Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Décembre 2014 (volume 15, numéro 10)
titre article
Stéphane Massonet

Foucault & la littérature

Michel Foucault, La Grande Étrangère. À propos de littérature, édité et présenté par Philippe Artières, Jean-François Bert, Mathieu Potte-Bonneville & Judith Revel, Paris : Éditions de l’EHESS, coll. « Audiographie », 2014, p., EAN 9782713223860.

1Il y a toujours eu quelque chose d’inquiétant qui ne cessait de circuler entre les titres de ses livres : Histoire de la folie, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir ou L’Ordre du discours. D’emblée, c’est un grand styliste qui s’impose dès les premières pages, avec ces étonnantes images d’ouverture comme la Nef des fous qui sillonne sur les canaux flamands emportant de ville en ville sa cargaison d’insensés, l’arabesque des regards qui traversent une toile de Vélasquez pour venir se résorber dans un petit miroir improbable au fond d’une pièce ou encore le supplice de Damiens le régicide. Images inquiétantes qui rôdent au seuil de livres d’épistémologie sur nos modes de savoirs et sur l’histoire de nos idées. Images qui cernent nos connaissances et nos pratiques de l’autre, du corps, du langage ou de la folie. Images qui inspirent toute une stylistique, le grand style classique au service d’une pensée baroque. Un style qui relève de « par sa splendeur et sa précision, qualités apparemment contradictoires1 », une nature double, inquiétante qui risque d’entamer le savoir auquel elles convient le lecteur. Enfin, ces images ne cessent de se dédoubler en des sortes de montages qui amènent le lecteur à questionner chez Foucault le rapport complexe qui se cristallise entre ces tableaux et l’écriture entendue comme un certain usage de la littérature.

2Loin d’être absente des préoccupations du philosophe, la littérature s’est comme retirée, voire effacée d’un certain horizon de pensée tout en y inscrivant la trace d’un écart ou d’une rupture qui ne cesse de se dédoubler et se déplacer à travers les textes de Foucault. Dans la foulée de son Histoire de la folie devait suivre sa lecture de Raymond Roussel, qui prolonge et dédouble les réflexions autour de la folie et du langage pour aboutir à cette littérature qui produit du langage en folie. La dispersion du langage qui caractérise la fin de l’âge classique dans Les Mots et les Choses était redevable de ce décalage du langage par rapport à lui‑même, donnant ainsi naissance à la philologie, à la critique et à la littérature, tandis que cet ébranlement engendrait la découverte de la transgression comme expérience‑limite chez Georges Bataille ou encore de cette pensée du dehors chez Maurice Blanchot. En retour, de telles lectures inspirent une autre figure de style : celle de la disparition de l’homme annoncée dans les dernières lignes du livre Les Mots et les Choses et qui était un collage à partir de sa lecture de Bataille2.

3De toute évidence, ce jeu d’écart et de dédoublement entre savoir et littérature trouve son origine dans l’opposition entre les deux bibliothèques de sa jeunesse : celle de son père, médicale et scientifique donc interdite, et celle de la mère, ouverte et fondamentalement littéraire. Dans la présentation de La Grande Étrangère, un ensemble d’entretiens et de conférences sur la littérature, Philippe Artières et les éditeurs Jean‑François Bert, Mathieu Potte‑Bonneville et Judith Revel rappellent l’importance de cette histoire du lecteur que fut Foucault pour comprendre son rapport complexe et stratégique à la littérature. Celui‑ci s’aiguise en passant ensuite par la bibliothèque de l’École normale supérieure et plus tard celle d’Uppsala ou de Varsovie. En regroupant donc différents textes sur la littérature qui datent de 1963 à 1971, il s’agissait de partir de l’hypothèse d’une esthétique foucaldienne3 qui prend corps dans les extensions imaginaires de ces bibliothèques. Ainsi en rappelant que Foucault fut un grand lecteur, il devenait possible de compléter cette bibliothèque littéraire qui hantait ses livres. Aux côtés d’auteurs comme Borges, Cervantès, Roussel, Sade ou encore Blanchot et Bataille, il fallait rappeler les lectures marquantes comme celles de Saint‑John Perse, Kafka, Proust, Joyce, le nouveau roman, Tel Quel ou encore Beckett, dont la découverte fut bouleversante. Une telle pléiade ouvre de nouvelles suites à travers l’écriture de Foucault, qu’il faut dénouer pour voir comment ce « souci de la littérature » va se transformer en un certain « usage de la littérature ».

