Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Maud Schmitt

Romans de l’abandon, pour un monde moderne abandonné

Philippe Richard, L’Écriture de l’abandon. Esthétique carmélitaine de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, Paris : Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe‑XXIe siècles », 2015, 640 p., EAN 9782745328939.

1Pour Philippe Richard, la spécificité de Bernanos est qu’il s’inscrit dans un paradigme mystique explicitement carmélitain, qui substitue à la logique d’expiation — propre à Barbey d’Aurevilly ou à Huysmans — une logique d’abandon. Le cumul des significations de l’abandon, selon qu’on l’emploie sous la forme pronominale (s’abandonner à), active (abandonner) ou passive (être abandonné de) dessine un itinéraire spirituel. À partir de l’expérience du Mal, résultat de l’abandon de Dieu, l’homme peut se révolter ; mais il peut aussi choisir de consentir au dépouillement plutôt que de lutter contre, d’accompagner le dénuement qui s’opère en lui, de s’abandonner enfin, en toute confiance, à Dieu. C’est alors que l’apparente déréliction devient l’instrument paradoxal de la grâce. Car, comme l’écrit Jean de la Croix dans la Montée du Carmel : « Quand il l’homme spirituel arrivera à ce degré où il sera réduit à rien, et dans la suprême humiliation, son âme achèvera alors son union spirituelle avec Dieu1 ».

2Or, parce que l’abandon carmélitain est fondamentalement un processus dynamique, inscrit dans le temps – du dépouillement subi au dépouillement consenti, et à l’union en Dieu – il trouve dans le récit son expression adéquate, et se révèle, a priori, ultra-romanesque. C’est ainsi que les romans de Bernanos, en transposant et en figurant dans l’espace de narration l’abandon carmélitain, font de celui-ci non seulement une thématique, mais une poétique puissamment structurante, une matrice dramatique à part entière, jouant à tous les niveaux de la création romanesque : justifiant les situations romanesques et la construction des personnages, fournissant à la dispositio ses motifs, sa symbolique et ses structures, et informant enfin la matière même de l’écriture.

3Alors, tout en puisant à des sources carmélitaines et bibliques, et tout en transposant les états de la mystique classique dans le roman contemporain, l’œuvre romanesque de Bernanos est pourtant – ou plutôt, par là même – éminemment moderne, et ce à plusieurs titres. Tout d’abord parce qu’elle rejoint ainsi et éclaire des problématiques et des débats – esthétiques et philosophiques – contemporains. À partir du cadre de pensée que lui fournit la mystique carmélitaine, Bernanos participe à l’exploration, par la littérature de son époque et depuis le « décadentisme » fin de siècle, des notions de néant, de vide, de rien – et du rapport de ces notions entre elles. Mais la référence carmélitaine lui permet justement de distinguer fermement ces concepts, de penser le « vide », indépendamment de tout nihilisme, comme une formidable positivité en puissance – sortant la littérature des impasses de l’auto-référentialité et l’éthique de la tentation du nihilisme. Rejoignant les préoccupations d’un siècle « qui se passionna pour la chute et le renouvellement de la parole » (p. 244), il pose impérieusement la question du langage, faisant de sa reconquête une mission sacrée engageant l’ontologie même du vrai. En effet, en modelant l’écriture romanesque à l’oraison carmélitaine – « prière de dessaisie en laquelle l’âme se laisse transformer et hausser à la contemplation et à l’union » (p. 11) – Bernanos réinvente une langue ; langue creusée par un silence et un vide qui résonnent de la présence de l’Autre, langue dont le caractère polyphonique enfin a une fonction révélatrice puisque, abandonnée à d’autres voix plus hautes qu’elle et transcendantes, elle cerne l’indicible et fait rayonner le mystère.

4Mais si l’écriture bernanosienne de l’abandon peut être dite profondément moderne, c’est enfin et surtout en tant qu’elle a force de proposition pour la modernité. En exhaussant la faiblesse en vertu efficace, tout d’abord, le roman constitue une réponse adaptée à la spécificité d’une époque où l’homme, dans son désarroi, ne se croit plus capable d’agir contre le mal. Mais aussi, le cadre référentiel de l’abandon carmélitain permet une conception large de l’expérience mystique, non confessante et ouverte aux athées, qui, par leur expérience parfois révoltée de l’absence de Dieu, participent, même à leur insu, à l’abandon rédempteur. Le point de départ de l’expérience mystique, « toujours d’abord entée sur un sentiment d’abandon de Dieu », est le même que celui de l’expérience athée, « toujours également enracinée dans un sentiment d’abandon de la transcendance » (p. 52). C’est bien conscient de cette profonde similitude que Bernanos propose, dans ses romans, une « nouvelle expérience littéraire, proprement empathique et capable de saisir les craintes du monde moderne à la lumière de la tradition carmélitaine » (p. 52).


