Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Marie-Noëlle Brogly

Poésie visuelle, poésie plastique, démarches conjointes

1Relations au travail de Philippe Geinoz se propose comme la première étude globale de la période du début du xxe siècle, où se tissent les liens étroits entre peinture et poésie dont l’influence se fait sentir sur toute la première partie du siècle. Si Apollinaire, Picasso et Braque encore ont fait l’objet de nombreuses études et monographies de qualité, aucune étude ne s’est penchée en profondeur sur la façon dont la peinture et la poésie se nourrissent et s’influencent mutuellement, aussi bien dans leur forme que dans la façon dont elles conçoivent leur rapport à la réalité et le rôle du lecteur ou du spectateur face à elles. Des études de qualité existent sur des points de détail, telles celles sur Apollinaire ou sur certains points du cubisme (p. 489 sqq.) ou sur les collaborations entre peintres et poètes, tels celles de Peyré, Chapon ou Bayle, mais un vide demeurait pour une réflexion complète et approfondie dans ce domaine1. L’auteur se pose ainsi le défi difficile de concilier à la fois précision et exhaustivité du sujet, tout en tâchant de maintenir la cohérence globale de son analyse.

2Ph. Geinoz suit au départ une approche chronologique, en s’appuyant sur des éléments biographiques permettant de comprendre comment les liens personnels entre Picasso et Apollinaire initient les évolutions de leur pratique artistique. Le rapprochement entre les deux artistes est le point de départ des bouleversements à venir dans leurs deux arts respectifs, dont l’auteur nous présente ici la genèse. Il permet ainsi de suivre l’évolution, presque d’œuvre à œuvre — car cette étude se nourrit abondamment d’études de détail de tableaux et de textes poétiques ou critiques — de la pensée de ces deux artistes, en lien avec le terreau artistique et philosophique dont ils émergent, mais aussi en présentant l’évolution que suit le mouvement qu’ils ont initié, notamment dans les œuvres de Braque et Gris pour la peinture, et de Reverdy pour la réflexion sur la poésie et sa pratique. Le titre de cette étude, « relations au travail », se justifie donc par la volonté d’étudier l’émergence et le développement de la « mise en œuvre d’une méthode partagée » (p. 23), et son corpus, par la recherche d’œuvres marquant une « discontinuité », conçue comme « le fait que les éléments du poème se manifestent sémantiquement et visuellement comme des fragments hétérogènes à mettre en relation » (p. 27).

« La redéfinition d’un échange »

3Plutôt que de faire débuter son étude avec l’ouvrage Les Peintres cubistes d’Apollinaire datant de 1913, qui est souvent retenu comme point de départ de l’échange entre peinture et poésie au début de ce siècle, l’auteur se replace dans les années 1904‑1905 pour éclairer les évolutions permettant de comprendre les transformations que subissent progressivement la peinture de Picasso, et l’écriture d’Apollinaire. Le point de contact entre les deux arts est alors le monde des saltimbanques (p. 39), lieu commun littéraire et pictural qui fait son apparition dans la peinture de Picasso. Or ces saltimbanques ne sont plus mis en jeu selon une esthétique réaliste, comme c’était le cas jusqu’alors, mais de manière indépendante, sans contexte, ce qui force le spectateur à les considérer pour eux‑mêmes et à donner un sens à la toile d’après les structures qui la régissent. Ceci représente, selon l’auteur, le premier recul du peintre devant la visée expressive de la peinture. Ce caractère conventionnel du saltimbanque est donc la clef d’une rénovation du rôle du spectateur dans la mesure où le motif du saltimbanque attire celui‑ci et le rassure par la part de connu qu’il contient, tout en l’encourageant dans un second temps à chercher un sens à la toile en fonction de la structure et des relations qui se dessinent entre les éléments qui la composent.

