Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
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Dagmar Wieser

L’unité retouvée de la Recherche

Erika Fülöp, Proust, the One, and the Many. Identity and Difference in “À la recherche du temps perdu”, Londres : Legenda, coll. « Main series », 2012, 203 p., EAN 9781907975325.

1Erika Fülöp prend sciemment le contre-pied d’un lieu commun de la critique proustienne qui veut que la Recherche se contredise elle‑même. Selon ce lieu commun, l’esthétique immanente du roman serait plus moderne que sa théorie explicite ; l’intuition — par le héros miraculé — d’un monde « un » serait contredite par l’expérience quotidienne, qui est incohérente et dysphorique. La thèse défendue — de façon fort convaincante — par Erika Fülop consiste à dire que ces deux versants, loin de se contredire, sont en vérité les deux piliers complémentaires d’une pensée absolument cohérente.

2La démonstration s’appuie sur deux concepts philosophiques :

  • celui d’« Identité », emprunté à Schelling, et qui présuppose une unité sous-jacente au monde des diversités. À ce niveau-là, le sujet et l’objet coïncident. Cette unité souterraine se soustrait à toute saisie réflexive (qui ne peut que produire des objets). Seul un acte d’« intuition intellectuelle » peut dépasser le clivage platonicien entre le sujet et l’objet, l’intelligible et le sensible, l’idéal et le réel, l’un et le multiple ;

  • celui de « Différence », emprunté à Deleuze et Derrida, qui permet de penser l’être comme un devenir, comme un processus de différenciation continuelle. En ce sens, la pensée de Schelling et la critique post-structuraliste à Platon se rejoignent.

3Selon E. Fülöp, la Recherche présente deux types d’expériences où la dichotomie sujet/objet est suspendue. Ce sont les réminiscences bienheureuses d’une part et certaines impressions sensorielles de l’autre. C’est ici que se fait patente la prétendue contradiction du narrateur. À l’en croire, la clé du bien-être ressenti fortuitement par lui est « dans l’esprit », « à demi-engaînée dans l’objet », ou encore « en eux » (c’est-à-dire dans les objets). Plutôt que d’y voir un amas de contradictions (dues par exemple à la genèse laborieuse du roman), E. Fülöp suggère que la Recherche prend sciemment de court la dichotomie platonicienne de l’esprit et de la nature. C’est dire que la réalité « extra-temporelle » décrite par Proust ne saurait être identifiée aux Idées platoniciennes. La notion d’« Identité » due à Schelling est mieux à même de rendre compte des expériences euphoriques en question. Celles-ci relèvent de cette « intuition intellectuelle » à laquelle les romantiques ont cherché à accéder et dont la visée peut aussi s’appeler Moi, Substance, l’Un, le Tout (E. Fülöp renvoie à Xavier Tilliette). Au demeurant, il ne s’agit pas là d’une expérience mystique (car celle-ci n’a pas besoin d’être transposée verbalement). Entre Proust et Schelling, l’Essai sur le génie dans l’art (1897) de Gabriel Séailles fournit un chaînon.

4Certains états de conscience liminaire permettent eux aussi de participer à l’unité organique du monde. C’est le demi-sommeil, c’est l’ivresse procurée par l’alcool, et c’est l’apaisement ressenti en regardant dormir l’être aimé (car l’altérité menaçante de l’objet est alors suspendue).

5Quant au demi-sommeil, E. Fülöp rapproche le dormeur éveillé proustien du Rousseau des Rêveries. Celles-ci ont beaucoup compté pour les premiers romantiques allemands : Friedrich Jacobi a fait du « sentiment de l’être » la base où s’enracine la réflexion philosophique. C’est donc une conscience pré-réflexive, si l’on peut dire, qui se donne à voir grâce au dormeur éveillé proustien. Dans un deuxième temps, le dormeur va se penser comme un moi empirique (inscrit dans un lieu, dans une histoire). De façon fort peu platonicienne, c’est la « mémoire [du] corps » qui lui permet de se doter d’une identité.

