Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Didier Coste

Est-ce quelqu’un ?

John Frow, Character and Person, New York : Oxford University Press, 2014, 331 p., EAN 9780198704515.

1En prenant connaissance de cette impressionnante publication de l’un des théoriciens anglo-saxons de la littérature qui ont fait le plus pour que la forme actuelle de transdisciplinarité que sont les études culturelles ne résorbe pas l’esthétique et le poétique dans une idée extérieure du politique, j’ai tout d’abord cru que le titre de l’ouvrage résultait d’une inversion délibérée de celui, devenu classique dans le monde francophone, de M. Zéraffa : Personne et personnage1.Or il n’en est rien, comme nous le verrons. Et il n’y a pas davantage préséance de l’un des deux termes sur l’autre chez J. Frow qu’il n’y en avait chez M. Zéraffa. Dès lors, en feuilletant le volume, d’abord, puis après en avoir lu la préface, j’ai commencé à me demander quel titre je pourrais donner au présent essai critique — ce qui est passé par une rêverie ou une revue flottante de titres et d’énoncés mettant en jeu identité, représentation, noms et rôles, ontologie, hantologie et autres à-peu-près : Quelqu’un de Robert Pinget (dont Un homme qui dort est le cousin), Persona de Bergman, Une voix sans personne de Tardieu, « to be or not to be », « je est un autre », L’Homme illustré de Ray Bradbury et La Mémoire tatouée de Khatibi. Puis il y a nos chers amis Raoul et Marguerite d’« Un drame bien parisien2 » :

Tous les deux poussèrent, en même temps, un cri de stupeur, en ne se reconnaissant ni l’un ni l’autre.
Lui, ce n’était pas Raoul.
Elle, ce n’était pas Marguerite.

2Dans tout cela, il est question à la fois de substance et de surface, d’être et de manifestation, de propriétés ou d’attributs et de manque, de coïncidence et de non-coïncidence. Et le pire (ou le plus fascinant, peut-être) est de s’interroger sur des termes dépourvus de toute essence « référentielle », qui ne peuvent éventuellement faire sens que de leur complémentarité ou de leur collusion plutôt que d’une différence native. C’est pourquoi, après avoir longtemps hésité entre « Personne ne répond », « Il y a quelqu’un » et « Qui est-il ? », j’ai cru bon de poser la question la plus abstraite, ou la moins engagée sur la nature de son propos, à la racine d’une deixis sans objet, sur un possible sans qualités, un peu à la manière de J. Frow lui-même qui, reconnaissant tant en personne qu’en personnage des constructions conceptuelles relatives, opte pour une approche inspirée du cubisme analytique :

Je cherche à la fois à garder distinctes et spécifiques aux champs où elles opèrent les catégories du personnage et de la personne, et à explorer l’interaction et le chevauchement de ces champs. Cela signifie que je veux comprendre non seulement comment les personnages fonctionnent comme des quasi-personnes dans toute une gamme de médias et de genres, mais aussi comment la personnalité sociale fonctionne comme une sorte de fiction, c’est-à-dire comme un modèle façonné par des pratiques et des institutions sociales particulières (dans des cadres légaux ou religieux, par exemple), mais aussi par les schémas qui sous-tendent la personnalité fictionnelle3. (vii)

3L’une des métaphores les plus souvent employées par l’auteur pour imager la complicité forcée de vases communicants, la contamination, voire l’osmose entre les catégories, est l’expression « bleed into », intraduisible dans sa littéralité, mais qui évoque à la fois fuite, suintement, donc blessure, et transfusion, revitalisation. Devant un tel défi, il ne pouvait plus être question de faire blocs séparés de la personne ou du personnage afin de les confronter selon les automatismes d’une dichotomie et d’une dialectique rigide. C’est là que le travail de J. Frow est à la fois le plus heuristique, le plus enrichissant, et en contrepartie, plus pointillé, moins conclusif que d’autres :

La conséquence méthodologique de focaliser sur l’interaction (interplay) entre les différentes façons d’être une personne est que le livre ne repose pas sur l’exposé linéaire d’un raisonnement développé progressivement, mais plutôt sur l’exploration de matériaux juxtaposés et des fils qui les lient entre eux. (vii-viii)

4Le genre de l’essai, pertinemment revendiqué, relève statiquement de la mosaïque, et, dynamiquement, du réseau de forces.

5J’aborderai d’abord chacun des moments de pensée offerts par les huit chapitres, puis je tenterai d’évaluer le bénéfice (certain) de cette errance classée pour la théorie littéraire et une certaine anthropologie sociale, en même temps que les dévoiements de perspective non négligeables auxquels on serait conduit en cherchant à transposer le geste investigateur de J. Frow dans d’autres cadrages linguistiques et culturels.

Un octaèdre en trompe-l’œil

6Il y a, dans le choix d’une pluralité de plans nommés sans définition préalable de leurs coordonnées, quelque chose qui peut volontiers nous faire penser aux cinq codes employés par Barthes pour « étoiler » le texte dans S/Z, avec cette différence que les huit plans retenus par J. Frow sont encore moins attachés à des grilles méthodologiques particulières que les codes barthésiens.