4Apollinaire, qui consacre en 1905 un texte à ces tableaux, propose tout d’abord une réponse formelle à ces innovations picturales dans un texte montrant « un caractère flottant, entre le compte rendu critique et le poème en prose » (p. 57). Il voit dans le saltimbanque une réflexion sur « l’idée que l’homme se fait de lui‑même, en temps qu’espèce » (p. 60). Celle‑ci donnerait alors une dimension religieuse à la peinture de Picasso : l’impossibilité de se saisir pleinement de ces figures, notamment par leur représentation décontextualisée, leur donne un caractère presque sacré par « l’inquiétude » (p. 66) ainsi créée, qui appelle un rapport à l’œuvre situé entre pitié et piété ; pitié pour les saltimbanques représentés, piété « comme condition d’accès aux œuvres » (p. 68). Cette pitié serait alors le moyen de la création d’une tonalité affective dans le spectateur de la toile, selon l’auteur. Cette hypothèse, utile pour comprendre comment Apollinaire se réapproprie cet univers à l’intersection entre tradition littéraire et picturale, aurait aussi pu servir à l’auteur pour construire un autre point de contact entre les œuvres sur la base d’une réflexion sur le lyrisme partagé, d’après la définition qu’en donne Rodriguez et qui se serait peut‑être révélée plus productive que la conception de Stierle qu’il a choisi de suivre2. En effet, cette conception du lyrisme se prête particulièrement bien à une réflexion sur l’anéantissement du temps, sur l’apport de l’image qui sont travaillés dans la suite de l’ouvrage, d’autant plus que l’auteur insiste sur l’influence de la poésie lyrique d’Apollinaire sur Picasso quant à la manière d’inscrire l’expérience personnelle du peintre dans un « matériau commun » (p. 87). Ceci aurait pu offrir un ancrage critique solide permettant également de penser l’émergence d’un nouveau lyrisme, notamment avec la poésie de Reverdy que l’auteur touche du doigt.

5Après avoir établi les bases d’une circulation entre peinture et poésie, l’auteur s’intéresse aux points de contacts entre les méthodes de Picasso et d’Apollinaire. Si la métaphore, par le déplacement qu’elle induit, permet facilement de créer cette décontextualisation en poésie, le peintre n’y a pas accès, la seule réponse qu’il peut y opposer est la transformation de l’élément. Continuant son travail d’abstraction de l’élément d’un contexte réel avec Les Demoiselles d’Avignon, le peintre joue sur la distance entretenue avec le spectateur, qui est à la fois invité par les regards de ces femmes et maintenu à distance, et fragmente par ces regards concurrents l’unité du groupe. Ce faisant, il joue sur les attentes, les conventions et les dénonce en abstrayant l’œuvre de toute réalité. Ce qui compte n’est plus l’imitation de la réalité, mais la construction du tableau qui se pose alors réellement comme création. Apollinaire rend doublement compte de ce bouleversement dans ses écrits, d’une manière critique, mais aussi d’une manière formelle dans la mesure où sa poésie se construit également dans le choix d’une « distance avec la réalité, une distance d’abord sémiotique » (p. 103). La peinture et la poésie gagnent ainsi leur autonomie par rapport à la réalité, non pas qu’elles s’y opposent, plutôt, elles tentent de se l’approprier, de trouver une prise dessus comme y appelle notamment Reverdy3.

