Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Décembre 2014 (volume 15, numéro 10)
titre article
Sophie O’Connor

Les antinomies de la pensée néoclassique

Élodie Saliceto, Dans l’atelier néoclassique. Écrire l’Italie, de Chateaubriand à Stendhal, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2013, 551 p., EAN 9782812412776.

1Dans la version remaniée de sa thèse de doctoratintitulée Dans l’atelier néoclassique, Écrire l’Italie de Chateaubriand à Stendhal, Élodie Saliceto analyse la syntaxe, le lexique et la rhétorique d’œuvres littéraires (guides et récits de voyage, essais et romans) écrits sur l’Italie de 1790 à 1820, entre la Révolution et la Restauration. Elle théorise le concept « néoclassique », et l’applique à ces publications, dont les trois auteurs fondamentaux retenus sont Chateaubriand, Stendhal et Mme de Staël. Chez ces auteurs, elle s’interroge principalement sur la représentation de Rome, foyer international de la pensée néoclassique, représentée par les sculptures de Canova, pures, simples et sans ornement, achevées à la lime. É. Saliceto s’intéresse à la redécouverte de l’Antiquité en France et à la relation entretenue entre ce pays et l’Italie, au travers de thèmes tels que le Grand Tour et le voyage d’Italie, les découvertes archéologiques d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748), la naissance de la science esthétique en Allemagne, la conscience patrimoniale et le musée moderne.

La littérature néoclassique

2Le corpus d’œuvres littéraires sélectionné par É. Saliceto comprend des récits et des guides de voyage, écrits lors du Grand Tour ou du voyage d’Italie, comparables, en peinture de paysage du xviiie siècle, à la vue d’après nature, ou au caprice d’Hubert Robert, une synthèse d’architectures modernes et antiques. Ces genres s’inscrivent dans le registre du pittoresque — qui désigne, au xviie siècle, des sujets dignes d’être peints — aux références bucoliques, idylliques, pastorales ou élégiaques, qui remontent à la Grèce antique, à l’Arcadie ou au locus aomenus, souvent associé au printemps. Le corpus néoclassique d’É. Saliceto englobe également des ouvrages historiographiques écrits par des antiquaires à partir de descriptions de bribes ou de ruines de sites archéologiques tels que ceux d’Herculanum, de Pompéi ou de Paestum (1750), mêlées d’érudition et d’imagination, ouvrages qui annoncent la science historique de 1820. Il contient encore des essais sur l’esthétique, science née en Allemagne en 1750, alors qu’en France on parle de « poétique », de « goût » ou de « style ».

Le concept « néoclassique »

3En 1972 a lieu à Londres une exposition intitulée L’Âge du néo-classicisme avec des chefs d’œuvre des années 1750 à 1850. Le concept questionne la relation entretenue entre les œuvres de cette période et l’Antiquité, les maîtres italiens de la Renaissance, dont Raphaël, et le classicisme de Poussin, qui est une référence. Il ne se confond toutefois pas avec celui d’« académisme », qui sous-entend un certain traditionalisme ou conservatisme, car le génie néoclassique respecte et imite l’harmonie, l’équilibre et la mesure des Anciens et des Classiques, tout en renouvelant cette esthétique. É. Saliceto rajoute qu’il réactualise le mythe de Prométhée et l’idée de régénération sous le feu sacré des Anciens. E. Francalanza, dans un article intitulé : « Le Préromantisme : une notion opératoire ? », préfère parler d’inventions par emprunts, transferts, assimilations et adaptations.

4Le néoclassicisme réagit au rococo et annonce le romantisme. Pendant l’époque post-révolutionnaire, il se confond avec le préromantisme ou le Sturm und Drang allemand. Selon Stendhal, le maître du néoclassicisme David, lorsqu’il donne une émotion que les gens réclament, et lorsqu’il s’adapte au tempérament national, est en fait un Romantique moderne qui a su inventer un nouveau style, que Stendhal oppose au classique, qui plaît aux arrières-grands-pères.

Historique de la redécouverte de l’Italie moderne & antique

5É. Saliceto situe cet engouement pour l’Antique et l’Italie de 1790 à 1820, de la Révolution à la Restauration, dans le prolongement de la tradition initiée au xviie siècle par Louis XV et le comte de Caylus, collectionneur de céramiques antiques qui réhabilite le goût grec. C’est durant ce siècle que Mazarin fonde l’Académie royale de peinture et de sculpture (1648), dont les théoriciens Roger de Piles, Charles Le Brun et André Félibien jugent supérieur la peinture d’histoire à tous les autres genres picturaux et le dessin au coloris, car le dessin réalise une idée, tandis que le coloris est sensuel. Charles Le Brun parle aussi de grand goût « classique ». Pour étudier les Anciens et les Modernes, est fondée l’Académie de France à Rome (1666), logée depuis 1803 à la Villa Médicis. En Angleterre, en 1814, lord Elgin encourage de nouvelles études sur l’Antique, lorsqu’il ramène à Londres les marbres du Parthénon.