7Je me réjouis d’apprendre, dans Wikipedia, que « L’octaèdre régulier est utilisé comme dé à jouer, particulièrement dans les jeux de rôle. »

8Entre personnage et personne, voici donc, dans leur ordre d’apparition, qui est pour une part celui d’une concrétude (apparente) croissante, les huit « rôles », tous partiels, comme des objets fragmentés du désir, qui sont distribués à l’une et l’autre catégories et opèrent entre elles : Figure, Intérêt, Personne, Type, Voix, Nom, Face, Corps.

9Devant la grande complexité de l’essai, due en partie à la richesse d’un corpus qui, tout en privilégiant le romanesque, sort souvent des sentiers battus pour aborder ici des textes antiques ou médiévaux, là des questions de droit ou de cybernétique, ce ne serait pas lui rendre justice que d’essayer de résumer sèchement des arguments qui tirent souvent leur pouvoir de conviction interrogative de développements non contraints et faussement digressifs. J’ai donc choisi de ne retenir et commenter succinctement que quelques notations incisives, suggestives et même parfois intrigantes, émergeant du flot érudit et inquiet (comme les petites phrases de Proust entre deux métaphores filées). Nous profiterons ainsi plus pleinement du différentiel entre l’essai et le genre du traité auquel nous sommes trop habitués dans les mondes de pensée en langues romanes ou germaniques.

1 - Figure

10La notion de figure est prise dans le double sens de « figure de style » et de figure picturale : « quelque chose qui se détache sur un fond narratif, et plus généralement la forme ou la silhouette humaine » (p. 8). On pourrait remarquer cependant que, contrairement au « fond » d’une fiction verbale, le « fond » pictural n’est pas habituellement narratif, et l’on pourrait même se demander si l’action du personnage par excellence, le protagoniste, détaché par définition et comme de sa propre initiative, ne consiste pas à dénarrativiser contrastivement le « fond » sur lequel il opère. Le rappel de Lotman est fort utile ici : « L’agent se définit par l’action qu’il entreprend ; le personnage par la façon dont ces actions sont dotées de sens quand l’agent agit ou que quelque chose agit sur lui, quand il parle ou qu’on parle de lui dans le réseau de relations établi par le texte. » (p. 12) J. Frow, exposant ensuite la sémiologie (structurale) du personnage de P. Hamon4, la juge « datée », et elle l’est en effet, dans sa première version, peut-être moins du fait de son abstraction et du caractère plus additif qu’analytique des combinatoires qu’elle autorise, que par son insistance sur le « sens ». Bien que les approches de Yuri Margolin5 soient plus incisives et plus rigoureuses, on constatera que l’ambiguïté figurale du personnage tient toujours à la double exigence de lui faire faire sens plutôt que présence et à chercher ce sens dans une narrativité posée à la fois comme principe fondateur du personnage, et comme la conséquence de son existence textuelle. Ce n’est donc pas par hasard que Feu pâle de Nabokov est choisi comme objet expérimental central de ce chapitre.

2 - Intérêt

11L’intérêt est, encore d’après P. Hamon, ce qui résulte de la convergence lectorale de reconnaissance, de projection et d’identification : « C’est seulement à travers un tel procès de reconnaissance que les personnages deviennent intéressants pour nous au double sens où nous trouvons un cadre pour comprendre quel genre d’êtres ils sont, et où, d’une certaine façon, nous nous voyons nous-mêmes dans ces figures et effectuons sur elles un investissement affectif. » (p. 37) J. Frow souligne toutefois avec raison que l’identification a un double sens selon le cas de son objet : identification à ou avec, et identification de,deux relations (le datif et le génitif) co-nécessaires mais qui doivent être distinguées analytiquement. A minima, faute de figure dynamique aisément cernable, il est proposé que ce soit la « voix » énonciatrice supposée, souvent considérée comme auctoriale en poésie lyrique, qui constitue l’objet d’une demande lectorale en quête de quelque alter ego personnel. Le risque est, bien sûr, de faire du personnage un simple instrument narcissique, dans la négation de son extériorité intrinsèque. C’est ce à quoi pourrait tendre la conception riffaterrienne de la vérité de la fiction, que J. Frow ne mentionne pas, et c’est sans doute pourquoi ce dernier insiste sur le fait que « le personnage fictionnel est textuellement construit dans le jeu entre des positions d’énonciation et des édifices figuraux dans le monde de l’histoire (storyworld), positions qui sont remplies cumulativement et de façon complexe au fil de la prose narrative ou du texte lyrique ou d’un film ou du déroulement d’un jeu. » (p. 41)

12La figure de l’avatar est avancée comme essentielle à la compréhension de ce point. Il en résulte — et c’est très important — que « la question du statut ontologique des entités fictives est très peu pertinente en ce qui concerne notre capacité et notre volonté d’interagir avec elles comme si elles étaient des personnes comme nous. » (p. 44) Ce qui conduit à une excellente reformulation de l’intérêt comme lien : « l’action réciproque par laquelle le soi facteur de sens se constitue à répétition comme sujet unifié dans sa reconnaissance de positions de sujet dans le texte est au cœur du processus d’identification de et avec les personnages. » (p. 49) Une telle économie freudienne, conforme à celle dessinée par Norman Holland, n’est cependant pas tout à fait suffisante pour rendre compte de l’intérêt romanesque tel que le voyaient les marxistes des années 70, un système dans lequel le personnage pourrait être considéré comme un acteur virtuel d’accumulation de capital symbolique et de production de valeur. L’étude de la relation pornographique tendrait par contre à montrer que « l’occupation de tous les pronoms [du roman] et la possession d’un savoir qui n’appartient à aucun et transcende chacun d’eux » (p. 67) est précisément le leurre qui nous détourne de notre rôle subordonné ou aliéné dans la production d’une valeur dont nous sommes dépossédés aussitôt.