6Émerge alors la possibilité d’une éthique commune, centrée autour des « trois vertus plastiques », « la pureté, l’unité et la vérité » convoquée dans les textes de 1908 d’Apollinaire (p. 103). La pureté découle ainsi de l’orientation de la peinture vers un art de création. L’unité, plus problématique, est prise en charge par la réception de l’œuvre, à travers le regard du spectateur. La vérité, enfin, fait l’objet d’une définition a priori paradoxale, dans la mesure où elle posée en équivalent de la réalité. Pour l’éclairer, Ph. Geinoz convoque le courant philosophique du pragmatisme qui, selon lui, influence de manière importante la pensée artistique de l’époque dans laquelle baigne Apollinaire (p. 123). La vérité est ainsi conçue après coup, comme le résultat, la vérification d’une idée qui détermine sa réalité. Cela permet ainsi de considérer que c’est dans la réception, dans les rapports créés dans l’esprit du spectateur ou du lecteur, que peut se trouver le critère de vérité d’une œuvre d’art. Cette conception achève d’orienter la création vers la recherche de la mise en rapport d’éléments et scelle le divorce avec la volonté de représentation ou d’imitation de la réalité. Cette libération de la création permet « la prise de possession du monde par le lyrisme » (p. 130) qu’il aurait été intéressant de travailler en lien avec l’image, étudiée dans la troisième partie de l’ouvrage, notamment d’après les pistes ouvertes par Ricœur qui souligne le rôle que peut jouer la métaphore dans une démarche de « redescription lyrique du monde4 ». Dans la mesure où l’œuvre, conçue comme création et non plus imitation, devient indépendante, la question de son unité se pose alors, question à laquelle les deux artistes répondent par le « pouvoir rassembleur de la surface, de l’écran (…). La confiance dans l’écran serait donc une confiance dans l’activité de recherche et de construction que déploie le spectateur » (p. 152). Dans cette optique, la lecture elle aussi se conçoit alors comme « créative » (p. 152). Suivre et rendre compte de ces évolutions picturales influence en retour l’écriture d’Apollinaire d’une manière similaire à partir de 1912, ce que l’auteur résume et analyse à l’occasion d’un commentaire du presqu’incontournable poème « Zone » de façon à montrer la mise en place poétique du principe de « discontinuité » appliqué par le poète. Celle‑ci, conjuguant passé et présent, permet au poète de « faire lire de soi » (p. 159) autrement. L’auteur conclut ainsi cette première partie en soulignant le « fonctionnement de type lyrique » (p. 181) des tableaux de Picasso, dans le sens où le discours de l’œuvre ne dissout pas la mise en œuvre de ce discours et met, par cette résistance, le statut de lecteur et spectateur en question. Dans cette optique, l’image devient une « présence interpelante » (p. 182) qui maintient la cohérence générale de l’œuvre et offre un ancrage au lecteur. À cette occasion, Ph. Geinoz convoque les travaux de Wolfgang Iser sur la réception et la question du point de vue. Il semble en effet que les réflexions sur le sujet lecteur gagneraient à être développées. Le lyrisme représente ainsi, aux yeux de l’auteur, le point de rencontre des deux méthodes artistiques, en adéquation avec la formule de Reverdy pour désigner la peinture comme « poésie plastique5 ». Les différences entre les deux arts sont tout de même soulignées : si la poésie a accès à la métaphore pour établir une décontextualisation de ses éléments, la peinture ne peut procéder que par dissociation de l’élément de son ensemble. Dans les deux cas, l’appropriation de cette œuvre se fait pour le spectateur par l’émotion, une émotion de nature esthétique ou pure, telle que la définit Reverdy dans ses essais6.

Mises en œuvre

La réalité

7Une fois posé le choix de la discontinuité, Ph. Geinoz s’efforce d’identifier les sources de ces désirs de changement de conception de l’œuvre d’art. La piste principale étudiée par l’auteur est celle du constat, de la conscience douloureuse de la difficulté d’accès à la réalité, à la vraie connaissance du monde et de soi qui selon lui s’exprime tout particulièrement dans « la chanson du mal‑aimé » d’Apollinaire. Il explique en effet :

le syndrome du mal‑aimé (…) recouvre donc un doute identitaire fondamental, un doute sur la consistance du sujet, dès lors qu’il se dessine dans la conscience d’autrui à l’aide de schémas préexistants, et dès lors, surtout qu’il n’accède lui‑même au monde que par re‑connaissance, c’est‑à‑dire par la médiation d’une mémoire conformée (p. 199).

