Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Dimitri Julien

La violence au XIXe siècle, ou la création de l’histoire & de l’historien

Anne-Sophie Morel, Chateaubriand et la violence de l’histoire dans les Mémoires d’outre‑tombe, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2014, 668 p., EAN 9782745326386.

1En France, la violence et la constitution de la discipline historique moderne sont indissociablement liées. À bien des égards, c’est la Révolution française — et par extension la Terreur — qui a conduit à cet engouement pour l’histoire et pour l’invention d’une nouvelle généalogie nationale ; la nouvelle génération d’historiens et d’hommes de lettres réagit en effet à la violence telle qu’elle a pu s’exprimer dans cette image obsédante de la guillotine et tend à conjurer cette menace qui pèse encore sur la France et qui hante les esprits chaque fois qu’une nouvelle poussée révolutionnaire se présente à l’horizon. En ce sens, le xixe siècle est l’enfant de la Terreur et de la guillotine ; c’est la violence qui enfante ce que Gabriel Monod désignera en 1876 comme le siècle de l’histoire.

21793 est donc une date hautement symbolique qui marque l’inscription de la France dans une nouvelle histoire : les procédés narratifs pour en rendre compte changent nécessairement, tout autant que les acteurs ou les problématiques de cette discipline renaissante. La violence se fait distance insurmontable, séparant l’avant de l’après 1793. « La Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du xixe siècle », écrira Victor Hugo en 1864. Anne‑Sophie Morel, dans son ouvrage, nous montre que cette violence fondatrice n’est pas seulement à l’origine de la littérature du siècle, mais aussi de l’histoire en tant que discipline scientifique. En étudiant la violence chez Chateaubriand, elle se livre par conséquent à un véritable essai d’historiographie et d’épistémologie historique dans une approche à bien des égards féconde.

La violence comme outil d’approche historiographique

3Si la violence est corrélative de ce sentiment de rupture qui anime les Français du xixe siècle, elle l’est aussi de la discipline historique, considérée comme l’instrument peut‑être le plus apte à rendre compte de la césure révolutionnaire. « L’histoire, écrit en effet l’auteur, est le domaine élu de la rupture » (p. 9). L’étude d’A.‑S. Morel convie donc le lecteur à étudier le Chateaubriand historien et mémorialiste, celui qui s’invente par la violence tout en cherchant les contours d’une nouvelle écriture de l’histoire. Les Mémoires constituent bien la voie royale pour étudier ce « phénomène inhérent à la période considérée » (p. 10) qu’est la violence, car ce genre littéraire allie l’individuel au collectif, l’intime à l’historique, les déchirements du cœur tout autant que ceux de l’histoire collective, et par conséquent lie « l’ordre de la narration biographique à celui de l’épopée symbolique des destinées générales de l’humanité1 ». Dans cette optique, la violence constitue un formidable outil d’analyse qui sert non seulement à rendre compte de la complexité d’une œuvre, mais aussi de la complexité d’une époque et d’une écriture historique en pleine renaissance.

4Plus qu’une étude sur l’œuvre de Chateaubriand, l’essai d’A.‑S. Morel apparaît donc comme une étude historique de la France de la première moitié du xixe siècle, un pays métamorphosé et déchiré par l’événement révolutionnaire qui rend difficile la lecture et l’interprétation du monde : « la violence s’inscrit dans un paysage palimpseste miné par l’histoire » (p. 36). Ce paysage, Chateaubriand en est l’observateur attentif, traduisant la réaffirmation d’une histoire oculaire, dans une époque où la violence est encore suffisamment récente pour être directement transmissible par la nouvelle génération d’historiens : « Loin de mépriser le passé, écrit Chateaubriand, nous devrions, comme le font tous les peuples, le traiter en vieillard vénérable qui raconte à nos foyers ce qu’il a vu2 ». Mais l’observation seule des événements ne suffit pas. Ceux‑ci, minés et défigurés par la violence de l’histoire, nécessitent une réinterprétation qui leur permettra d’apparaître sous leur véritable jour. Au xixe siècle, l’histoire est une médecine à visée herméneutique, contre la violence des événements, des acteurs ou des institutions de l’époque : « c’est au mémorialiste historien de dénoncer cet usage pervers des signes et de dévoiler leur véritable référent » (p. 56). Autrement dit, l’histoire est une réaction contre la peur qui peut saisir les populations devant la violence des événements, et qui peut les mener à détourner le regard. Écrire l’histoire, c’est faire face à la violence, c’est la regarder en face, à la manière de cette Révolution française que Chateaubriand compare à une tête de Méduse dont les crimes pourraient pétrifier ceux qui les contempleraient de face (p. 89).