3 - Personne

13Ce chapitre engage une confrontation entre la catégorie anthropologique de la personne et celle, à venir, de la personne pronominale. L’idée de « person » et l’idée de « self (moi) » évoquées par Marcel Mauss ont fait l’objet d’une telle contamination mutuelle au long de l’histoire que « toute distinction claire est impossible » (p. 72). D’autre part, dans différentes civilisations, nous trouvons déjà le nom (donc la filiation et le statut) et la face (donc le masque et la conformité au type) impliqués sous différentes modalités dans la constitution de ces « catégories de l’esprit ». Sont encore à considérer en parallèle et/ou en opposition les concepts légaux et religieux de « personne », le premier, en droit romain, étant celui d’un titulaire de droits moins engagé physiquement dans l’exercice des droits et des obligations formées par la parole que constitué abstraitement comme site de cet exercice (ainsi la « personne morale » de nos codes civils) ; tandis que le concept chrétien de personne tient, lui, au paradigme de l’incarnation christique, pour lequel « le Christ est l’archétype et l’accomplissement de la personnalité (personhood) humaine. » (p. 78) En bref, la personne « naturelle » est elle-même construite, et « le concept de personne est fait de dimensions et de couches sémantiques multiples. » (p. 81) On commence à voir que la difficulté de penser le personnage ne vient pas tant de son caractère de double, de fantasme, ou d’ensemble instable de représentations, mais de sa nature de « quasi-personne », car c’est cette seconde notion, prise à parts égales dans la vie et le langage, et dont il importe à tout moment de déterminer le statut ontologique aussi bien que la substance et la consistance, qui pose problème.

14Si l’on peut se contenter d’un faisceau de fonctions pour définir le personnage et délimiter les personnages, dans le récit ou dans toute textualité, « la résurrection de la moindre particule de chair […] est au cœur de la vision de la complétude et de la fixité de la personne qui informe le cosmos ordonné de Dante. » (p. 90) La notion de « personne », sous l’angle même de « selfhood » (personnalité / subjectivité du sujet, vue à la fois comme égoïté et ipséité, si je puis me risquer à glisser deux néologismes dans le répertoire), appelle le corps, l’attend et le met en attente. Sans nier l’existence de la subjectivité dans toute société humaine, et en particulier la subjectivité moderne, autoréflexive par excellence, il convient de reconnaître que le sens de soi se construit toujours non seulement comme in-tuition mais avant tout « sentiment d’une situation (location)relativeà plusieurs ensembles d’autres êtres » (p. 97). Il me plaît de penser que c’est par ce biais que personne et personnage seraient en partie superposables, en réciproques palimpsestes, et c’est ce que semble bien indiquer l’analyse du façonnement de la personnalité (selfhood) fictionnelle de Robinson Crusoe dans les dernières pages du chapitre, où l’on retrouve heureusement intégrées les perspectives sociocritiques et postcoloniales dont l’œuvre de Defoe a été depuis plusieurs dizaines d’années un champ d’expérimentation privilégié.

4 - Type

15Dans ce chapitre, J. Frow adopte encore une fois et avec raison une perspective qui remonte des perceptions lectorales à la production des textes, ce qui présente l’avantage de dresser un parallèle potentiel entre l’incarnation sociale des valeurs et des croyances et la personnification ou non des types dans le récit et le portrait : « Nous comprenons les personnages comme des quasi-personnes. Mais cette modélisation opère aussi en sens inverse : notre compréhension des personnes est en partie modelée par notre expérience d’avoir affaire à des personnages fictionnels. » (p. 107) On est loin de la question de la « liberté » des personnages par rapport à leur créateur, ou de l’essaimage des multiples personnalités de l’auteur qui faisait souci à Valéry6. Une étude du genre des « caractères », notamment de La Bruyère, montre les possibilités de passage de l’actant général et abstrait au personnage nommé et situé dans un contexte social et culturel qui amorce son être romanesque. Ceci coïnciderait avec l’émergence d’une nouvelle fonction de la fiction construite sur la catégorie du vraisemblable et se présentant comme une alternative, une tierce dimension hors de l’opposition vérité/mensonge. Cette thèse est celle de Catherine Gallagher7, dont la justesse historique a été mise en doute par plusieurs.