***

5Il faut tout d’abord saluer la minutie et la rigueur d’un travail inédit de dépouillement, dans l’identification des sources carmélitaines de l’œuvre romanesque de Bernanos notamment. La première partie du travail constitue ainsi un socle objectif et solide pour les propositions herméneutiques et les analyses poétiques qui occupent le reste de l’ouvrage. Ph. Richard y atteste, par une étude génétique croisée de la correspondance personnelle, de l’œuvre romanesque et des sources carmélitaines, l’influence de la mystique carmélitaine sur l’écrivain mais aussi sur l’homme. Au commencement de la création littéraire est l’expérience du vide et de la distance de Dieu, dont témoignent les lettres privées. Mais la lecture de Jean de la Croix, de Thérèse d’Avila ou encore de Thérèse de Lisieux – tous trois par ailleurs fréquemment cités dans la correspondance – réintègrent cette expérience dans un cadre spirituel et mystique qui permet de la comprendre et de l’apaiser. Les romans transposent enfin cette expérience, rendue intelligible par la relecture carmélitaine, dans des motifs et des figures, dans des situations fictives et des personnages.

6Mais l’intérêt de l’ouvrage de Ph. Richard réside aussi dans la nouveauté de certaines de ses positions critiques, qui, bousculant des habitudes de lecture et remettant en question certains réflexes herméneutiques dont pâtit parfois l’interprétation bernanosienne, viennent, avec bonheur, relancer le débat. Le caractère très foisonnant du travail nous oblige à ne présenter que quelques-unes de ces perspectives, qui nous semblent les plus intéressantes.

La polyphonie mystique de l’écriture bernanosienne

7Ph. Richard repart d’un acquis de la critique, qui voit dans l’écriture bernanosienne la mise en œuvre d’un langage « en creux », cernant négativement son objet indicible, par un ensemble de procédés de désignation indirecte. « Le langage des saints n’en est pas un », affirme ainsi André Not2. Et Monique Gosselin, dans son ouvrage capital, élabore une stylistique de cette écriture du surnaturel, dont elle recense les procédés : un recours constant au paradoxe, l’abondance des redéfinitions de termes, des oxymores, des antilogies, des asyndètes et des ellipses, des syncopes dans la prosodie, du redoublement des contraires3.

8D’autres critiques insistent également sur la béance logée au cœur du roman bernanosien, et qui irait se systématisant et se radicalisant à mesure qu’on avance dans l’œuvre, envisagée en diachronie : ainsi, pour William Bush, l’amenuisement de l’écriture du Journal d’un curé de campagne, matérialisé par les lignes de points et les pages arrachées, inscrit dans la forme même du roman l’absence de Dieu. Pour Claude-Edmonde Magny, la pratique systématique de l’ellipse, dans Monsieur Ouine, est l’inscription formelle de l’ennui diabolique voué à dissoudre le monde – et l’intrigue ainsi vidée de ses articulations logiques et dramatiques est à l’image d’un réel en lambeaux, progressivement néantisé. Mais il arrive que l’accentuation de la négativité de cette écriture en creux conduise à des interprétations dans le sens d’une représentation du non-sens4, voire d’un nihilisme de l’œuvre trouvant son point d’aboutissement dans Monsieur Ouine, roman de la paroisse morte5.

9Ph. Richard, en raccordant cette écriture négative à la référence carmélitaine, en déplace l’accent, voire, en inverse la signification : le silence qui fore l’écriture bernanosienne, modelé sur l’oraison, n’est pas empreint de négativité. Bien au contraire, il est, logé dans le langage, l’éclat du surnaturel, la présence du mystère, la condition d’une attente que seul Dieu peut combler. L’écriture de Bernanos, grâce à ses défaillances, à sa pauvreté recherchée, à son dépouillement, se fait véritablement orante ; elle est alors le moyen d’une révélation :

Révélation de ce silence surnaturel s’imposant à l’âme du personnage en quête de soi, révélation du rôle auxiliaire de la narration dans l’acheminement de chaque lecteur vers ce silence sacré en lequel il contemplera le mystère du personnage, révélation du propre mystère qui nimbe la vie du lecteur même. (p. 92)

10Ainsi, en replaçant la définition habituelle de l’écriture de Bernanos par la lacune, la béance ou le silence dans la lumière propre d’une spiritualité carmélitaine originelle, Ph. Richard rompt avec la thèse d’un apophatisme bernanosien, et ce à deux niveaux. Premièrement parce que cette écriture, au lieu de promouvoir la négativité comme seul moyen de désignation du deus absconditus, surmonte au contraire cette négativité et restitue une présence effective :

Bernanos pose le fait et le problème de la rencontre avec Dieu qui nous offre son pardon en nous demandant notre acceptation de sa volonté, notre consentement à aimer. Il s’agit de donner Dieu, ou plutôt de révéler Dieu, de mettre en présence de Dieu ; de porter à une âme une parole qui soit parole de Dieu. Cela ne peut se faire que dans la très pure instrumentalité, grâce à laquelle ce soit vraiment Dieu, Dieu lui-même, qui parle et agisse en nous. Ce qui suppose qu’en un sens nous vidions notre parole et notre action de nous-mêmes6.