6Inversement, l’endormissement est décrit par Proust comme un retour à un état d’avant toute prise de conscience (de soi ou du monde). Cet état correspond à ce que Schelling appelle « l’indifférence absolue » : un état qui ignore la notion de relation, de perspective… Cet en‑deçà est pour Schelling le point où commence la philosophie. C’est le moment où commence la Recherche — car pour E. Fülöp (p. 62) le narrateur n’émerge jamais de sa position de dormeur éveillé. Ajoutons que cet en‑deçà correspond sans doute à ce que Freud, dans les mêmes années, appelle le « refoulement originaire ». C’est de lui que naît la capacité même du refoulement, ou, si l’on veut, le clivage phylogénétique de l’appareil psychique en machine pensante et en machine rêvante. Quant à l’ivresse, E. Fülöp la réhabilite contre le reproche de « solipsisme charnel ». Dans l’état d’ivresse, le narrateur perd et retrouve son moi « comme une part de la chair du monde » (Merleau-Ponty).

7La démonstration d’A. Fülöp culmine dans la discussion de l’amour et de son lien avec la faculté d’imagination. Le besoin que le héros a d’autrui présente la structure de ce que Derrida appelle un « supplément » : c’est à la fois quelque chose qui s’ajoute à ce qui est déjà complet, et quelque chose qui comble une lacune. En effet, le héros de Proust s’épuise à déchiffrer les signes d’étrangeté, ou d’altérité qu’il prélève sur Albertine. En vain : le déchiffrement des signes est un processus sans fin, une « différance ». Albertine se soustrait à la possession — qui en veut précisément à son altérité.

8C’est alors que l’imagination vient à la rescousse. Son rôle est d’apporter un supplément à l’objet. Grâce à l’imagination, femmes et lieux se chargent d’une individualité, deviennent « réels », uniques, « particuliers ». En d’autres termes, le désir et l’imagination entretiennent une relation spiralée : le désir stimule l’imagination, qui attise le désir. C’est toutefois chez Proust la réalité extérieure qui fournit au travail de l’imagination son point de départ. À l’opposé de l’imagination platonicienne, l’imagination selon Proust est créatrice. Elle ajoute quelque chose aux objets réels (une signification, une valeur, un attrait) plutôt que de simplement en produire une copie. La réalité extérieure n’est pas ici la dépositaire de « l’original », elle est simplement l’origine du travail de l’imagination. Aussi le produit de l’imagination ne saurait-il être considéré comme inférieur ontologiquement ou épistémologiquement aux entités de la réalité. L’apprentissage du héros consiste à dépasser certain platonisme invétéré au profit d’une approche moderne de l’imagination : elle ne peut que décevoir si on la fait correspondre à la réalité ; il faut apprendre à l’apprécier comme une réalité propre.

9À l’instar de Nietzsche, Proust invite dès lors à faire bon usage des illusions, définies comme un mensonge qu’on fait à soi-même. À ce sujet, Proust utilise des métaphores pharmaceutiques qui recoupent celles que Derrida (dans sa critique de Platon) appliquera à l’imagination. C’est dire que les illusions aident parfois à mieux vivre. Il n’y a pas lieu de les évaluer en termes de morale. Mais il y a un pas à ne pas franchir et qui consiste à les traiter comme des vérités objectives. C’est ce que Charlus démontre avec maestria. Sa vie est le produit de ses désirs, de ses perceptions et de ses illusions consciemment vécues comme telles. S’il ne produit pas d’œuvre c’est que sa vie tient de l’œuvre d’art. Charlus incarne ce que Nietzsche appelle un « platonisme à l’envers ».

10Dans la Recherche, la distinction platonicienne entre l’apparence et l’essence est finalement dépassée au profit de l’acceptation de « la dimension de la vie comme Différance ». Le narrateur comprend que son œuvre devra faire une place à cette dimension-là, aux côtés de la perception de l’Identité. Le monde de Proust est un et multiple, sans qu’il faille y voir une contradiction.


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11L’ouvrage d’Erika Fülöp se recommande non seulement par son audace de pensée mais, presque d’avantage encore, par la clarté avec laquelle sont exposées les notions philosophiques qui servent d’instrument à la démonstration. Voué à la philosophie proustienne, cet ouvrage stimulera aussi la réflexion consacrée à la lecture (autre état de conscience liminaire), à l’animalité et à la notion d’inconscient.