4Les textes rassemblés dans La Grande Étrangère proposent avant tout des communications ou des entretiens, textes audibles qui laissent entendre autrement, à partir d’une géographie de l’oral, les grands thèmes des années soixante qui ont préoccupé Foucault. Tout d’abord la folie et plus spécifiquement la manière dont certains écrivains ont tenté de redistribuer les rapports entre folie et langage. Ensuite la naissance de la littérature qui apparaît comme une déchirure au sein des nouvelles positivités du savoir et enfin une conférence sur Sade dont l’écriture de la nouvelle Justine est lue à partir de son rapport à la vérité, au discours et au livre. Ce dernier texte articule comme une forme de clôture d’un certain rapport de Foucault à la littérature. Il présente une transition entre la figure sadienne des années soixante qui, sous le signe de la triple lecture de Blanchot, Bataille et Klossowski, est apparu comme un grand transgresseur et donc le libérateur du désir et d’une certaine économie de l’écriture, et celle des années soixante‑dix où Sade, avec « la méticulosité, le rituel, la forme de cérémonie rigoureuse4 » de ses scènes, prend d’emblée la figure plus triste et plus policée voire comptable de sergent du sexe.

5Ce passage de la figure du grand transgresseur vers celui de l’érotomane disciplinaire montre donc comment Foucault tourne définitivement le dos à une certaine sacralisation littéraire, qu’il n’a pas pour autant hésité à partager jusqu’à un certain point. Un tel passage cadre l’enjeu même du débat avec la littérature. Il montre d’une part que la « grande étrangère » était à la fois « une passagère clandestine » que Foucault n’hésitait pas à embarquer dans bon nombre de ses lectures et de ses écrits, qu’elle ne cessait de l’accompagner à travers un étrange jeu de disjonction et de subversion qui engendrent des désordres et des effets de rupture dans le monde du discours. Bref, la littérature offre au philosophe « une matrice de changement, un opérateur de métamorphose » (p. 14) qui permet de déployer les figures étranges et inquiétantes au sein des grands partages qui ordonnent nos discours. Elle est tributaire de cette pensée du dehors que Foucault découvre chez Blanchot. D’autre part, cette clandestinité est datée. Elle sera bientôt abandonnée dès que Foucault délaisse l’analyse des discours pour celui de nos pratiques, dès que Foucault repense autrement l’objet de ses réflexions ou encore se tourne vers la question du pouvoir. Ce sera à partir de ce tournant qu’il abandonne cette figure du dehors et qu’une pensée de la différence émerge au sein de l’histoire. Ainsi, en parcourant les trois temps de La Grande Étrangère, de la folie littéraire à la naissance de la littérature et enfin la vérité de cet infini ressassement du désir chez Sade, nous sommes invités à parcourir cette expérience limite de l’extériorité qui émerge dans les déchirures du langage. Ce dehors n’est rien d’autre que cette dispersion scintillante de l’absence dans laquelle se jouent les variations et les répétitions d’un langage qui se met hors de soi.

Silence, folie & littérature

6Sous le thème du silence des fous, il s’agissait moins de rendre compte de ce retrait de la parole des fous que Foucault avait tenté de décliner ailleurs comme une absence d’œuvres que de laisser la littérature s’enrouler autour de ce geste central que fut le grand renfermement étudié dans son Histoire de la folie. La littérature ou plutôt la folie littéraire devenait donc un lieu d’accueil de cette parole de la folie, un lieu où Foucault peut suivre ses différentes formes d’apparition et ses modes de rupture avec la raison dominante. En retraçant les différents lieux où la folie émerge, du Roi Lear à Don Quichotte ou du Neveu de Rameau à Sade ou encore à travers la fameuse correspondance d’Artaud avec Rivière, l’espace littéraire permet de saisir des configurations et des protocoles bien particuliers au sein même du langage qui ne cesse de filtrer et de censurer la folie tout en lui permettant de redéfinir les rapports entre langage et folie.