5Pour ce faire, le mémorialiste tend à décrypter la violence intrinsèque comprise dans les signes historiques, tout en s’en servant à des fins esthétiques et polémiques. En ce sens, la violence apparaît comme un outil ambivalent : masquant la réalité lorsqu’il est utilisé à des fins de propagande, il est aussi le moyen privilégié par lequel le mémorialiste va réussir à dire l’histoire. La violence est un voile tout autant qu’un instrument optique permettant une meilleure visualisation de la réalité historique. Elle participe donc de l’écriture de Chateaubriand qui s’en sert pour mettre au jour les événements qui lui semblent masqués par leur trop grande complexité. Sous la plume du mémorialiste‑historien, les révolutionnaires deviennent ainsi les « amants de la mort3 », qu’il dévalorise en les animalisant à la manière de Barrère qu’il assimile par exemple à un corbeau. La violence est aussi celle du témoignage, visant à émouvoir le lecteur et à ressusciter le passé :

Les Mémoires apparaissent comme un long chant de deuil. Les voix des victimes de la Révolution, que l’écrivain donne parfois à entendre, venues des demeures de la mort, participent de cette modalité élégiaque ; elles fonctionnent comme des témoignages, des memento mori. (p. 184)

6L’écriture historique s’y montre en effet comme un moyen didactique présentant le narrataire comme un véritable auditoire à qui il faut plaire, mais qu’il faut également émouvoir et instruire. Peut‑être insuffisamment exploitée par l’auteur, cette thématique de la violence didactique s’avère pourtant passionnante dans ce qu’elle dit des origines de la discipline historique moderne. L’écriture de l’histoire est vulgarisation, et par conséquent métaphores, images, symbolisations dont se sert le mémorialiste pour traduire la violence des événements tout en épargnant au lecteur l’âpreté et la dureté de l’histoire. Ainsi de l’histoire de la Révolution française comme un voyage, particulièrement en vogue à l’époque, mais dont Chateaubriand représente certainement l’exemple le plus symbolique :

Les livres sur la Révolution, écrit A.‑S. Morel, sont sous-tendus par un voyage fondamental, celui de la descente aux Enfers, mythe et image à la fois, célébré notamment par Homère, Virgile et Dante. La traversée du Paris révolutionnaire se confond avec ce voyage initiatique par excellence que Chateaubriand désigne et qualifie souvent à travers les références et les métaphores fluviales. (p. 69)

7La violence n’est donc pas seulement un outil d’analyse des textes, mais également un instrument utilisé par les auteurs de cette époque dans une visée pédagogique qui fait de l’écriture de l’histoire un enseignement. Si bien qu’il convie le lecteur à participer à l’écriture même de l’histoire ; « les détails de l’action sont laissés à l’imagination du lecteur » (p. 416) écrit l’auteur, afin qu’il puisse combler ce que Michelet appellera les silences de l’histoire, ici laissés volontairement par le mémorialiste afin de ne pas entrer dans les détails des violences révolutionnaires. Pour ce faire, le mémorialiste‑historien prend notamment en charge le modèle rhétorique qui trouve dans l’écriture historique un terrain de renouvellement sans précédent. Cette éloquence des historiens privilégie la symbolisation pour éviter d’entrer dans les détails de la violence intrinsèque des événements racontés, et transforme le mort en un témoin qui saura transmettre au mieux l’événement qu’il a lui‑même vécu. Comme l’écrit l’auteur, le texte oscille dès lors entre deux genres oratoires : « l’épidictique dédié à la commémoration des victimes de l’histoire révolutionnaire et impériale, et le judiciaire qui procède au jugement post mortem » (p. 185). Si ces deux genres ont une visée didactique, le second montre à quel point la violence n’est pas seulement écriture de l’histoire événementielle ; elle est aussi une réécriture de l’historien.

Violence & histoire personnelle

8Comme nous l’avons vu précédemment, A.‑S. Morel nous présente une écriture dans laquelle la violence est inscrite au cœur même du texte, comme un élément faisant partie d’une stratégie historiographique propre à l’historien. De fait, cette étude se présente comme un essai biographique tout autant que comme une étude historique ou littéraire d’une œuvre. Car Chateaubriand ne saurait rendre compte de la violence de l’histoire sans évoquer la part intime de la violence qu’il a pu lui‑même éprouver. Le choix d’une écriture de l’histoire n’est pas neutre ; il rend compte d’un parcours propre à l’auteur et fait jaillir le moi de l’historien au sein même de son écriture comme principe poétique de justification et de légitimation de l’entreprise mémorielle de l’auteur, mais aussi de la discipline historique en tant que telle4.