6Au xviiie siècle, Louis XVI, assisté du comte d’Angivillier, condamne les sujets galants et remet à l’honneur la peinture d’histoire aux sujets moraux et sérieux de sources littéraires (Virgile, Homère, La Jérusalem délivrée (1581) du Tasse, Tite-Live et Tacite) ou qui font référence à l’histoire nationale. Ils nomment Vien, considéré comme le père du néoclassicisme, directeur de l’Académie de France à Rome. En 1793, les académies des beaux-arts sont supprimées, mais, sous l’Empire, Napoléon réorganise en Italie des académies à Milan, Bologne et Venise, réhabilite la peinture d’histoire, et ramène en France des œuvres modernes et antiques saisies en Italie.

Les notions de « beau » & de « génie »

7Les concepts de « goût » et de « style » sont inventés au xviiie siècle, et liés à ceux, plus anciens, de « génie » et de « beau ». Le « beau », au xviiie siècle, n’imite pas la réalité. Il désigne l’art de choisir et de cacher, ou de faire des réunions, pour satisfaire un idéal éthique et esthétique réalisé dans la statuaire antique gréco-romaine ou l’architecture dorique.

8Il peut aussi être une pure conception mentale qui fait appel soit à l’imagination, soit au souvenir du ciel, définition qui s’appuie alors sur la théorie de la réminiscence. Dans un contexte religieux, le beau est l’allégorie du divin. Il rend visible l’invisible, et s’apparente à un ton vrai, au bien et à la vertu. Selon Winckelmann, le beau est un idéal, et l’allégorie mène à la beauté. Il parle aussi de grâce parfaite. Le concept présuppose alors une conception néoplatonicienne germanique du monde. Est-ce que le beau idéal est variable ou universel, est-ce que c’est uniquement sa réalisation plastique qui change ? De 1800 à 1820, le romantisme, le nationalisme, le relativisme et la littérature comparée remettent en cause l’existence d’un beau universel. Les Romantiques soutiennent que le modèle du beau idéal n’est pas le même pour toutes les nations.

9La notion de « génie » désigne, au xviiie siècle, un respect des Anciens et des maîtres italiens de la Renaissance, notamment de Raphaël, allié à un renouvellement de ces anciennes formes, tandis qu’à l’époque romantique, le concept est associé à la folie et au malheur. É. Saliceto conclut que la définition de ces notions dépend du contexte politique et moral dont elles sont issues, et de la réception des œuvres d’art étudiées.

La science de l’esthétique

10Winckelmann, considéré comme le père de l’histoire de l’art moderne, n’oriente pas sa pensée autour de la vie des peintres, à la différence de Vasari, mais fait dépendre l’esthétique du politique. Dans Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764), il distingue quatre périodes, qu’il fait correspondre à quatre styles et à quatre régimes politiques. Il adapte à sa périodisation des styles antiques le schéma évolutionniste de la naissance, de l’épanouissement et de la décadence, dont il situe l’apogée dans la démocratie athénienne. Le siècle de Périclès engendre, selon Winckelmann, des statues d’un beau idéal de simplicité, d’harmonie et d’équilibre.L’esthète place Mengs, le plus grand peintre de son temps, dans la lignée de Raphaël, le seul artiste à avoir compris l’Antiquité.

11La science esthétique de Winckelmann, de Diderot et de Quatremère de Quincy a comme origine les sensualistes Locke et Condillac. En effet, Winckelmann confère au sentiment (ou à la sensation) un rôle essentiel, tandis qu’en 1765 Diderot explique que le beau naît de la sensibilité qu’il sait émouvoir. Annie Becq explique que chez ces esthètes, c’est la rationalisation du sensible (ou du sentiment) qui mène à la connaissance du vrai1, si bien qu’É. Saliceto refuse d’accoler les adjectifs « froid » au (néo)classicisme et « émotionnel » au romantisme.