16Quoi qu’il en soit, le schéma des relations, autour du personnage, entre général et particulier, entre référence abstraite et concrète, peut avoir une validité structurale indépendante des moments précis où il s’actualiserait dans telles pratiques textuelles ou dans la teneur de telles controverses : « Le personnage romanesque est [ainsi] un mécanisme pour monter et descendre entre des niveaux de généralité. » (p. 114) Si la notion de « personne sociale » est une inévitable, quoique fâcheuse tautologie, elle permet cependant, une fois « considérée plutôt comme des ensembles cumulatifs et changeants de ressemblances que comme susceptible de définition par une liste de traits » (p. 118), de persister à accepter que le personnage n’est personne, mais qu’il se forme (largement ?) « sur la base de taxonomies populaires, y compris des formes du savoir quotidien telles que les physionomies au système d’équivalence strictement codé » (ibid.). Dans la suite du chapitre, le personnage inépuisable de Hamlet est abordé contradictoirement en fonction des typifications de la folie, et plusieurs personnages de Dickens en tant que types d’humeurs (la mélancolie en particulier). Dans un cas comme dans l’autre, la typification relative de ces « caractères » plus ou moins fixés, voire réifiés, est étroitement associée à leurs romans familiaux, d’une part, et à leur condition sociale, d’autre part.

5 - Voix

17La voix n’est pas prise au sens assez mécaniste qu’elle pouvait avoir chez le Genette des années 70 ou surtout dans les applications tatillonnes que la notion a souvent connues à propos des mal nommés « niveaux narratifs ». Ce dont il s’agit ici, d’abord, c’est de la représentation d’entités personnelles (selves) dans le discours : « Être un personnage fictionnel c’est être à la fois agent et objet de discours ; à la fois un locuteur, une personne à qui l’on parle, et une personne dont on parle — un sujet voisé. » (p. 149) Les réflexions complexes qui suivent sur le rapport entre personne / personnage et personne pronominale (notamment autour des thèses de Benveniste) ont deux intérêts principaux qui débordent largement le cadre du duo personnage et personne, tout en l’éclairant : d’une part, sans que cette hypothèse soit poussée jusqu’à ses ultimes conséquences, la performativité du « je » énonciateur énoncé est soulignée. À retenir, cette synthèse d’après Benveniste : « Un performatif […] est un acte qui est auto-référentiel ; un acte qui est unique ; un acte qui crée le sujet du même geste par lequel il traduit sa présence en conséquence ; et un acte dont la forme type est celle de la première personne. » (p. 159) La disjonction (« non-identité à soi-même ») du « je » « est le plus évidente dans des formes telles que ‘Je suis allé’ ou ‘j’irai’ ».

18Là où le performatif du « je » pose, dirais-je, l’autorité présentielle d’une personne dans l’espace du discours, les temps verbaux d’inactualité scindent le personnage de la personne, mais le personnage, lambeau ou côte détachée de la personne, retient quelque chose des couleurs de son origine et justifie fantasmatiquement celle-ci, qui en tire en revanche le bénéfice de la procréation, une auctoritas. C’est bien ce qui fait que le concept de voix, qui n’est « rien de plus qu’un métonyme des formes dans lesquelles les personnages sont représentés comme des centres de subjectivité » (p. 179), nous promet de faire « l’expérience du personnage, en tant que sujet et objet du discours » de telle façon qu’elle nous « couse au texte » (p. 180). Prolongeant Agamben, J. Frow écrit encore que « le passage par les places vides des pronoms et des personnes du verbe est quelque chose comme un itinéraire à travers le non-être, une constitution du sujet dans l’expérience de l’absence. » (ibid.) Ceci, fort évident dès que l’on se penche sur la relation du récepteur/performateur du lyrique, nous montre que les questions de personnalité, personne et personnage, trop souvent envisagées exclusivement à travers les temporalités du romanesque et du récit en général, se posent aussi et de façon explicite dans les temporalités différentes que le descriptif ou le lyrique mettent en œuvre.

6 - Nom

19Si « les personnages de fiction sont surtout (mais pas nécessairement) identifiés par un nom » et que « le statut ontologique des noms — leur existence en tant que référents “réels” ou “fictionnels” — est fonction du type de monde où ils figurent » (p. 187), la reconnaissance du personnage tient à « une structure sémantique de niveau supérieur au niveau textuel » et « le personnage n’est pas une unité linguistique, mais conceptuelle, ou plutôt une entité sémantique textuellement construite. » (ibid.) J. Frow qualifie le nom de « crochet auquel des propriétés sont suspendues », ce qui est une autre façon de représenter, peut-être moins dynamiquement, le phénomène de la « fixation » narrative et descriptive déjà figuré par Barthes dans S/Z comme « champ magnétique attirant les sèmes qui renvoient en fait à un corps ». (p. 189) Barthes était plus hésitant encore quant à la survie du personnage (sans doute espace d’élision entre le nom et le corps), comme le rappelle Éric Marty8 en citant cette phrase : « Ce qui est caduc aujourd’hui dans le roman, ce n’est pas le romanesque, c’est le personnage ; ce qui ne peut pas être écrit, c’est le nom propre. » Mais le nom « propre » du personnage dont ni la propriété (Perceval), ni la propreté (Don Quichotte), ni la constance (Pessoa) ne sont assurées relèverait plutôt d’une certaine magie, jusque dans sa démystification (Proust), que d’une désignation rigide ou de ces déterminations socio-économiques, religieuses, ethniques, de caste et de classe auxquelles la naissance (filiation, sexe et territoire) et les initiations ou intégrations ultérieures astreignent les personnes devant survivre à l’intérieur d’univers préformés. L’homonymie de deux Borges, un employé de bureau emprunteur de buvard mentionné par Pessoa et l’écrivain qui savait si bien parler de lui-même et de toute chose comme un(e) autre, souligne que « la conscience malheureuse dans sa relation spécifique à l’écriture » (p. 221) donne lieu aussi à l’exercice d’une liberté ludique où l’altération délibérée des noms reçus serait l’un des moyens d’affranchir la personne via les aventures de Protée.