9Témoin de la Révolution française, Chateaubriand a vécu la violence en tant que spectateur et acteur de cette histoire. Sa vocation d’historien a été enfantée par cette violence des événements historiques, si bien qu’il inscrit la violence au sein même de son écriture pour lui donner un part de sa propre identité ainsi que de son propre vécu. Par la violence, son écriture devient personnelle et la discipline historique qu’il renouvelle profondément acquiert un statut polémique :

Depuis vingt‑cinq ans, ma vie n’a été qu’un combat contre ce qui m’a paru faux en religion, en philosophie, en politique, contre les crimes ou les erreurs de mon siècle, contre les hommes qui abusaient du pouvoir pour corrompre ou pour enchaîner les peuples5.

10Durcissement du lexique, transformation de l’ennemi en monstre, resémantisation violente de certains termes, autant de stratégies d’écriture qu’A.‑S. Morel analyse pour démontrer les ressorts qui lie l’écriture de Chateaubriand à son intimité. L’histoire y est profondément personnelle, conjuguant l’impartialité de la vérité recherchée par le mémorialiste à la démonstration intime des sentiments de l’auteur. Bien avant l’école méthodiste qui s’imposera dans la seconde moitié du siècle, subjectivité et impartialité ne s’opposent pas encore : « au‑delà d’une simple description d’un événement vécu au présent, le récit de 1789 se double d’un recul analytique » (p. 251). Plus encore, ils se fécondent mutuellement par la multiplication des points de vue et par la profondeur des approches qui sont proposées :

Je vous fais voir l’envers des événements que l’histoire ne montre pas, écrit Chateaubriand ; l’histoire n’étale que l’endroit. Les Mémoires ont l’avantage de présenter l’un et l’autre côté du tissu. Sous ce rapport, ils peignent mieux l’humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes6.

11Ce qui se fait jour dans l’affirmation de cette subjectivité, c’est non seulement la capacité qu’a l’écriture de l’histoire de s’associer au moi de l’écrivain, mais également la tentative de légitimation de l’auteur au sein de la République des Lettres de l’époque. Comme l’écrit A.‑S. Morel, les Mémoires sont composées par Chateaubriand afin de représenter les destinées historiques de son temps, mais aussi afin de « tenter de s’illustrer enfin comme historien de renom » (p. 9). Trouver un titre, une reconnaissance, c’est satisfaire à ses ambitions personnelles, mais c’est aussi permettre une plus large diffusion de ses écrits ainsi qu’une lecture différente de ses œuvres, plus scientifique et plus légitime dans le domaine spécifique de l’histoire. La violence y est centrale, puisqu’elle offre une clé d’accès à la personnalité de l’écrivain et éclaire d’autant plus ses ouvrages historiques : elle « constitue à nos yeux un angle d’approche efficace pour cerner et affiner la poétique de l’écrivain, sa pensée esthétique et politique, et les structures de son imagination replacées dans une perspective historique » (p. 14). S’intéresser à la violence, c’est s’intéresser à la personne même de l’historien, et par conséquent s’intéresser à l’histoire en tant qu’écriture et en tant que pensée, c’est‑à‑dire à l’historiographie. Car l’écriture historique qui se fait jour à travers les Mémoires est une écriture profondément sensualiste, qui communique par le biais des sens, des sentiments et des impressions. Comprendre l’histoire, c’est comprendre la manière dont les événements ont pu être vécus. Ainsi, comme l’écrit A.‑S. Morel, « si le corps incarne et actualise la violence historique, il concentre pour le mémorialiste la charge émotionnelle de l’histoire ; il est le lieu d’un investissement affectif » (p. 24). C’est cette charge émotionnelle de l’histoire qui est au cœur même de l’écriture historique de Chateaubriand, qui lui fait violence et qui le trouble dans son identité ; car « la Révolution, écrit A.‑S. Morel, inaugure une déstabilisation identitaire » (p. 27) — si bien que le mémorialiste s’identifie aux disparus de l’histoire pour transmettre au lecteur la voix des âges. « C’est la voix des morts qu’il faut entendre » (p. 28). Autrement dit, l’identité individuelle comme l’identité nationale se scindent à partir de la Révolution française, et c’est la tâche de l’historien de retrouver l’intégrité perdue par le biais d’une écriture historique tout à fait nouvelle qui prend en charge la violence pour la conjurer :

L’écriture devient le substitut très imparfait de l’intégrité perdue : incapable de rémunérer pleinement cette perte malheureuse d’essence, elle se dégrade elle‑même, par métonymie, en malheur d’écrire. (p. 30)