8Le travail poétique s’oriente ainsi vers une mise en œuvre de moyens pour conserver l’individuel, garder une prise, par exemple en affirmant le faux pour mieux le dénoncer, comme le détecte l’auteur dans la manière d’Apollinaire (p. 201). Un autre signe de cette inquiétude généralisée dans l’écriture du début du xxe siècle est la réflexion menée sur le cliché, dans la mesure où il apparaît comme le symbole de la menace de la masse sur l’individualité de l’artiste. Le poème, pour justifier son existence, doit être neuf, et l’image, pour dire quelque chose de vrai sur le monde, être « la représentation presqu’indirecte d’un fragment de vie7 » (p. 212). Elle doit être originale pour être juste, ce qui a pour résultat de mettre l’œil au centre de la démarche créatrice. Une réflexion s’ouvre alors sur les pouvoirs évocateurs de l’image et le rôle de la convention, du cliché, comme base commune de compréhension du monde.

9La difficulté d’accéder au réel envisagé comme étant derrière un voile ou un mur pousse Ph. Geinoz à entrer plus en détail dans la pensée de Reverdy dont il présente tout d’abord la genèse en termes d’influences et d’inspirations philosophiques, comblant un vide critique sur ce sujet. Il revient ainsi sur la fameuse définition de la poésie selon Reverdy comme « le bouche‑abyme du réel désiré et qui manque » qu’il met en lien avec la solution du recours à l’image pour s’emparer du monde que propose le poète8. Ce recours à l’image se construirait conjointement à un rejet supposé de la métaphore dans la mesure où celle‑ci, réduite à un simple rapport, contribuerait au tissage de ce voile séparant l’homme de la réalité. Pour l’auteur, Reverdy écrit en s’appuyant sur l’image et l’analogie, dans le rejet de la métaphore. Or cette position demanderait à être nuancée, ne serait‑ce qu’au vu de la quantité importante de métaphores contenues dans cette poésie, ce qui suggérerait une incohérence entre les écrits théoriques de Reverdy et sa pratique. Sans doute faut‑il plutôt considérer que son rejet de la métaphore est celui d’une figure perçue comme traditionnelle et sclérosée, comme signe d’une éloquence artificielle et frôlant le cliché, en rupture avec la mission qu’il assigne à la poésie. Il est en revanche possible de postuler une réactualisation de la métaphore par Reverdy, qui coïnciderait sans doute avec ce que le critique considère comme des images et des analogies. Cette forme de métaphore différente se singulariserait d’abord par l’originalité et la nouveauté des rapports qu’elle engage, par la justesse à laquelle appelle Reverdy et par ses capacités créatrices, en lien avec la démarche lyrique du poète, qui permet, selon les théories de Ricœur précédemment évoquées une recréation du monde à même de permettre son appropriation par le poète grâce aux troisièmes termes créés par ces rapprochements volontairement choquants9. Ce n’est pas tant la réalité linguistique de la métaphore qui est en cause, dans le rejet que Ph. Geinoz semble en voir chez Reverdy, que sa conception et son utilisation qui connaissent un renouvellement nécessaire au début du siècle.