7 - Face

20Pour rappel, en début de chapitre :

Le nom et le pronom sont des inscriptions et des identifications de la personnalité ou de la quasi-personnalité dans le langage. Mais les pronoms et les noms sont nécessairement articulés à des corps : cette articulation (et celle, ultérieure, des corps aux états mentaux) constitue le schéma matriciel de la personnalité qui est mimé par le personnage fictionnel. (p. 226)

21Les présupposés d’une telle formulation, dans chacun de ses termes, et surtout dans sa séquentialité, ne sont pas sans poser problème. Mais ce qu’il importe de souligner maintenant, c’est que tant le système de la personne que celui du personnage sont fondamentalement composés de « médiations » plutôt que d’objets matériels ou d’entités idéelles à contenus fixes.

22La « face » est l’une de ces médiations ; pas plus que le nom ou, on le verra, le corps, elle ne peut être essentialisée (comme tentent de le faire les photos d’identité), car il est de sa nature d’inter-face d’être à la fois insaisissable pour l’observateur désireux, méconnaissable et dispersée dès qu’on l’approche d’un peu près, comme le narrateur de la Recherche s’en aperçoit cruellement auprès d’Albertine, et à double face pour le moins, en tant que surface où sont logés plusieurs organes perceptifs et en tant qu’écran tridimensionnel où affleurerait expressivement une intériorité cognitive et émotionnelle. Elle est aussi duelle en tant que masque social (la face qu’il ne faut pas perdre) ou signalétique figée d’un caractère, et en tant que fragile membrane soumise aux pressions intérieures et aux bombardements du monde extérieur. Une distinction supplémentaire, entre la face qui exprime et la face qui montre, laquelle, « portée à un tout autre niveau d’abstraction » (p. 239), recoupe le contraste entre une conception éthique et la notion sociologique de jeu facial (facework) empruntée à Erwing Goffman et met l’accent sur l’interaction entre notre propre face et celle de l’autre, qu’il faut sauver aussi.

23Le double, image, icône, ou encore corps symbolique (mais aussi ekphrasis mimétique, portrait d’une dame ou d’un inconnu ?) témoignerait ainsi de la nécessité et d’une autre fonction du personnage fictionnel que celle d’un fantasme tour à tour méconnu et reconnu, jamais connaissable en tant que pur fantasme9. Avant que le miroir ne devienne un objet d’usage courant, la nouvelle comédie hellénistique, jouant sur la fixité du masque et la mobilité de la voix, montre que le masque n’y était pas un embarras, mais « dans le théâtre de la modernité, la face elle-même est devenue un masque. » (p. 263)

8 - Corps

24Le corps, enfin, nous conduit à une approche plus expressément psychanalytique, mais qui nous oblige aussi à faire dialoguer davantage la lettre écrite avec les arts visuels et de performance :

Si beaucoup d’intrigues fictionnelles sont des intrigues du nom, elles sont toutes des intrigues du corps : des histoires de naissance et de mort, de désir sexuel, de douleur, de vieillir, de lutter, de manger, de toucher, d’excréter, de rougir, de parler, de voir et d’être vu. (p. 284)

La centralité des corps dans les intrigues fictionnelles n’est nulle part aussi frappante que dans les media — théâtre, film et télévision, bandes dessinées, manga, jeux numériques — dans lesquels la visibilité de corps réels ou représentés constitue la matière même du medium et le moyen premier d’identification des personnages. (p. 290)

25Certes, mais ce différentiel, J. Frow se garde bien de ne pas le relativiser, sachant que l’on ne peut ni être son corps, ni l’habiter contractuellement, ni ne pas l’être, quelle que soit la culture dans laquelle s’informent nos perceptions et se forme notre pensée. C’est pourquoi l’étude de Blade Runner, qui clôt presque l’ouvrage, est bien à sa place, en réplique elle-même, pourrait-on dire, à la présentation, en ouverture du chapitre, d’un étrange conte de Thomas Mann, Les Têtes interverties : étrange par le genre, car inclassable, comédie de mœurs à fin tragique, parabole énigmatique plutôt qu’allégorie édifiante ; mais étrange aussi par la greffe d’un domaine culturel sur un autre redoublant la thématique d’un dualisme qui, pour odieux qu’il soit, ne saurait être ironiquement résolu que par la mort de tous les acteurs (à l’inverse du Vicomte pourfendu de Calvino), car nous avons affaire à une parodie de purana qui réécrit néanmoins les Affinités électives10.