7Si la grande scène de « l’amère et douce démence5 » du Roi Lear de Shakespeare nous offre encore un parfait exemple de cette folie qui se tient au seuil de la mort, qui se dit et se reconnaît comme une expérience pleinement tragique, voire dionysiaque de la folie en cette fin de Renaissance, on aperçoit déjà dans l’édifice quelques fissures avec Don Quichotte, dont l’ombre rôde dans les premiers chapitres de Histoire de la folie et de Les Mots et les Choses. Cette faille nous vient du fin fond de la nuit où la folie se mêle « à toute les complaisances de l’imaginaire6 ». C’est cette imperceptible déchirure d’où il entrevoit sa folie qui en fait une figure d’ouverture, représentant de cette fin de la Renaissance qui va bientôt céder la place à l’âge classique. Ainsi lorsque Foucault rappelle la mort de Don Quichotte, qui vécut follement probablement pour savoir mourir avec sagesse, il conclut : « c’est que maintenant la folie et la conscience de la folie sont comme la vie et la mort. L’un tue l’autre. La sagesse peut bien parler de la folie, mais elle en parlera comme d’un cadavre » (p. 35). D’où cette distance, cet espacement que la littérature crée, réduisant du coup la folie au mutisme. Fait massif et sourd de l’histoire de notre culture, le grand renfermement ou le jugement laconique et impérieux de la raison classique sur l’autre d’elle‑même. Derrière cette mise sous silence de la folie, Foucault nous suggère d’entendre le murmure du langage de la folie qui est alors soumis à de nouvelles configurations. Au xviiie siècle, alors que l’âge classique a depuis longtemps opéré ce geste de la grande réclusion et semble avoir définitivement réduit la folie au silence, ce sera Le Neveu de Rameau qui nous restitue cette expérience « dans une pure gesticulation traversée de cris, de bruits, de sons, de larmes, de rires, comme une sorte de grand blason sans mot de la folie ». À cette étrangeté s’oppose l’image symétriquement inversée d’une folie plus froide, bien plus redoutable : celle de Sade avec son discours méticuleux et infini, un discours que même Royer‑Collard, le médecin de Charenton, trouvait inquiétant car il ne pouvait lui assigner de place dans son asile. La folie de Sade était tout simplement démesurée : « Et voilà justement que cette parole si raisonnable de Sade, si infiniment raisonnante, voilà qu’elle a réduit notre raison, notre raison à nous, au silence, ou du moins à un embarras, à un bégaiement » (p. 42). Cette folie raisonnable et lucide de Sade provoque donc un affolement de la raison. À jamais, elle entame un certain embarras devant la folie et ses rapports au langage. De même elle engendre une difficulté à lui trouver une place, à la placer, la déplacer, voire la cantonner. Elle se déplace vers une sorte d’absence de centre qui creuse sous nos paroles le lieu de son apparition imprévue : « Et c’est là, dans cette impossibilité à parler, dans cette impossibilité à penser, dans cette impossibilité à trouver ses mots que la folie, dans notre culture, retrouve son droit souverain au langage » (p. 44). Mais elle ne retrouve la parole que lorsqu’elle parle d’elle‑même, ou plutôt à condition qu’elle devienne l’objet de son propre discours, comme dans la correspondance entre Rivière et Artaud. Là, la folie devient tout à la fois document de sa propre impossibilité d’écrire, mais aussi une vérité qu’Artaud veut préserver et donner pour telle, c’est‑à‑dire un cri qui ne peut pas être littéraire.