La réception dynamisée

10L’auteur se concentre alors sur les réponses que poètes et peintres cherchent à apporter à cette inquiétude. Elle passe selon lui par le travail des rapports, dans la lignée des idées de James selon qui « nos connaissances sur une chose sont la connaissance de ses relations10 ». Pour Ph. Geinoz, ceci aboutit à « une mise en question [de] la direction subjective de notre appréhension du monde » (p. 245) qui s’inspire dès lors de la lecture comme modèle de la mise en relation des éléments. Cette importance accordée au processus conçu comme exemplaire de la lecture devient le point de rencontre central des pratiques picturale et poétique, la base de leur « dialogue » (p. 249) — idée qui porte un éclairage nouveau et complémentaire sur l’ouvrage de Peyré qui s’efforce de fixer l’expression « livre de dialogue » pour désigner les réalisations conjointes entre peintres et poètes11. En filant cette métaphore de la lecture pour désigner la position du spectateur devant la toile, la géométrie devient donc une forme de syntaxe, suivant les écrits de Poincaré (p. 251) qui influencent grandement les peintres de l’époque et participe partiellement à leur revendication de l’étiquette cubiste. L’image obtient alors un double statut, elle est figure à l’échelle du poème, et image en deuxième instance, née de la fusion de tous les éléments convoqués par un texte ou une toile, selon les théories de Gleizes et Metzinger (p. 262)12. C’est de ce « dynamisme de la forme » (p. 262) que surgirait le lyrisme d’une toile ou d’un poème, selon Metzinger. À nouveau, on peut regretter ici un certain flottement sur la définition de la notion de lyrisme qui gagnerait à être étroitement associé aux pouvoirs justement eux aussi dynamiques de la métaphore, pour renforcer l’assise théorique justifiant de parler de lyrisme dans le cas de ces réalisations. Il est en revanche bien évidemment nécessaire de prendre également en compte le jeu avec le « blanc » de la page duquel ou contre lequel les images peuvent surgir, notamment dans le cas de Reverdy, comme l’auteur le souligne, et tel qu’Isabelle Chol l’a étudié en détail dans son ouvrage Poésie plastique qui pourrait venir compléter certains points de la réflexion de l’auteur sur le jeu typographique au service du surgissement de l’image lyrique13. Ce surgissement, ce choc des éléments dans le poème comme dans le tableau s’inscrivent alors, comme le conclut l’auteur, dans une démarche de redynamisation de la lecture dans une tentative de rompre les automatismes, de l’ouvrir au choc pour casser la gangue d’habitudes et de fausses évidences qui entravent le rapport direct de l’homme avec le monde.

Grammaire comparée : le visible & le lisible

11La dernière section de cette réflexion se consacre à une étude de détail du travail de réappropriation du monde par la lecture rendu possible par la mise en œuvre d’une « grammaire comparée » (p. 293) en peinture et poésie. Le but de celle‑ci est certes de faciliter la lecture, mais aussi d’orienter, de relancer l’interprétation des œuvres picturales en permettant une réflexion sur le jeu entre le fond et la surface, ainsi qu’entre les éléments entre eux. Les premiers termes de cette grammaire sont donnés par Reverdy qui propose une équivalence entre l’utilisation du noir pur en peinture et de la phrase négative en poésie (p. 312). Dans le poème en effet, la négation peut permettre de mettre en valeur le manque du réel désiré. En niant la référence, elle peut bouleverser les habitudes de lecture et contribuer à la création du neuf dans la nécessité d’interpréter autrement, de créer d’autres liens. Le noir en peinture peut faire apparaître une profondeur, questionner les relations entre les éléments de tableau, il nie par la « disjonction et la co‑présence d’“assertions” contradictoires » (p. 317), qui font ainsi « osciller la lecture » (p. 317) et en rompent les automatismes. En soulignant le fait qu’un tableau est construit, il appelle à s’interroger sur cette construction dans l’élaboration du sens, qui repose sur la reconnaissance et la recomposition des éléments par le lecteur. Le mot, l’élément poétique, est lui aussi pensé par rapport à ce qu’il fait reconnaitre en lui, en effet, le mot « illimite » (p. 321) selon Reverdy14. Néanmoins, pour que l’interprétation soit possible, il faut que l’horizon qu’il ouvre soit cadré, notamment par la phrase dans laquelle il vient s’inscrire et qui donne son élan à la lecture, tout en maintenant le poème en deçà du cri qui menacerait alors la saisie de la réalité. Diverses expériences de poèmes motlibristes (p. 324) sont faites, mettant en jeu des lectures verticales, horizontales, simultanées des poèmes, des jeux typographiques, qui témoignent justement de ce désir de rénover la lecture. Apollinaire néanmoins choisit de rester dans une poésie plus en retrait que celles de Marinetti ou de Max Jacob sur ce plan et se consacre plutôt à la « lettre‑océan » (p. 332) qui met en œuvre formellement et thématiquement le questionnement sur les moyens de communication dans une réflexion sur le monde moderne, urbain, où vit le poète ainsi que sur l’unité possible, maintenue, de son moi à travers la lecture. La singularité d’Apollinaire par rapport aux poètes contemporains, tenants du simultanéisme, s’affirme alors en ce qu’il conçoit la simultanéité comme « une disponibilité des énoncés, détachés et mis en page de façon à permettre une certaine liberté dans l’ordre de lecture (…) en une interrogation sans cesse relancée de ces éléments qui eux‑mêmes appartiennent au discours commun, que choisissent de rejeter les futuristes par l’émiettement qu’ils lui imposent » (p. 335).

