Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Été 2005 (volume 6, numéro 2)
Sabine Ricote

La photographie au pied de la lettre

La Photographie au pied de la lettre, textes réunis par J. Arrouye, Publications de l'Université de Provence, Collection « Hors champ », 2005. 376 pages  ISBN : 2853996026.

1Cet ouvrage réunit vingt-sept études qui traitent du rapport entre littérature et photographie pour évaluer les différents types de relations que ces deux instances entretiennent Ce recueil se penche sur le statut des photographies décrites dans les textes littéraires et sur celui de celles qui sont insérées dans un livre pour servir le texte plus que pour l’illustrer. Que ce soit chez Jules Verne ou Balzac qui utilisent l’image photographique comme actant du déroulement narratif ou chez Claude Simon et Proust qui font d’elle un objet de la fiction à part entière.

2Bien des textes ignorent l’univers de la photographie, mais ils ont pour volonté de mettre en évidence le pouvoir qu’a la littérature de « faire voir ». Ainsi, Yves Bonnefoy précise que la poésie est « un pouvoir de photographier avec la langue ». Le roman, quant à lui, n’est plus considéré comme un « miroir ». Il est davantage une « machine à fictions1 ». La réalité est perçue comme une construction du langage et de la culture dans laquelle le monde se présente comme possible. Écrire, c’est mobiliser notre perception et concurrencer notre conscience de la réalité en faisant apparaître une réalité fragmentaire. Le roman ne se pose alors pas comme une copie conforme du réel, il est un procédé de virtualisation.

3Bernd Stiegler s’attache au cas particulier d’Emile Zola, l’un des rares exemples d’écrivain du XIXème siècle qui prend des clichés, parallèlement à son activité littéraire. Zola découvre la photographie après avoir clos le cycle des Rougon-Macquart. Il cherche à l’utiliser comme moyen de corriger les fautes de l’observation subjective puisqu’il se réclame d’une objectivité scientifique et romanesque. Il insiste sur la perception littéraire comme liée à des critères visuels et précise, dans une lettre à Valabrègue en 1864 : « Toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création. Il y a, enchâssée dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent, à travers lequel on perçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l’écran. » Bernd Stiegler prend l’exemple de Madeleine Ferrat de Zola. Le personnage éponyme possède un cliché de Jacques, son amant. Elle le brûle pour ne pas introduire le fantôme de Jacques dans sa vie de couple. La photographie est alors plus que la présence symbolique de l’amant, elle est douée d’une force magique et relie passé et présent, Jacques, Madeleine et son mari.

4Force est de rappeler que la photographie crée des réseaux ; elle suscite des souvenirs, par association, par rapprochement. La photo-souvenir peut être un document, la marque d’un acte autobiographique ou la manifestation d’une quête identitaire. Selon Barthes2, elle est une sorte de perversion puisqu’elle ne possède plus uniquement un pouvoir de commémoration ou de remémoration. Elle reflète plutôt une obsession commune : celle de s’abstraire de la durée et donc, de la mort. En effet, elle montre l’atteinte du vivant par la mort et dispose d’un pouvoir d’anticipation et de révélation.

5Pour Marcel Proust, elle est le prototype de la connaissance « fragmentaire, illusoire et superficielle ». Elle ne peut être souvenir car elle est morcelée. Le souvenir n’est pas rendu totalement par une image qui ôte inévitablement les odeurs, les goûts, les sensations synesthésiques qui le font vivre. Pourtant, en s’inscrivant dans la temporalité, elle possède l’avantage de conserver le passé, de le comprendre et d’anticiper sur le futur. Elle s’impose alors dans un temps différent du temps référentiel qui lui, vaut comme présent pour l’observateur du cliché. Elle est donc une perception seconde en se donnant à voir comme une image analogique de la perception. Céline Aubertin nous rappelle d’ailleurs que le mot « photographie » signifie étymologiquement « écriture de la lumière », ce qui renvoie aux vibrations lumineuses des particules éclairées. La photographie est alors l’art de rendre, grâce à la lumière, l’intensité d’une présence.