8C’est donc ce travail « souterrain » de la folie dans le langage qui ne cesse de dérouter notre langage pour lui permettre de retrouver sa parole. De même, il est possible de retourner ce miroir pour entendre ce que pourrait être un langage en folie, un langage qui se retourne en lui‑même pour découvrir que la folie n’est pas muette, qu’elle ne précède pas le langage, mais au contraire entretient avec elle « un tissu enchevêtré et inextricable où le partage au fond ne peut pas se faire ». Il y aurait une folie qui gît dans les mots, une magie qu’il est possible de réactiver en laissant jouer pleinement ce jumelage. Ainsi, Foucault nous propose de suivre cette folie qui travaille « les limites forestières de notre littérature » afin de découvrir une expérience littéraire qui fait pivoter le langage sur lui‑même pour découvrir une loi étonnante, à savoir que ce n’est pas le langage qui s’applique aux choses muettes comme de l’extérieur, mais « ce sont les choses qui sont au contraire contenues et enveloppées dans le langage comme un trésor noyé et silencieux dans le vacarme de la mer » (p. 55). Ainsi Foucault nous invite à nous tourner vers les grammatosophes et écrivains magiques qui travaillent la plasticité de la langue et des mots pour faire naître des mondes fantastiques et fascinants en partant de la sonorité des mots. De Leiris à Jean-Pierre Brisset, en passant par Pierre Antoine Augustin de Piis, c’est donc toute une topique surréaliste qu’ici Foucault veut nous fait entendre, alors que résonne en arrière fond les créations et jeux de langage étudiés dans son Raymond Roussel qui paraissait la même année. La loi qui permet ces jeux est bien celle de l’arbitraire du langage qui nourrit aussi bien le mythe fiduciaire et ironique du langage où l’on peut remplacer arbitrairement un mot par n’importe quel autre mot, ou encore le mythe d’une intériorité du langage qui est fermé sur lui‑même, qui creuse son propre sol et ses propres passages, comme le propose les lexiques alphabétiques d’un Leiris. Cette patiente et méticuleuse découverte de l’architecture imaginaire de la langue peut évidemment aboutir à ces effroyables labyrinthes dans lesquels se perdent les fous et les schizophrènes.

Naissance de la littérature

9La proximité de la littérature avec la folie place celle‑ci dans un espace d’extériorité, dans le dehors d’une déchirure à partir de laquelle nous ne cessons de parler. Pourtant, l’archéologie du langage développé dans Les Mots et les Choses va réinscrire cette étrangeté de la littérature dans la proximité d’un savoir qui voit le jour au seuil du xixe siècle avec l’apparition de la positivité philologique. Selon Foucault, la littérature apparaît à peu près au même moment, lorsque la constitution d’un savoir positif sur le langage implique du coup son éclatement et sa dispersion. Initialement, le discours était l’instrument du savoir. Le fait de devenir à son tour objet de connaissance positive implique un nivellement du langage qui dès lors perd son unité. En compensation à ce nivellement, la littérature ne vit plus que dans cette absence qui rêve de conquérir à nouveau cette unité perdue et de conjurer l’éparpillement du langage. Cette énigmatique naissance de l’espace littéraire comme une sorte de forme pure de l’écriture occupe les dernières pages du chapitre VIII des Mots et les Choses. Avant cela, ces idées ont été amplement élaborées à l’occasion d’une conférence donnée par Foucault en décembre 1964 aux Facultés universitaires Saint‑Louis à Bruxelles. Sous le titre « Langage et littérature », cette conférence développe les thèmes et l’argumentaire précis et détaillé de la déchirure qui traversa le langage pour donner naissance à la littérature.

10La littérature, « cet être de négation, et de simulacre, qui prend corps dans le livre » (p. 105), porte en elle la question critique, celle que pose Sartre lorsqu’il se demande « Qu’est‑ce que la littérature ? » La réponse nous renvoie à un vide que la littérature laisse autour d’elle « et qui autorise une chose tout de même étrange, peut‑être unique, c’est que la littérature, c’est un langage à l’infini, qui permet de parler d’elle‑même à l’infini ». Afin de clarifier son propos, Foucault dresse un triangle à la base duquel nous trouvons d’un côté le langage et de l’autre les œuvres, tandis que le sommet est occupé par la littérature. De fait, si la littérature à l’âge classique était une familiarité passive avec les œuvres de langage, ce terme change au seuil du xixe siècle, c’est‑à‑dire à partir de Sade et de Chateaubriand. Elle devient un rapport obscur entre l’œuvre et le langage. La littérature est l’espace vide entre le langage et l’œuvre qui permet de poser la question de savoir ce qu’est la littérature. Elle est « une blancheur essentielle qui est cette question même ». L’apparition de la critique qui pose cette question n’est donc pas une couche en plus qui vient se superposer à la littérature. Elle est son être même écartelée et fracturée, d’autant plus que la critique s’est déplacée d’une « lecture matinale » de la littérature vers une forme d’écriture à part entière, telle que Foucault la retrouve chez Blanchot ou encore chez Char.