12Les aspects visuels du poème, et de ce texte en particulier sont alors envisagés par Ph. Geinoz. Le calligramme fait bien sûr image, mais rappelle aussi que « la phrase fait image » (p. 339). Cette réflexion sert de point de départ à un développement sur la portée visuelle de la poésie à travers la référence maintenue, définie comme la possibilité de « ressaisir l’objet en son absence » (p. 340), qui repose sur une lecture active s’appuyant sur l’imagination du lecteur à même de reconstituer les images textuelles dont le profil, la trace, est donnée par le blanc de la page sur laquelle elles sont appelées à se détacher. En parallèle, la même réflexion est menée pour la peinture où le mot vient jouer avec le motif, l’objet, et parfois le remplacer dans certaines réalisations de Braque ou de Gris. Explorant les moyens à sa disposition, le peintre cubiste explore « les virtualités du signe iconique, (…) des conditions de sa reconnaissance et de son interprétation » (p. 349). L’élément joue ainsi avec son contexte discontinu sur la toile, fait signe et exhibe à la fois son caractère iconique, déplaçant l’accent de la création vers la réception et l’interprétation. Le fragment, pour ce faire, continue à se penser en relation avec un tout permettant une reconnaissance ponctuelle, une recombinaison surprenante, parfois fragile, des éléments témoignant de cette « pratique de la dissociation » (p. 359) alors mise en jeu et offerte au spectateur. Si la lecture est unifiante, le sens n’est pas pour autant fermé et des cohabitations sont possibles, qui viennent en retour relancer la lecture. Le désir de jouer avec la lecture se note ainsi particulièrement avec l’inclusion de mots, d’inscriptions, même tronquées, dans les toiles, à laquelle Ph. Geinoz consacre une analyse soulignant la subordination du mot au tableau, à la création d’ensemble et la part de jeu qu’elle inscrit dans la réception de l’œuvre (p. 375).

Peinture, poésie & musique

13Au vu de l’importance consacrée à la réception de l’œuvre, à sa lecture comme mise en jeu de ces éléments, le dernier chapitre de l’ouvrage y est naturellement consacré. Une analogie avec la musique est faite, selon l’idée que le poème et le tableau, comme la partition, s’offrent au lecteur et spectateur, dans l’héritage des idées de Mallarmé. La poésie de Reverdy serait celle qui se rapproche le plus de coups de dés en fonction de l’importance qu’il donne au blanc de la page comme donnée syntaxique à part entière. Il s’éloigne néanmoins de Mallarmé dans la mesure où il oppose à « “l’effort” syntaxique de [celui‑ci] (…) un “effort” structurel, qui échappe véritablement à la “succession logique” inscrite dans la langue et permet en retour de s’en tenir, pour ce qui est des éléments, à une syntaxe très simple, “commune”, à même de faciliter leur appréhension. (…) Reverdy propose donc une forme de poème‑objet qu’il s’agit pour le lecteur de s’approprier afin d’en faire usage, en fonction de sa logique propre, c’est‑à‑dire suivant le poète, en fonction des contraintes qu’impose une “structure” qui, à ses dimensions sémantiques et prosodiques, ajoute une dimension spatiale et visuellement indépendante15 » (p. 390). Les peintres adoptent d’autant plus volontiers la partition qu’elle peut représenter l’un des motifs de la toile et met réellement le spectateur en position d’interprète. L’invitation au jeu, qu’il soit de dés ou divinatoire en ce qui concerne l’interprétation, est donc récurrente dans ces réalisations et d’autant plus importante que c’est ce même jeu, conçu comme interstice, qui permet également l’interprétation et le renouvellement du sens de certains mots perçus comme usés, mais que la composition du tableau ou du poème revitalise. La réalité peut alors paraître à neuf.