26La beauté de la brévissime conclusion définitionnelle résulte elle aussi de son apparition inattendue, qui nous invite à refaire (autrement et de même) tout le parcours nous y ayant mené abductivement et presque à notre insu. Ce serait en effet à la fois un autre et un même livre qui commencerait par :

Être un personnage, c’est avoir une existence textuelle et, momentanément paraître exister au-delà de celle-ci.
Être une personne, c’est habiter un corps physique et fantasmatique, porter le masque qu’est / qui est en vérité notre face, parler avec la voix des autres — être défini au cœur même de nous par le non-personnel ; et, à tout moment, paraître avoir une vie qui existe au-delà. (p. 296)

Voyageurs aux pieds d’argile

27Character and Person est un livre, on l’aura compris, qui joue corporellement son propre personnage. Dans sa grande abondance d’anecdotes argumentatives, aux limites périlleuses de la digression, et vu l’extrême diversité des textes et des modes de pensée qu’il convoque, il se livre au lecteur comme une expérience à mener, quasiment analytique, nous mettant toujours au risque de trouver, de déconstruction en déconstruction, que le masque sous le masque n’est ni le nôtre ni celui d’un autre. Même l’éternité, ou surtout pas elle, ne saurait le changer en lui-même. Si tout est masque, écran, surface d’affleurement, modelé et grain changeant avec la perspective et la distance de focalisation (comme la joue d’Albertine), la sémiologie qui est la conscience de notre cognition ne peut nous révéler rien d’autre que le caractère somatique de tout masque, de toute représentation. « Or le fantasme avait un corps, et ce corps était langage », aimerais-je dire. Mais, justement, la matérialité du langage, l’arbitraire altérité du signifiant au regard tout autant de l’objet ou référent que du signifié, n’est-elle pas l’autre chose qui nous oblige à nous poser textuellement sans cesse, désespérément parfois, comme irréductiblement indicibles, indiciblement irréductibles dans notre transitoire et plus grande (plus menacée) matérialité, comme des choses réelles, comme le pléonasme d’un corps incarné et l’oxymore d’un hors texte ?

Antécédents contemporains

28Sans doute sont passées par là, laissant apparemment loin derrière nous la pensée des années 50 à 70, les technologies numériques de 3D, d’autant de combats virtuels et de mondes hologrammatiques de substitution facilitant l’illusion fascinante au même moment qu’elles en exhibent l’appareillage, sans doute y a-t-il eu un recul impressionnant de la textualité verbale et des arts de la parole même dans la conversation quotidienne, puisqu’il faut à tout du geste publicitaire, des éclairages, de la performance et des spots, du découpage et des clips, de l’annonce concentrée, des trailers, de la fragmentation extrême, des clips, des flashes, et du saut sans suite, du skip et du zap, pour que ça marche, qu’on n’ait pas le temps de s’ennuyer d’être dans la longue et patiente construction de la personne et des doubles monstrueux, nains et géants, entre lesquels elle se délimitait et forcissait intérieurement mieux qu’à gorgées de boissons énergétiques. J. Frow, venu du marxisme, de la sémiotique et de la psychanalyse, a fait, sans rien perdre de ses acquis de théoricien critique, tout le parcours des études culturelles et de l’expérience postmoderne qui lui permet d’embrasser d’un même regard de possibles constantes anthropologiques et l’extrême variété des conditions historiques de part et d’autre de ruptures majeures depuis le passage de l’oralité à la scripturalité jusqu’à la mondialisation de l’image et du capital fictif. Et c’est peut-être ce qui fait de Character and Person, dans son érudition et l’insistance de ses dissociations critiques, à la fois une encyclopédie, dans le sens d’un désir inassouvi d’exhaustivité, un bricolage heuristique (au sens noble de bricolage) et un objet d’art fractal en formation. Un essai, certes, mais sur un mode très disjonctif qui n’est plus celui de Montaigne, ni même de Barthes.

29Le personnage, que le xixe siècle réaliste et naturaliste, puis le cinéma majoritaire, avaient fait passer des jardins et temples païens, et des parvis et chapelles de l’histoire sainte à l’autre illusionnisme figé des musées Grévin ou Tussaud et à l’expressionnisme attendu de la dernière séance, avait été déclaré d’abord involontaire échantillon de la lutte des classes, puis mort et autopsié comme un fétiche dérisoire. À titre exemplaire, on rappellera d’abord ce qu’écrivait le trop oublié M. Zéraffa dans l’article « Roman et société » d’Encyclopædia Universalis où il condensait les thèses de son ouvrage publié en 1971 sous le même titre :

Le personnage romanesque n’est pas situé au-dessus ou en dehors de telle ou telle collectivité : il la désigne, même et surtout quand il s’oppose à elle, ou quand il existe dans l’une de ses marges. On peut comparer ce personnage à un élément du chœur tragique, qui soudain cesserait de parler le même langage que les autres pour s’exprimer en son nom propre11.

30Même si M. Zéraffa était un connaisseur du Nouveau Roman sur lequel il a formulé des appréciations d’esthéticien lucide et attentif au sens des formes, on pourrait voir dans le paragraphe ci-dessus une réponse toute en finesse à l’ironique et provocante brutalité de Robbe-Grillet dans Pour un Nouveau Roman :

Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n’est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l’action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S’il a des biens, cela n’en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l’aimer, de le haïr. C’est grâce à ce caractère qu’il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême12.