11En plaçant la littérature dans l’espace vide de ce triangle, en lui reconnaissant comme horizon la volonté de remonter au‑delà de l’éparpillement du langage vers cette unité perdue revient à reconnaître que la littérature est liée aux deux grandes catégories de la transgression et de la mort entendue comme rapport d’outre‑tombe, un au‑delà de la mort. Ce jumelage entre Sade et Chateaubriand au moment où naît la littérature peut également se décliner à partir des mythes d’Œdipe et d’Orphée qui structurent l’espace littéraire à partir des jeux et des variations autour de l’interdit et de la bibliothèque. Autre manière de croiser les lectures de Bataille et de Blanchot.

12En plaçant le langage dans ce creux, Foucault nous montre que la littérature est une distance creusée à l’intérieur du langage, une sorte de langage qui oscille sur soi‑même. Du coup, il vient occuper l’espace vide qui se situe entre la littérature et l’œuvre. La littérature est prise dans l’œuvre qui est littérature dans l’instant même de son commencement, lorsque la page est encore blanche. Chaque mot écrit sur la page blanche, chaque signe vise la littérature qu’elle n’arrive jamais à atteindre. Du coup, chaque mot est une transgression de la littérature. Ce mot est une effraction hors du prestige de la littérature. Dès que nous lisons la première phrase d’une œuvre comme À la recherche du temps perdu, aucun mot ne possède réellement de privilège littéraire et pourtant nous sommes bien entrés dans la littérature. Cette figure étrange nous montre que la littérature est bien plus une visée, quelque chose qui se pense dans la potentialité de la feuille blanche que pourtant l’œuvre ne réalise jamais tout à fait, car tout acte de littérature est une transgression de cette essence de la littérature. L’œuvre comme irruption disparaît et se dissout « dans ce murmure qu’est le ressassement de la littérature » (p. 85). C’est ainsi que Foucault dresse la double figure de la littérature, articulée autour de la transgression et du ressassement de la bibliothèque, de l’interdit et de la répétition, de cette accumulation de livres qui se répètent à l’infini sur fond de tous les livres possibles.

13Foucault reconnaît que la transgression et le simulacre des dédoublements ne suffisent probablement pas pour définir la littérature. Il montre également que la littérature relève d’une historicité qui n’est pas celle du refus de la littérature, mais celle de son assassinat. De Baudelaire au surréalisme en passant par Mallarmé, la négation et le refus se sont transformés en meurtre systématique. Mais du coup, une telle profanation repose sur le fait que les œuvres pointent vers cette bibliothèque qui ne cesse de faire signe vers la littérature. Une telle historicité et le principe de la bibliothèque culmine dans la notion du livre que Foucault analyse comme un glissement de l’espace rhétorique de l’âge classique vers l’espace du livre, c’est‑à‑dire le passage des règles de la bonne forme vers l’idée du livre chez Mallarmé, qui veut répéter tous les autres livres pour mieux les anéantir. En cela, le livre représente au mieux la littérature car en frôlant son « être définitivement échappé », il en dit son mutisme profond. En voulant dire tous les livres, il finit par dire la disparition même du livre.

14Cette notion d’espace du livre, Foucault la développe ultérieurement pour montrer comment elle est au centre des préoccupations de la critique littéraire de son temps. Dès les origines de la critique littéraire, celle‑ci apparaît comme une sorte de lecture première qui dès Sainte‑Beuve s’intéresse à l’auteur et au processus de la création littéraire. Plus récemment, elle devient une écriture qui oscille entre une sorte de prolifération dédoublée et secondaire de la littérature. Or ce double littéraire va rapidement se détourner de la notion d’auteur pour s’intéresser à la primauté de la spatialité du langage. Ici, Foucault tourne le dos à Heidegger, Sartre ou encore Bergson et toute les philosophies qui postulent qu’il existe une parenté profonde du langage avec le temps. « Le langage est espace, et on l’avait oublié, simplement par ce que le langage fonctionne dans le temps — c’est la chaîne parlée —, et qu’il fonctionne pour dire le temps » (p. 131). Au‑delà de sa fonction, l’être du langage est spatial. Ainsi Foucault suggère une analyse du langage de l’œuvre comme espace, considérant tant l’espace culturel ou symbolique des représentations externes que la spatialité interne d’une œuvre, son rythme, son mouvement ou encore le déplacement de ses figures. Ensuite il y a l’espace même du langage qui va de la disposition des signes sur une page à la valeur sémantique d’un mot qui est disposé spatialement comme dans un tableau. Enfin, Foucault nous rappelle qu’il faut considérer le jeu de la blancheur de la page chez Mallarmé. Ici, la primauté de l’espace s’impose avec toutes ses ambiguïtés, car chez Mallarmé l’espace dévoile autant qu’il cache. L’espace du mot qui est replié dans la blancheur de la page dit ce mouvement de repli, tout comme le livre dit l’impossibilité du livre ou rend visible l’invisibilité du langage.