11Deuxièmement, parce qu’il montre que la stylistique de l’évidement, de l’atténuation et du manque n’est qu’un des moyens de cette écriture de l’indicible, mais pas le seul : il arrive aussi que l’écriture cerne le mystère par accumulation et condensation textuelle. Empruntant alors la voie positive, l’écriture « ne refuse pas de dire pour mieux dire mais dit davantage pour dire autrement » (p. 189). Ce cumul de strates redéfinit l’écriture romanesque comme essentiellement polyphonique ; et cette polyphonie mystique – parce qu’elle s’enracine dans l’intertexte scripturaire et carmélitain, mais aussi parce qu’elle est révélatrice du mystère – fonctionne, dans les œuvres, ad intra et ad extra.

12Ad intra, elle tisse des réseaux entre plusieurs épisodes romanesques, subtilement raccordés les uns aux autres par des jeux d’échos et des reprises de termes. Une logique fragmentaire se substitue alors à la logique linéaire, créant un sens concurrent, suspendu et non univoque, laissé à la construction du lecteur. Ainsi, dans la Nouvelle histoire de Mouchette le motif de l’eau, l’isotopie du silence et de la pureté, eux-mêmes référencés à un intertexte carmélitain (« L’âme en état de grâce ressemble à une source très claire », écrit Thérèse d’Avila7) tissent une connexion discrète entre l’épisode du chant de Mouchette, juste avant son viol par le braconnier, et l’épisode de la noyade. Le suicide de l’enfant humiliée s’éclaire donc à la lumière de la scène où Mouchette s’abandonne à son chant et fait ainsi don d’elle-même à l’autre, en toute confiance : l’un et l’autre acte sont de même nature. Alors, le travail de l’intertextualité interne associé à la configuration carmélitaine « libère l’interprétation d’un pessimisme radical sans pour autant la forcer à confesser quoi que ce soit » (p. 196). Le mystère n’est pas aplani, par plus que le secret de la miséricorde divine n’est forcé. Et Ph. Richard donne force de démonstration aux intuitions de M. Gosselin :

Il le narrateur bernanosien se garde bien de sanctifier le suicide et de la faire tomber en Dieu – et l’on peut mesurer là combien les romans de Bernanos sont éloignés de toute apologétique. Mais il la fait pénétrer dans les profondeurs de l’être, où Dieu ne saurait être nommé et où le lecteur averti ne peut manquer d’entendre une présence mystérieuse de la grâce à travers l’avènement de l’amour. Le texte s’aventure dans le paradoxe de la nuit, dans le mystère de l’innocence vouée au malheur, comme si une pareille absence de Dieu ne pouvait en appeler qu’à sa Présence. C’est en cela que nous pouvons parler d’écriture mystique : rien n’y est « baptisé », mais le récit se fait mythe tandis que l’écriture par sa signifiance suggère le mystère8.

13Ad extra, la voix romanesque s’abandonne à une source scripturaire qui lui confère son éthique, mais transposée par l’écriture en un authentique principe poétique. Ainsi, la « patience des pauvres », patienta pauperum du psalmiste que Bernanos aimait à citer9, et qui sert de clé de voûte aux Béatitudes, est, dans l’œuvre romanesque, beaucoup plus qu’un thème : elle est la « condition de possibilité de la logique narrative elle-même » (p. 290). Elle donne, tout d’abord, à l’œuvre bernanosienne son rythme propre, déployé en un ton de simplicité et en un climat d’empathie. Mais cette espérance des Béatitudes évangéliques, qui permet de réaffirmer la « possibilité réelle et toujours intacte en l’homme moderne de se retourner vers l’infinie simplicité qui le fonde » (p. 296), est aussi le présupposé éthique sous-jacent servant de clé interprétative à l’itinéraire des personnages, qui la mettent – parfois à leur insu – en application. Ainsi, la patience du pauvre, transposée dans le roman en principe poétique, est érigée en « levier de toute tentative de reconquête de la modernité » (p. 300) : parce qu’elle permet de convertir la déception fondamentale et le sentiment d’abandon de l’homme moderne en voie d’accès à Dieu, d’une part, mais aussi parce que la pauvreté n’a pas besoin de profession de foi pour mener à Dieu, comme le montre l’exemple de la compagne de Dufréty, dans le Journal d’un curé de campagne. La patience du pauvre, transposée dans un roman qui se fait par là éminemment moderne, se présente comme un chemin vers Dieu, en l’apparente absence de Dieu.

