Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Charlène Walther

L’enfance comme événement : un avènement littéraire ?

Récits et dispositifs d’enfance (xixexxie siècles), sous la direction de Suzanne Lafont, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, coll. « Le Centaure », 2012, 286 p., EAN 9782842699505.

1Avant le milieu du xixe siècle, l’enfant (étymologiquement infans, « qui ne parle pas ») dans la littérature était soit muet, soit voué à imiter les adultes. Ce n’est qu’avec la démocratisation de l’enseignement qu’il semble accéder à une parole propre (Jean‑Louis Cornille, p. 28), alors même que la langue transmise par l’école primaire est normalisée. D’après Suzanne Lafont, qui a dirigé l’ouvrage collectif Récits et dispositifs d’enfance (xixexxie siècles), l’enfance n’est à partir de là plus tant une période de la vie qu’un dispositif, défini comme un « processus d’invention de l’enfance », et même un « processus événementiel » (p. 8). Celui‑ci coexisterait avec l’âge adulte, et participerait à la (re)construction continuelle de l’individu. Le récit d’enfance, en ce sens, n’a plus affaire avec les souvenirs d’enfance mais avec un « devenir‑enfant », selon les termes de Gilles Deleuze (p. 10), car il s’agit de faire advenir l’enfance comme événement dans le texte et non plus de faire retour vers un état appartenant au passé. Les différents articles de ce volume analysent des « moments d’enfance » littéraires, c’est‑à‑dire des moments où l’enfance apparaît et confond deux modes d’existence, l’un actuel, expérimenté dans le présent, l’autre virtuel qui, tout aussi effectif, agit sur le premier.

2Le livre se divise en quatre sections représentant des « moments d’enfance ». La première partie est centrée sur la prise en charge de la parole par l’enfant ; dans la deuxième sont analysées les modalités de son apparition et de sa disparition ; la troisième souligne l’importance de l’enfance dans la formation de l’identité ; enfin, l’enfance apparaît dans la dernière partie comme un lieu de questionnements, sur soi, sur le monde, et sur l’enfance elle‑même. Les différents articles réfléchissent à la multiplicité des formes et des visages que peut prendre l’enfance en tant que dispositif dans la fiction.

L’enfant, instrument de subversion de la langue

3Au fil des contributions apparaissent des dispositifs d’enfance parfois contradictoires ; les enfants sont tantôt agents d’une révolte, tantôt victimes des actes des adultes. Plusieurs articles dans la première partie présentent des enfants surgissant dans un texte pour opposer leur langage à celui des autres personnages, dont le langage est souvent relatif aux institutions ou à l’école. L’enfant est alors celui qui combat les locutions figées — et par là même les opinions figées — tout autant que celui qui veut renverser les rapports de pouvoir en place. Il contribue à subvertir et à renouveler la langue française ainsi que les conventions littéraires. Marianne Bouchardon montre par exemple que dans Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac (1929), l’enfant est chargé de remettre en question la primauté du texte au théâtre, prenant en charge une révolte qui est en réalité celle de l’auteur. Ce dernier veut s’émanciper de la domination du bon usage et de la bienséance, et promeut une parole plus instinctive, investie par le désir. Le rôle de l’enfant, libéré des conventions dans lesquelles évolue l’adulte aliéné, est ainsi de faire jaillir un « refoulé de la langue », dans lequel le pulsionnel prendrait le pas sur le rationnel, le corps sur le code (p. 65).