15Cette affirmation de la primauté de l’espace au moyen de ce petit détour par la critique nous montre aussi comment l’espace littéraire est soumis aux effets de rupture et de découpe spatiale propre à l’archéologie des discours. L’importance de l’espace chez Foucault, partant du geste qui assigne la folie ou la maladie à un lieu propre pour pouvoir produire de la raison ou de la santé, jusqu’à la notion d’épistémé à partir de laquelle l’archéologue relit et relie l’ordre de nos savoirs sur l’homme. Si une archéologie de la littérature est clairement esquissée dans ses lignes, la nature disruptive de cet espace littéraire, comme pure extériorité, laisse deviner ces déplacements de terrains qui donnent naissance à des découpes et des réagencements de notre savoir. En quelle mesure l’espace littéraire fut un lieu à partir duquel Foucault repensa la temporalité implicite de la narration de nos sciences humaines demeure une question ouverte. Ce qui est plus certain est que cette figure qui laisse l’espace venir au langage devra un jour, dans le sillage de la disparition de l’homme, laisser place à la formation d’une nouvelle forme de langage :

Mais quel langage aura la force ou la réserve, quel langage aura assez de violence ou de neutralité pour laisser apparaître et pour nommer lui‑même l’espace qui le constitue comme langage, cela, nous ne le savons pas. Est‑ce que ce sera un langage beaucoup plus resserré que le nôtre, un langage qui ne connaîtra plus la séparation actuelle de la littérature, de la critique, de la philosophie — un langage en quelque sorte absolument matinal, et qui rappellera, au sens fort du mot rappel, ce qu’a pu être le premier langage de la pensée grecque ? (p. 141)

Sade, des lumières à l’ombre

16Sade est une figure qui ne cesse de circuler à travers les textes de Foucault. Dès Histoire de la folie, il apparaît dans les dernières pages comme l’annonciateur d’une libération radicale de la violence et de la folie du désir : « Dans le château où s’enferme le héros de Sade, dans les couvents, dans les forêts et les souterrains où se poursuit indéfiniment l’agonie de ses victimes, il semble au premier regard que la nature puisse se déployer en toute liberté. L’homme y retrouve une vérité qu’il avait oubliée bien qu’elle soit manifeste : quel désir pourrait être contre nature puisqu’il a été mis en la nature elle‑même, et qu’il lui est enseigné par elle dans la grande leçon de vie et de mort que ne cesse de répéter le monde7 ? » Quelques jours avant la prise de la Bastille, le transfert de Sade vers l’hospice des malades mentaux à Charenton aurait suffit donc à le faire considérer comme une figure charnière qui témoigne de la naissance de la psychiatrie, ou de cette « réorganisation syntactique de la maladie » qui opère le surgissement du mal dans la lumière même du langage, « cette lumière sans doute qui éclaire d’un même jour les 120 Journées, Juliette et les Désastres8». La même année que Naissance de la Clinique, Foucault jumèle les noms de Sade avec celui de Kant dans sa lecture de Bataille pour considérer cette expérience de la limite et de la finitude telles que les définit la notion de transgression9, forgeant ainsi un couple qui réapparaît dans Les Mots et les Choses au seuil de ce passage de l’âge classique et de la théorie de la représentation vers notre modernité. Ici, Sade fait contrepoids comme un opérateur transgressif à Kant dont la critique vise à discerner les limites mêmes de la représentation.