14La fin de l’ouvrage est consacrée à une analyse de l’image comme virtualité des textes poétiques de Reverdy, dans la mesure où elle naît du contact entre les éléments présents dans le texte. Elle peut, à ce titre, aussi être une virtualité de la toile ; cette conception de l’image a donc l’avantage de pouvoir réellement souligner le lien entre le travail du poète et celui du peintre, dont cet ouvrage a pour ambition de détailler les modalités. Néanmoins, l’étude de l’image reverdyenne renvoie l’auteur à un rejet de la métaphore au profit de l’image ou de l’analogie, en raison de deux critiques : la métaphore hiérarchiserait les éléments (le présent face à l’absent) et aurait un principe intégrateur qui nie du coup le contraste ou l’espace que le blanc s’efforce de ménager pour créer du jeu dans le poème. Cette hiérarchie supposée ne va pourtant pas de soi, le rapprochement incongru d’éléments à travers la métaphore allant précisément dans le sens d’une juxtaposition à même de créer un choc poétique. Le principe intégrateur de la métaphore, quant à lui, est relativement limité dans la mesure où les termes de la métaphore sont si éloignés l’un de l’autre qu’ils ne peuvent que créer un troisième élément aberrant, une chimère. Ils ne sauraient se fondre l’un dans l’autre, aussi la méfiance de l’auteur à l’égard de la métaphore est‑elle excessive et confine à le priver d’un outil d’analyse puissant pour penser la création à neuf du monde par la poésie. Ce léger flottement sur la métaphore aurait sans doute pu être évité en consacrant quelques pages à travailler sa définition de manière plus précise, plutôt qu’en s’appuyant simplement sur la définition stylistique commune de cette figure. Cette étude se clôt comme elle commence, sur une réflexion sur le groupe et leurs accointances, à travers Les Jockeys camouflés de Reverdy, qui permet d’entrevoir les relations entre le poète, Max Jacob et Cendrars, et d’annoncer aussi l’éloignement futur de ces groupes. Le cubisme pictural intègre le portrait, ce qui pour Reverdy, paraît incompatible avec ce courant en raison de l’importance persistante qu’il accorde à la ressemblance. Ceci fait écho au refus de Reverdy de se peindre dans son œuvre, d’y figurer de façon plus précise qu’à travers un « fin profil de fil de fer amer » et marque le début des discordances à venir16.


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15Cette étude propose un éclairage détaillé, profond et documenté sur les liens qui unissent la démarche cubiste à l’écriture poétique entre 1905 et 1912, et en cela, vient combler un manque indéniable dans la critique et l’histoire littéraire, artistique de ces années. La première section dédiée aux premières avancées vers la simultanéité sur la toile ou dans le texte est à ce titre une lecture passionnante. À l’échelle de l’ouvrage, l’importance accordée à l’analyse des bouleversements dans la réception de ces œuvres, qui de passive devient active, est peut-être le point qui appellerait le plus à être développé ultérieurement et analysé à part entière en lien avec les travaux d’Iser, d’Eco, et de Jauss pour cerner ainsi toute l’originalité de la démarche de ces artistes du début du siècle. La façon dont ils révolutionnent les codes de la création a peut‑être tendu à faire passer au second plan l’importance de leurs travaux dans l’évolution de la réception, dont Philippe Geinoz esquisse ici fort à propos l’état des lieux.