Instrumentalisation de l’enfance

4Les dispositifs d’enfance sont ainsi conduits à être instrumentalisés par les écrivains, une instrumentalisation qui, dans la deuxième partie de l’ouvrage, réduit les enfants à des apparitions muettes qui perdent, en même temps que la parole, la capacité de se défendre contre le monde. Ils deviennent en somme les boucs émissaires des actes des adultes. Florence Vinas‑Thérond étudie ainsi la fonction des enfants‑victimes dans L’Enfant‑rêve d’Hanokh Levin (1993) et dans Viol de Botho Strauss (2005), deux pièces qui font évoluer leurs personnages dans un climat de cruauté et d’horreur ; l’enfance y est à la fois fantasmée et profanée, l’enfant objet de l’affection parentale et instrument de vengeance (p. 154). Le spectateur d’actes comme l’infanticide, par exemple, se retrouve face à sa propre humanité — sa propre cruauté. La figure de l’enfant paraît de fait ne pas être intégrée dans une fiction pour elle-même mais pour ce qu’elle contribue à dévoiler sur le rapport de l’homme au monde. Sylvie Triaire observe que dans Madame Bovary de Flaubert (1857), Berthe, la fille d’Emma, apparaît de manière très furtive dans le roman et n’a pas d’intériorité propre, mais sert de révélateur au « bovarysme » de sa mère, ce sentiment d’insatisfaction et de désillusion face au monde réel. Elle n’est que l’instrument des désirs de celle‑ci, appréciée quand elle sert ses amours (pour se faire aimer de Léon, Emma veut apparaître comme une mère de famille modèle), délaissée quand ce n’est pas le cas (dans la relation d’Emma avec Rodolphe, Berthe ramène la narratrice au prosaïsme de sa situation de femme mariée). En somme, elle annonce sa propre fin tragique, qui la destituera de sa vie bourgeoise pour la mener aux fabriques de coton après le suicide de sa mère.

L’enfance, image de l’origine

5Mais fréquemment, l’enfant est présenté comme échappant à l’interprétation et à la recherche de sens, car en lui se côtoient les questions de l’inaccessible et de l’altérité. En effet, S. Lafont souligne que s’il nous arrive de ressentir une forme de nostalgie envers un rapport au monde que nous jugeons perdu, l’enfance, en tant que processus événementiel, n’est cependant jamais terminée et toujours à naître (p. 10). Ainsi, des dispositifs d’enfance peuvent conférer à l’enfant un caractère mythique et originel ou, au contraire, tenter d’en compenser le sentiment de perte. Paule Plouvier écrit que, pour le poète Salah Stétié, « l’infans contient l’entièreté de la langue » (p. 237). L’expression « enfant d’enfance », tirée de l’un des poèmes du recueil L’Autre côté brûlé du très pur (1992) définit l’état d’enfance comme un état qui précède la vie, que personne ne peut rejoindre mais dont chacun dépend (p. 239). Écrire sur l’enfance est donc un moyen de se tourner vers cet état antérieur à la langue, perçu comme l’origine de l’humanité. Retour impossible selon Patrick Marot pour Julien Gracq : cet auteur voit dans la perte effective de l’enfance une perte de la faculté même de retrouver les sensations de celle‑ci. L’écriture permet néanmoins une rencontre entre le présent et le passé qui ne restitue pas véritablement l’enfance, mais qui permet de s’en approcher au plus près (p. 259). Tous ces procédés, en somme, tendent à recréer l’enfance et soi‑même par son intermédiaire.


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6Récits et dispositifs d’enfance (xixexxie siècles) présente ainsi un panorama large et complexe, très éclairant quant à la question des dispositifs d’enfance en littérature. Chaque article mènera le lecteur à la rencontre de l’enfance — ou des enfances. Si l’ouvrage n’est pas, comme semble l’affirmer Suzanne Lafont, « riche [...] de tous les chemins qu’il n’a pas suivis (ceux de Proust, Céline, Bernanos, Beckett, Kourouma, Gary, Nabokov, Soyinka, etc.)1 » (p. 22), entreprise qui semble irréalisable, il trouve justement son intérêt dans la présentation de dispositifs particuliers. La classification des contributions en quatre parties paraît néanmoins discutable, car elle dresse des frontières entre des thématiques qui auraient plutôt intérêt à établir un dialogue ; S. Lafont précise d’ailleurs au lecteur qu’il peut sillonner les différents articles selon des « chemins de traverse2 » (p. 22).

7En outre, comme S. Lafont l’écrit dans son introduction, le but de ce livre n’est pas de s’attacher au « personnage déjà constitué de l’enfant » mais de détailler un acte, celui de « faire l’enfant ». Dans tous les cas, ce « personnage déjà constitué de l’enfant » (p. 8), existe‑t‑il en littérature ? Toute fiction n’est‑elle pas fabrication de l’enfance, comme elle est par ailleurs fabrication du monde ? C’est une question qui naît progressivement et qui ne trouve pas de réponse après la lecture. Si elle peut traduire à première vue un défaut de l’ouvrage, elle en souligne aussi une qualité, relative à l’angle sous lequel la question de l’enfance est abordée : le refus de toute idée reçue sur l’enfance telle qu’elle se présente en littérature et la volonté de montrer son traitement dans la fiction, donc dans l’inconscient de la société.