17En mars 1970, Foucault donne à Buffalo une conférence sur Sade qui précède de quelques mois ce texte de transition qu’est L’Ordre du discours, la leçon inaugurale de Foucault au Collège de France. Dans cette leçon, le philosophe nous rappelle comment la production des discours est soumise à des procédures de contrôle qui « ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers10 ». Or, la sexualité ne trouve pas dans le discours cet « élément transparent ou neutre » qui permet de désarmer ou de réduire ses effets, car le discours est le lieu même où se noue un rapport étroit et fort entre désir et pouvoir. D’emblée, en questionnant l’écriture sadienne et en demandant « Pourquoi Sade a‑t‑il écrit ? », Foucault va justement relire Sade sous le signe d’une production de la vérité, qui était identifiée comme une des procédures de contrôle des discours : la volonté de vérité traverse le discours pour s’ériger en système d’exclusion au moyen de la volonté de savoir. Si Sade insiste sur la véracité de ses récits et sur l’exactitude de ses romans, Foucault note toutefois une déviance par rapport à un procédé fort courant tout au long du xviiie siècle et qui tient au rapport entre vérité et écriture chez Sade. Cette vérité n’est autre que la vérité de ses raisonnements. Au regard de cette vraisemblance de la fiction que recherche traditionnellement le romancier du xviiie siècle, Sade cherche à démontrer la vérité comme un philosophe, à savoir qu’il tente de retranscrire la vérité de ce que disent ses personnages au moment même où ils sont en train d’accomplir leurs gestes de sauvagerie meurtrière. C’est donc une forme de raisonnement lié au désir et à l’écriture de ce désir que l’auteur de Justine veut ranger sous un signe de vérité. Tout en questionnant le livre (son écriture autant que sa publication), Foucault montre comment l’écriture n’est pas un moyen de communication rationnelle, mais l’instrument d’un fantasme personnel: « C’est une certaine manière d’allier une rêverie érotique à une pratique sexuelle ». Si cette pratique accompagne Sade au cours de toutes ces années de réclusion, c’est essentiellement parce que l’écriture est un intermédiaire entre le réel et l’imagination. Elle reconduit le réel en repoussant les limites de l’imagination, ou plutôt l’écriture force l’imagination à travailler. En abolissant la frontière entre réalité et imagination, l’écriture devient un moment entre deux jouissances : la jouissance première qui est suivie par l’écriture de cette jouissance qui n’est que la répétition amplifiée de la première. Ainsi, l’écriture sadienne est un principe de recommencement perpétuel de la jouissance sexuelle qui met en avant différents principes d’effacement : celui de la différence entre principe de plaisir et principe de réalité, ou encore l’effacement des limites du temps et de la mort puisque l’écriture libère la possibilité de la jouissance de se répéter indéfiniment. Enfin l’écriture permet à l’imagination de dépasser ses propres limites en multipliant et en augmentant la jouissance. C’est ainsi que l’écriture chez Sade ouvre un espace infini, où se multiplient à l’infini les images, les plaisirs et les excès. Elle « est illimitation de la limite elle‑même, puisque toutes les limites les unes après les autres sont franchies » (p. 167).

18Dire la vérité pour Sade revient à dire l’infini du désir et de l’imagination en abolissant le principe de réalité, car du coup il n’y a pas de vérification du fantasme. L’écriture fait entrer le désir dans l’ordre de la vérité pour que le désir devienne sa propre loi et détienne en lui sa propre vérité. L’écriture est le désir qui « accède à une vérité que plus rien ne limite ». Telle est selon Foucault la raison pour laquelle Sade écrit.