31La mode était à Sade. Pasolini, le second Fellini, Borowczik, José Benazeraf, qu’avaient fréquenté tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague et que Robbe-Grillet stylisait encore dans ses films tardifs, Kubrick à sa façon ou Gene Roddenberry à la sienne, avaient franchi ce pas de l’automate au robot rempli de son que le corps de l’acteur ou plus souvent de l’actrice devait mimer somnambuliquement. Le post-humain était en marche. Robbe-Grillet ajoutait, quelques lignes après le paragraphe cité en haine du personnage : « Notre monde, aujourd’hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu’il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu’il regarde au-delà. Le culte exclusif de ‘l’humain’ a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. » Or il est assez amusant, avec un demi-siècle de recul, de relever combien, pour reprendre un titre de Benazeraf qui, d’ailleurs, y jouait beaucoup avec les masques, Le Désirable et le Sublime se confondaient alors avec une hubris qui nous apparaît tout à la fois rétro, kitsch et un tantinet obscène à la lumière de la mise en scène actuelle des violences non simulées les plus abjectes.

32M. Zéraffa, intégrant, dans un article paru en 1984, juste avant sa mort, le bruissement relationnel barthésien à toutes ses approches antérieures du romanesque à travers « personne et personnage » et vice versa, arrivait à cette synthèse :

Ainsi, dans notre réflexion sur le romanesque, le personnage est : il existe, non pas en tant qu’individualité concrète, figure vivante susceptible d’animer l’imaginaire du lecteur, mais comme élément signifiant. Le personnage est l’effet d’une correspondance entre une substance et une écriture. […] on s’intéresse ici à l’existence d’un langage pris dans l’épaisseur et dans les mouvements du rapport substance-forme […]13.

33J. Frow, comme avant lui M. Zéraffa, J.-M. Schaeffer ou V. Jouve, parmi d’autres, a parfaitement compris la nécessité d’adopter une perspective « lectorale » ou, plus généralement réceptrice, à la fois projective et introjective, sur le couple d’enchaînés (par l’amour-haine) que forment personnage et personne. Et, avec l’éclatement de ses huit plans, il expose, quelque part entre méthode et symptôme, un double portrait, très actuel (en acte) du personnage (qui n’a plus rien de rond) et de la personne lectrice/spectatrice en demoiselles d’Avignon.

Pour ne pas achever le personnage

34Nous ne pouvons cependant pas conclure cet essai sans formuler quelques réflexions sur les limites inévitables de toute entreprise de ce genre. Elles ne seront pas à son détriment mais serviront plutôt à constater une fois de plus que le personnage est un nœud de questions, non pas gordien, indénouable et donc à trancher, mais un nœud de trop nombreux fils dont chacun nous mène jusqu’à quelque interrogation philosophique et politique fondamentale.

Relativité linguistique & culturelle

35Tout d’abord, il n’échappera à personne que la proximité et la formation des signifiants [personne] et [personnage] ou [persona] et [personaje], en français ou en espagnol, invite à faire dériver conceptuellement le second signifié du premier, tandis que [character] en anglais, dont l’emploi le plus fréquent relève de la consistance des valeurs morales, tend en revanche à valoriser la personne. Quand, en anglais, le personnage est vu comme une empreinte, c’est encore pour cette raison, c’est ce que la langue pense avant la théorie. En français, [personnage], contrairement au [character], balance de l’amplification méliorative des grands de ce monde (le personnage historique, le grand personnage) au dérisoire presque clownesque du farfelu au look pas possible. Il en va de même en ce qui concerne le mot [figure] ou le mot [type], le premier évoquant en anglais un chiffre et le second un caractère d’imprimerie, tandis qu’ils sont respectivement associés en français au visage et à la masculinité. En français, mais pas en d’autres langues, [personne] a absorbé sa négation, comme [res] en catalan. Une [personne] n’est pas [quelqu’un] tout court, mais quelqu’un de quelque chose (bien, généreux, beau…), tandis qu’un [personnage], c’est [quelqu’un]. Et ainsi de suite. Il n’est pas jusqu’à [name] qui ne nous décale par l’innocence de sa spécificité : distinct de [noun], il n’a pas besoin de se dire « propre ». Qu’en serait-il alors si nous avions à repenser tout le champ d’étude dans des langues européennes un peu moins proches et surtout dans des langues et des cultures distantes de l’espace « occidental » ?

36Encore, outre le jeu des « intraduisibles » linguistiques, comment se pensent personne et personnage, pas seulement dans l’écriture et la lecture, mais au quotidien, selon que l’habit est là ou non pour faire le moine, selon qu’il est obligatoire, normal ou déviant de porter sur son visage et / ou son corps des marques temporaires (peintures, teintures) ou permanentes (tatouages, balafres, piercings) de sa condition sociale, de son statut religieux, etc. ?