Néoclassicisme — Romantisme

12É. Saliceto relève d’autres antinomies dans la littérature de voyage, les thèses sur l’origine du romantisme et les débats autour de la traduction littéraire, qui remontent à la Querelle des Anciens et des Modernes (1687). Faut-il imiter fidèlement les Anciens ou adapter au monde moderne et renouveler les traductions, les arts et les lettres ? Est-ce que les Anciens sont archaïques ou des modèles à suivre, et les Modernes progressistes ou décadents ? Dans la littérature de voyage s’opère une distinction entre le Nord moderne anglais et le Sud classique italien, différence justifiée par la théorie des climats. Dans les thèses sur l’origine du romantisme, une opposition est relevée entre le christianisme moderne et l’Antiquité ancienne et païenne. Selon Chateaubriand, dans Génie du christianisme, ou beautés de la religion chrétienne (1802), et Mme de Staël, le christianisme et le mysticisme, qui a amélioré la connaissance de l’âme, mènent au romantisme. Chateaubriand ajoute que la nature des Chrétiens, sans faunes, satyres ou nymphes de la mythologie antique, devient plus sublime, surtout lorsque ceux‑ci placent Dieu dans la nature. Burke, dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, traduit de l’anglais en français en 1765,fait naître le sublime du « frisson délicieux » éprouvé à la vue de la montagne ou de gouffres, autant de locus horribilis à l’origine du romantisme. É. Saliceto propose la notion de « synchrétisme » opéré entre le monde antique et le monde moderne, vocable justifié par le rappel qu’en 1462 Pie II interdit le prélèvement d’objets sur des monuments païens et leur transfert sur des édifices chrétiens.

Le patrimoine & le musée moderne

13Dès 1790, le patrimoine, en plus d’être un bien matériel, correspond aussi à des valeurs morales ou culturelles léguées par des ancêtres, à préserver, notamment dans le musée moderne.

14Suite à la Révolution française et à la destruction des symboles religieux et de ceux de l’Ancien Régime, l’abbé Grégoire se positionne contre cet iconoclasme et en faveur de la conservation et de l’inventorisation de ces objets dans des lieux neutres, tel que le musée moderne, notamment celui des monuments français d’Alexandre Lenoir. Sous le Premier Empire, Stendhal fait un travail d’inventaire au Musée Napoléon, L’Inventaire Napoléon (1810-1815). Mais, que garder, comment conserver et comment restaurer ? É. Saliceto se réfère à Aloïs Riegl2 et distingue la valeur d’ancienneté, sorte de dégradation, de la valorisée historique, dotée de plus de poids car scientifique et authentique. Avec l’exemple de l’intervention de Thorvaldsen sur des statues antiques, É. Saliceto aborde le problème soulevé par la restauration qui peut correspondre à des ajouts sur l’œuvre authentique et à sa transformation, et donc à la perte de la valeur historique, la plus importante selon Riegl.

15Suite au traité de Talentino et à la saisie d’œuvres italiennes antiques et modernes — notamment le Laocoon, l’Apollon du Belvédère et La Transfiguration de Raphaël, placée au-dessus de tout par Stendhal — et à la volonté de faire de Paris une nouvelle Athènes, Quatremère de Quincy dénonce la décontextualisation des œuvres d’art, qui doivent rester dans leur lieu d’origine. Cependant, les défenseurs du musée rétorquent que l’éclairage zénithal et latéral permet d’imiter la lumière d’Italie et d’apprécier correctement les œuvres exposées. Les antiques du Louvre étaient aussi parfois admirés grâce à un éclairage nocturne, à la lueur de flambeaux ou de lampes. La réflexion muséographique inclut donc très tôt l’engagement visuel et kinesthésique du spectateur moderne. É. Saliceto n’aborde toutefois pas la question de la restitution des œuvres d’art, si ce n’est en conclusion, où elle mentionne le départ du Louvre de quelques statues, notamment de l’Apollon, à l’automne 1815, qui s’effectue sans trop d’émoi.


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16Élodie Salicato termine son ouvrage par une tentative de redéfinition du concept « néoclassique », dans le but de réévaluer les œuvres de cette période et de les voir autrement. Elle insiste sur le constat que la représentation de l’Italie de Chateaubriand à Stendhal ne s’agit pas d’une description, mais d’une élaboration culturelle régie par des codes esthétiques néoclassiques en guerre contre l’académisme. Les œuvres néoclassiques sont modernes et innovantes, sans toutefois rompre avec le passé, et le concept « académisme » les apprécie mal, surtout celles de Canova et de David, qui étaient révolutionnaires en leur temps, et ceci, grâce aux échanges entre l’Italie et la France. En conclusion, elle cite un passage de Pascal Griener formulé dans le domaine de l’histoire de l’art, et propose de l’appliquer à la littérature : « La vigueur de notre discipline repose sur notre capacité à remettre sans cesse en question les catégories avec lesquelles nous façonnons le temps pour le rendre intelligible3 ». Autrement dit, l’histoire du style ne peut se faire sans l’histoire de la réception.