12Écriture de soi et écriture de l’histoire sont par conséquent intimement liés chez Chateaubriand. Son statut de témoin des violences révolutionnaires prend corps au sein même de l’œuvre par la mise en scène d’un narrateur‑historien qui convie le lecteur à observer les événements historiques. La figure de la fenêtre est ainsi récurrente dans les Mémoires, comme le note très justement A.‑S. Morel, « posture souvent, implicitement ou explicitement, celle de la situation de l’écriture dans les prologues » (p. 110). Rendre compte de la violence, c’est aussi lutter contre elle : contre cette violence terrifiante qu’est celle de l’oubli, du souvenir qui se perd et qu’il convient de fixer avant de le laisser s’échapper. L’écriture de Chateaubriand se présente ainsi comme un tombeau personnel dans lequel il inscrit ses souvenirs pour les transfigurer en une histoire vivante et communicative, à la manière de ces femmes de Saint‑Malo dont il évoque rapidement le supplice tout en déplorant : « ces femmes, sans doute, ne sont plus ; il n’en reste que mon souvenir7 ». Statut ambiguë que celui de l’historien donc, narrateur assumant son moi tout en parlant d’outre‑tombe, c’est‑à‑dire prenant assez de distance pour se faire le juge du passé tout en conservant la charge émotionnelle nécessaire à la transmission de la violence inscrite au sein des événements historiques. Assumer son moi d’écrivain, ce serait donc une méthode efficace pour écrire la violence, peut‑être plus efficace que la prise de distance opérée par l’historien qui se contente d’expliquer et de décrire sans ressentir les faits. Statut ambigu dont rend très bien compte A.‑S. Morel en citant Gérard Gengembre : les Mémoires suivent le « trajet d’un personnage singulier en situation d’étrangeté par rapport à une Histoire où il ne s’implique que par accident » (p. 332), évoquant ce double regard qui se met en place vis‑à‑vis de la violence révolutionnaire : celui du Chateaubriand personnage et celui du commentateur‑écrivain. Auquel il faudrait ajouter un troisième regard : celui du personnage historique qui parle, lorsque par pudeur ou protection Chateaubriand délègue la narration à une tierce personne afin de médiatiser la violence et de la rendre plus supportable (p. 417).

Un outil pluridisciplinaire

13Dans cet ouvrage, la violence est à considérer comme un instrument bien plus qu’un objet d’étude. Ce qui ressort de ce que nous avons pu écrire plus haut, c’est que Chateaubriand et la violence de l’histoire dans les Mémoires d’outre‑tombe est un ouvrage dont le titre ne rend pas fidèlement compte du contenu. Il ne s’agit pas réellement d’une étude sur les Mémoires, qui ne sont pas beaucoup plus citées que le reste du corpus de Chateaubriand, ni d’une étude sur Chateaubriand en tant que tel, tant cet auteur semble faire figure de modèle pour évoquer les écrivains et les historiens de la première moitié du xixe siècle. La violence, quant à elle, y est étudiée comme un moyen de rendre compte de l’histoire de toute une époque. Sa définition n’y est d’ailleurs ni précise ni complète, sans doute à dessein, comme le note l’auteur au début de son ouvrage :

Sous cette énumération hétérogène, surgit non pas la violence, mais les violences. D’emblée, il apparaît impossible de l’analyser d’une manière univoque, de la prendre comme un phénomène unique, et par là même d’en donner une définition absolue. (p. 11)

14Cette incertitude quant à l’objet de cette étude apparaît néanmoins comme tout à fait féconde dans l’approche adoptée par l’auteur, puisqu’elle offre à A.‑S. Morel le moyen de composer un texte hybride qui vacille et qui hésite entre plusieurs approches disciplinaires. Issu d’une thèse de doctorat en langue et littérature françaises, ce livre mêle la littérature à l’histoire, à l’art, à la psychanalyse, à l’anthropologie ou encore à la philosophie. L’auteur en a conscience, qui considère que pour un tel sujet « la pluridisciplinarité de l’approche est dès lors rendue indispensable » (p. 12), tout en ajoutant que cette transdisciplinarité est appelée par l’œuvre même de Chateaubriand, comme par le genre des Mémoires en tant que tel. Nous ajouterions volontiers que l’écriture de l’histoire au xixe siècle appelle elle aussi nécessairement la pluridisciplinarité. Autrement dit, la violence y est déclinée sous ses multiples aspects, elle est étudiée en tant qu’elle est représentée, c’est‑à‑dire qu’elle doit être déchiffrée à l’aide de bien des outils qui sont utiles à l’appréhension des signes et du langage. L’œuvre d’A.‑S. Morel s’y présente ainsi moins comme une étude du littéraire que comme une étude de l’écriture, de ce que nous nommerions volontiers la communication historique : « les représentations de la violence […] induisent une réflexion sur les fonctions, les limites et les pouvoirs du langage verbal, et nous mènent au fondement même de notre discipline » (p. 15). Une discipline littéraire qui, à cette époque, ne se distinguait pas encore tout à fait d’une discipline historique elle‑même plurielle. Autrement dit, comme l’a bien compris l’auteur, « pour mieux saisir la singularité de l’esthétique de la violence qui [se] déploie [dans les Mémoires], il est important de tenir compte de l’œuvre complète » (p. 16) : c’est‑à‑dire des romans, des essais comme des livres proprement historiques.