6Selon Charles Grivel, la photographie est un moyen de penser l’écriture comme son allégorie. Ainsi, l’écrivain réaliste ou naturaliste répudie son usage tandis que dans la sphère anti-naturaliste, il devient un principe de référence. L’auteur prend l’exemple d’Ernest Hello qui intègre le cliché à son explication théologique du monde. Pour lui, photographier, c’est convertir le modèle, l’être en souvenir. Il précise d’ailleurs que « le jour où l’homme, surprenant la lumière en travail, a inventé un miroir qui se souvient, il a découvert, par la photographie, la loi de la parole. » Cette métaphore du miroir est également employée par André Pieyre de Mandiargues qui, à propos de Robbe-Grillet, pose cette définition de l’écrivain : « le romancier est […] [une] [s]orte de magnétophone ou d’appareil de prise de vues, il n’en poussera que plus loin l’observation et l’expérience de vie. »

7L’écriture se présente bien souvent comme un prolongement de l’image. Ainsi, dans le recueil intitulé Subversion des images, sous-titré Notes illustrées de dix-neuf photographies de l’auteur, Paul Nougé propose des clichés que côtoient des textes. Pour lui, l’activité littéraire est un « moyen insuffisant pour épuiser à lui seul [toute une] somme de possibilités », elle lui inspire une « confiance limitée ». C’est pourquoi il a recours aux images qui « aident à réduire le prestige des mots ». L’alliance photographie-écriture lui permet de construire le réel en agissant sur l’objet.

8De même, les ouvrages de Claude Simon, Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, publié en 1957 et Photographies insistent sur l’interférence entre littérature et photographie. Pour lui, le mot « image » englobe la perception, l’image mentale, la photographie, la peinture et la description littéraire. Ces différents modes sont reliés par des effets d’échos, de jeux de miroirs ou de mises en abyme qui participent de la densité de la création littéraire.

9Mohamed Essaouri s’intéresse pour sa part au roman Ecoutez-voir d’Elsa Triolet, ouvrage composé de 119 images. L’écrivaine le définit comme un roman qui « est né imagé. Je dis bien imagé et non illustré. » Dans ce roman imagé ou picto-roman3, l’image est autonome, elle existe déjà et le texte n’a pas pour fonction de la commenter. Elle vient au secours de l’écrivain « à bout d’arguments verbaux » et remplace les mots défaillants. Elle revêt un rôle d’amplificateur. De même, Tahar Ben Jelloun l’utilise pour explorer des concepts tels que la vérité, le mensonge, l’ojectivité ou la subjectivité.

10Bernard Lafargue s’interroge quant à lui sur le lien qui unit la peinture et la photographie, que ce soit la dernière qui s’empare des thèmes de prédilection de la première (histoire, portrait, nu, paysage…) ou bien que le peintre cherche à imiter le flou, la lumière ou le cadrage photographiques. L’auteur désire étudier comment le binôme lettre/photo ordonne l’œuvre de Michel Tournier.

11Micheline Simon se penche sur La mer écrite qui rend compte des promenades de Marguerite Duras accompagnée de la photographe Hélène Bamberger, entre 1980 et 1994. L’auteur écrit les textes devant les photos, en 1994, comme si elle les découvrait. Une équivalence s’établit aussitôt entre texte et image, l’un sur la gauche de la page, l’autre à droite. L’écriture sert alors à conjuguer le passé au présent. De même, chez Italo Calvino, notamment dans L’origine des oiseaux, le texte et l’image sont unis par une équivalence narrative. La photographie est propre à révéler le détail. Elle permet de voir vraiment, de connaître ce que d’ordinaire on ne fait que regarder. Elle se fait alors document et peut être un substitut de la mémoire. Elle devient « preuve testimoniale », atteste de ce qui a été et a une valeur documentaire de par son authenticité. La photographie peut alors mettre en marche une sorte d’autobiographie articulée sur la mémoire collective afin de se souvenir des états du monde, des hommes, des espaces et des objets menacés d’oubli.

12Nobokov dans L’Album d’Ardis, ne s’attache pas à des photographies réelles, les siennes sont imaginées puis narrativisées. Elles prennent place dans le récit comme événement, tout en apparaissant avec une vraisemblance intratextuelle. Elles ont une signification et une valeur affective pour les personnages qui les exposent ou les contemplent.

13Hervé Guibert va plus loin en affirmant la sensualité de la photographie. Pour lui, « l’image est l’essence du désir ». Et Barthes de renchérir : « Si j’aime une photo, si elle me trouble, je m’y attarde. » L’image s’insère dans le processus de réalisation du désir tout en étant le terme même de ce désir.

14Plusieurs fonctions sont donc assignées à la photographie ; qu’elle ait une vocation documentaire, testimoniale, symbolique, révélatrice ou descriptive, elle entretient des relations ténues avec l’écriture. Qu’elle lui soit subordonnée ou qu’elle la fasse jaillir, qu’elle se pose comme complémentaire ou rivale, la photographie occupe une place privilégiée et stratégique au sein de l’empire des mots. Elle est insérée dans les œuvres littéraires de multiples façons ( elle peut être racontée, accompagnée d’un texte ou à l’origine d’une intrigue). Ce recueil permet de s’interroger sur deux instances — image et texte — et sur les enjeux que leur association (solidaire ou conflictuelle) fait naître.