19Lors de la seconde séance, Foucault revient sur cet enchaînement de l’ordre des raisons et de l’ordre des plaisirs dans l’écriture de Sade, point qu’il avait déjà touché lors de sa Préface à la transgression : « La distribution du discours philosophique et du tableau dans l’œuvre de Sade obéit sans doute à des lois d’architecture complexe11 ». Questionnant donc cette alternance quasi obsédante entre les scènes érotiques et les discours théoriques qui ne cesse de ponctuer l’écriture sadienne, Foucault montre que les discours, bien qu’ils préparent le théâtre des scènes, ne prennent pas pour objet le désir ou la sexualité. Tout au contraire, ces discours parlent de Dieu, des lois, de la nature, mais pour leur opposer des thèses d’inexistence. Ainsi, discours et désir se lient l’un à l’autre non pas en proposant un discours sur le désir, mais en liant un discours avec le désir, car le discours a pour fonction d’abolir tout ce qui pourrait limiter le désir. Il doit dissoudre toute limite que le désir pourrait rencontrer. En niant l’existence de Dieu, de l’âme, du crime et de la nature (entendu comme un grand principe de destruction), le discours sadien propose une anti‑ontologie et une anti‑idéologie au discours philosophique et métaphysique de l’Occident. Depuis Platon, le discours fonde l’identité à partir d’un principe de renonciation à soi‑même. Tout au contraire, le discours chez Sade entend restituer au soi la plénitude de son être. Il a une fonction de décastration, en niant tout ce qu’affirme le discours philosophique et religieux de l’Occident.

20Si Sade ne cherche pas à dire la vérité sur le désir ou sur la sexualité, de même que discours et désir s’enchaînent hors de toute hiérarchie et hors de tout ordre, si ce n’est celui du désordre. Sade cherche plutôt à restaurer la fonction désirante de la vérité, tandis que vérité et désir sont les deux faces d’un même ruban qui ne cesse de s’enrouler sur lui‑même. Ainsi conclut Foucault : « Sade, c’est véritablement celui qui, au grand édifice platonicien qui ordonnait le désir à la souveraineté de la vérité, a substitué un jeu où désir et vérité sont confrontés l’un à l’autre, affrontés l’un à l’autre, pris l’un à l’autre à l’intérieur de la même spirale » (p. 218). À travers cette communication, Sade demeure encore une de ces grandes figures libératrices de la transgression. Pourtant, ce léger décalage de la question du désir et de son écriture vers ces effets de vérité, la question du rapport vérité‑désir dénote déjà un léger changement de langage à travers lequel on devine aisément l’apparition de la problématique du pouvoir et de ses effets de domination.

Pour en finir avec la littérature

21Les textes rassemblés dans La Grande Étrangère nous viennent de loin, comme l’étrangeté d’une distance intérieure. Ils prennent place du côté de ce vaste corpus des Dits et Écrits, rendant clairement audible ce souci omniprésent de la littérature durant les années soixante. Cette promenade à travers la bibliothèque littéraire de Foucault livre soudainement l’argumentaire détaillé ou le développement complet de certaines phrases que nous croisons dans ses livres et qui étaient demeurées énigmatiques ou obscures. À la fin du volume, le lecteur trouvera un bref inventaire et une bibliographie sommaire des lectures, préfaces et textes critique de Foucault, montrant combien la littérature forme une dimension à part entière chez le philosophe. Si la littérature est apparue au début du xixe siècle comme une transformation discursive, elle suit dans ce petit volume une genèse qui renforce l’approche archéologique prônée par Foucault. Ce livre nous aide à compléter ce que fut le discours archéologique de Foucault sur la littérature.

22À la lecture de La Grande Étrangère, il devient évident que la littérature a grandement compté pour Foucault. Elle ne cessait de cerner sa pensée, de la traverser pour finalement l’envelopper. Elle formait comme l’autre face de ses réflexions sur l’histoire de nos idées. Il plaçait donc la littérature de l’autre côté du miroir. Elle devenait cette surface déformante de nos savoirs, formant ce lieu hétérotopique à partir duquel l’écriture de Foucault ne cessait de nous inquiéter, peuplant ses écrits de ces figures étranges et troublantes. Mais du coup, ne fallait‑il pas voir combien ce souci de la littérature était lié au projet archéologique lui‑même et que l’effacement de l’intérêt que porte Foucault à la littérature serait en partie lié à l’échec épistémologique du projet archéologique. Née de la déchirure d’une discontinuité discursive, la littérature formait à proprement parler la part transgressive du discours foucaldien. Ce serait à partir des dédoublements et des simulacres de la littérature qu’il devenait possible pour Foucault de dire autrement l’histoire de nos idées, d’introduire des bouleversements et des ruptures dans nos manières de penser.