15L’auteur s’attache ainsi à désamorcer le clivage disciplinaire contemporain pour rendre compte de la singularité d’une œuvre plurielle, qui est aussi celle qui est propre au début du xixe siècle français. Écrire l’histoire est en effet une entreprise collective qui mêle les approches et qui fait de chaque œuvre de véritables palimpsestes qui rivalisent entre eux tout en se fécondant, chaque approche théorisant sa légitimité à écrire l’histoire. Pour rendre compte de la violence de la guillotine, l’auteur fait appel à bien des arts différents : du roman au livre d’histoire, en passant par la nouvelle, les mémoires, les peintures, les bulletins de l’armée, les caricatures, etc.

Le corps se fait toile, l’écriture de la blessure, art poétique. La littérature rivalise d’effets visuels avec le peintre dans les scènes de genre que sont les marches à l’échafaud et les portraits de guillotinés. (p. 98)

16Chateaubriand lui‑même a pu rendre compte de cette collaboration des disciplines dans l’intention d’écrire l’histoire, tout en se méfiant des différentes sédimentations qui risquent d’obscurcir la réalité et nuisent ainsi à la compréhension de l’histoire. Ce pourquoi le mémorialiste cherche une nouvelle forme d’écriture de l’histoire qui, mêlant peut‑être différentes approches, saura éclairer son propos sans multiplier les médiations : « Les Biographes répètent ces mensonges ; les Peintres fixent sur la toile ces inventions, et la postérité adopte le fantôme. Bien fou qui croit à l’histoire8 ! » Les lettres, les arts et ce que nous appellerions aujourd’hui les sciences humaines ne constituent néanmoins pas les seuls médiateurs de l’histoire ; les sciences sont tout autant convoquées. Ainsi du décompte mathématique effectué par Chateaubriand pour rendre compte de l’horreur des violences révolutionnaires et faire naître l’indignation tout en gardant un certain recul devant le pathos que pourrait engendrer un tel sujet. La médecine se saisit de même de cette fonction descriptive lorsque Chateaubriand évoque le sort du duc d’Enghien, comme l’analyse très justement A.‑S. Morel :

La froideur du langage scientifique et la récurrence des chiffres participent de l’élimination totale du prince, puisque sa dépouille mutilée, au lieu d’être l’objet de sacrements religieux et d’une cérémonie d’exhumation digne de ce nom, suscite un discours médical complètement déshumanisant. (p. 286)


***

17La violence de l’histoire nécessite ainsi l’intervention de plusieurs champs disciplinaires pour être parfaitement transmise. En véritable équilibriste, le mémorialiste tend à utiliser tous les instruments en sa possession pour transmettre une histoire horrible sans dégoûter le lecteur de sa propre lecture. Toute la subtilité de l’écriture de la violence historique se trouve dans ce travail de voilement et de dévoilement simultanés. « Quand on a […] vu passer 1793, il est difficile d’être sans souvenir » affirme Chateaubriand9 ; mais il est tout aussi difficile de transmettre ces souvenirs de violence. Ce que nous dit cette étude, c’est qu’après la Révolution la littérature a perdu son pouvoir de dire le réel, et que l’écriture de l’histoire nécessite la collaboration de bien des disciplines, avant que l’une d’elle parvienne institutionnellement à en saisir le monopole. Écrire la violence, c’est peut-être retrouver un moyen de dire le réel et pleurer la disparition du pouvoir évocateur du poète :

Ah ! Si la Muse sainte soutenait mon génie, si elle m’accordait un moment le chant du cygne ou la langue dorée du poète, qu’il me serait aisé de redire dans un touchant langage les malheurs de la persécution ! Je me souviendrais de ma patrie : en peignant les maux des Romains, je peindrais les maux des Français. Salut, épouse de Jésus‑Christ, Église affligée, mais triomphante ! Et nous aussi, nous vous avons vue sur l’échafaud et dans les catacombes10.

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