolini soit fondée, basée, ancrée dans la réalité), qui monte les images et les agence rythmiquement comme des mots — mots qui résistent, qui pleurent, qui restent suspendus, qui remémorent. Ces mots que l’auteur voit dans les chants funèbres de La Rabbia garantissent, ainsi articulés les uns aux autres et eux-mêmes aux images, une forme de survivance, sans pour autant succomber à la nostalgie. « C’est, en somme, comme s’il revenait au montage de prendre acte de la mort pour la démontrer en remontant la vie même » (ibid.). Il revient, en somme, à la poésie : « forse solo una canzone può dire8 ».


***

11Si l’analyse de G. Didi-Huberman peut étonner par l’absence de mise en perspective critique d’une figure complexe comme celle de Pasolini, elle intéresse par son rapprochement du montage et de la poésie, présentés comme les bifurcations possibles de la rage propre au poète guetteur, détecteur des temps. L’ouvrage de G. Didi-Huberman montre bien la capacité qui a été celle de Pasolini, à se faire interprète du passage d’une époque à une autre, à décrire ce passage par le biais d’une imagination politique qui serait, selon l’historien de l’art, la monteuse par excellence9. Ce qui émerge de Sentir le grisou est la volonté « révolutionnaire » de Pasolini, sa vision parfois prophétique alors qu’il invitait avec La Rabbia à opposer un refus contre ce qu’il appelait la normalité, à rester délibérément dans un état d’urgence10, à se rendre attentif au frémissements des oisillons, de manière à s’adresser (ce n’est pas ce que je voulais dire: je voulais exprimer l’idée d’un discours décliné, prononcé selon ce mode verbal) au présent historique (p. 91), temps propre du cinéma, métaphore efficace de la dimension temporelle, profonde et pluriperspectiviste dégagée par le montage.