Personnage, genres du discours, media & rhétorique

37L’étude et l’image du personnage et de la personne, de la personne du personnage et du personnage de la personne, en Occident, se sont à l’évidence déplacées et métamorphosées selon leurs véhicules et les genres « dominants », dans le passage d’une oralité presque exclusive à une scripturalité envahissante, du conte à la nouvelle, de la légende au roman, mais aussi et surtout selon les places respectives des mémoires mortes et des mémoires vives comme supports de véridiction. Invoquer le théâtre et ses masques ou leur chute et leur substitution par des gestuels ou des jeux faciaux ritualisés ou créatifs pour expliquer le personnage, le rapport de la personne au rôle et ses variations, n’a pas la même portée selon que le théâtre et / ou d’autres arts de performance constituent la médiation et le réservoir de signes les plus disponibles pour l’imaginaire social, ou bien si c’est avec le récit écrit, assorti ou non de descriptions, que cet imaginaire (se) négocie.

38En outre, la prévalence du roman, du romanesque et du filmique vont de pair avec une emprise, voire une hégémonie, du narratif et de la narratologie sur la théorie littéraire, l’esthétique et l’anthropologie, ce qui permet à J. Frow d’écrire : « Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la pertinence (adequacy) théorique du concept de personnage fictionnel — que je considère comme la catégorie centrale de la théorie littéraire et son outil le moins adéquatement compris — mais la catégorie de la personne humaine elle-même. » (p. 25) Ou encore, reprenant en partie à son compte la notion de « vie quotidienne » de la philosophe hongroise Agnes Heller : « la connaissance quotidienne a lieu à échelle humaine et en rapport avec l’échelle humaine, et elle est narrative dans sa forme. » (p. 120) Je traduis « connaissance » en raison de la narrativité du prédicat, mais le mot employé en anglais est knowledge, non pas knowing, cognizance, cognition ou learning.Le roman lui-même met en jeu des rapports extrêmement différents du discours narratif au discours descriptif, et, plus particulièrement, de la biographie au portrait (physique et moral), soit qu’à la manière du théâtre il expose d’abord le physique, l’allure et le costume du personnage pour le faire entrer ensuite en aventure, soit que l’aventure soit l’occasion et le moyen de former en mosaïque le portrait du personnage en tant que bilan plus ou moins final de l’exercice de ses fonctions cardinales14. Une notice biographique se lit-elle de la même façon selon qu’elle est accompagnée ou non d’un ou de plusieurs portraits photographiques, gravés ou picturaux ? La rhétorique judiciaire est-elle constante, de Cicéron à Maurice Garçon ou à Jacques Vergès, dans ses façons de caractériser le prévenu à condamner ou à acquitter en fonction de ses actions, de ses passions et de son « naturel », de sa « disposition » ?

Personnage / fiction / histoire

39L’un des points de friction de toute théorie et de toute histoire des notions de personnage et de personne est évidemment la question de la fictionnalité, celle de savoir si et quand il convient de qualifier un / le personnage de fictionnel, de fictif ou d’imaginaire, sous-entendant ou non que la personne, elle, est « réelle » par définition — avec le problème supplémentaire de savoir ce que telle ou telle culture et telle ou telle collectivité — majoritaire ou minoritaire dans un espace ou territoire culturel confronté à d’autres, identifié par ses échanges polémiques ou amicaux avec d’autres — tiennent pour réel. Quels sont les univers de référence qui sont en présence, sont-ils cumulatifs ou exclusifs ? Le colloque « Fiction et cultures » et ses actes15 ont bien montré à quel point il est vital pour la théorie littéraire de poser ce genre de questions tant à nos passés qu’au monde contemporain. Ce ne serait donc pas seulement l’émergence du christianisme qu’il faudrait opposer aux antiquités polythéistes, mais aussi et peut-être surtout ce que signifie le personnage dans un monde avec idoles (paganisme antique ou polythéisme védique, catholicisme) et dans un monde sans idoles (judaïsme, islam, protestantisme iconoclaste), et plus encore ce que personne humaine veut dire dans un monde avec Dieu ou dieux et dans un monde sans. D’autre part, les frontières et barrières que certains (Thomas Pavel et ses amis) veulent maintenir ou restaurer entre fiction et histoire, à la différence de la conscience d’un espace continu de la représentation et de la référence (Hayden White et les « métahistoriens » parmi lesquels je me range volontiers) ne sont nullement indifférentes à la conceptualisation du personnage. En sens inverse, des efforts en ce sens, comme ceux de J. Frow, constituent un apport majeur à une compréhension plus fine et plus politique à la fois de ce qu’historicité veut dire ici ou là, jadis, naguère et demain.


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40Personnage et personne, dans la condensation symbolique sur laquelle repose toute textualité (prise au sens extensif de ce qui se trame dans nos têtes au fil de la vie), sont souvent des homoncules : tantôt amulettes, tantôt reliques ou fétiches que les esprits des corps transportent partout avec eux pour fertiliser les cendres de la mémoire et rendre désirable le reflet qui n’est pas nous ; mais ce sont aussi des colosses aux pieds d’argile qui ont du mal à marcher de conserve et ne cessent de se déchirer mutuellement avant d’arriver à une destination, à un devenir-quelqu’un qui leur reste énigmatique.