14L’écriture polyphonique de Bernanos est alors doublement médium vers le divin : d’une part parce qu’elle puise dans l’intertexte mystique et scripturaire des propositions éthiques transposées dans des situations romanesques concrètes et mimétiques dans lesquelles l’homme moderne peut se voir reflété ; deuxièmement parce que, en s’abandonnant à un texte plus haut que soi, l’écriture met en abyme l’abandon carmélitain, et se dépouille elle-même pour répercuter l’écho divin. Ph. Richard cite ici la formule lumineuse de Martine Hiébel :

Il s’agit bien de laisser une autre Parole habiter la parole créée, un autre Auteur habiter la fiction, bref, de permettre au Créateur auquel Bernanos se confie totalement d’insuffler son Esprit dans la matière humaine et littéraire que l’écrivain lui soumet10.

15Ce faisant, l’écriture surmonte alors son propre paradoxe : s’il ne saurait y avoir de manifestation de Dieu sans l’écriture (c’est la mission qu’assume Bernanos dans le contexte d’une modernité marquée par l’apparent absentement du divin), pourtant l’écriture doit s’effacer elle-même pour ne pas substituer sa propre voix, immanente, à celle, transcendante, qui en est la source. La dialectique propre à l’abandon, logée au cœur de la polyphonie romanesque, permet là encore de surmonter les contradictions et de convertir une négativité en plénitude retrouvée.

Repenser le Mal

16De même que, dans la doctrine sanjuaniste, la nuit obscure est la manifestation d’une action extérieure de Dieu sur l’homme, de même la déréliction de l’homme moderne ne manifeste pas l’absence de Dieu ou son retrait mais au contraire signale que Dieu intervient activement dans une existence. Ainsi, « la béance bernanosienne doit être soigneusement distinguée des concepts importés par le décadentisme, pour conserver sa vigueur existentielle et son principe poétique » (p. 113). En effet, le Journal d’un curé de campagne est une réécriture fidèle de la nuit obscure sanjuaniste. Un travail scrupuleux de dépouillement et de confrontation des textes, là encore, montre que le Journal en suit pas à pas les étapes ; la structure du roman est donc proprement, et explicitement, référentielle. À la lumière de cet exemple paradigmatique du Journal d’un curé de campagne, il est possible de lire les destinées romanesques des autres personnages bernanosiens comme des variations personnelles et singulières de la même nuit mystique – y compris, on le verra, ceux qu’une tradition critique associe à l’esprit satanique : Cénabre et monsieur Ouine. Se trouve aussi par là même expliquée la ressemblance structurelle profonde qu’entretient la révolte avec la sainteté. Un même arc traverse en effet la vie de Mouchette et celle de Donissan, celle de la comtesse et celle du curé d’Ambricourt, qui les rend gémellaires : de la colère et l’abandon de Dieu, à l’abandon à Dieu. C’est à cette deuxième phase du trajet de l’abandon que le personnage de prêtre doit conduire le révolté, en lui montrant la nécessité du pari. La conversion, dans les romans de Bernanos, n’est rien d’autre que ce risque du salut, pris en toute conscience mais en toute cécité, et qui consiste à s’abandonner – à livrer toute sa vie, désespérée mais connue, contre la promesse d’une vie inconnue. « Donnez tout », ordonne le curé d’Ambricourt à la comtesse11.

17Le propos de Ph. Richard, pas plus d’ailleurs que celui des mystiques carmélitains, n’est certes pas de minimiser l’expérience du Mal ou de la souffrance, encore moins de les nier en tant que mal ou que souffrance. Mais il s’agit de montrer que le Mal est l’instrument paradoxal de la grâce, car il est la manifestation même de Dieu, le don qu’Il fait à l’homme de la possibilité de l’union, via l’abandon, qui n’est autre qu’un consentement au poids du réel. Ainsi :

Sans en négliger pour autant les modalités d’expression, il s’agit donc de considérer la démonologie inhérente au romanesque bernanosien comme enchâssée à une réalité d’abandon déjà constituée comme matrice stylistique (l’abandon de Dieu voulant toujours ouvrir à l’abandon à Dieu). Bernanos use à nouveau des catégories sanjuanistes sur ce sujet, montrant ainsi que la question du démoniaque ne peut qu’être liée et soumise à la question du vide, et que si Satan semble parfois bénéficier du vide de l’âme pour s’insinuer dans l’être, il ne s’agit là que d’un leurre du reste orchestré par la grâce pour hâter paradoxalement son propre triomphe. Le démon n’est jamais chez Bernanos qu’un petit singe, pouvant certes se révéler très irritant, mais ne pouvant que reproduire un simulacre de force, profiter du vide qu’il n’a pas créé et favoriser l’angoisse trompeuse. (p. 164)

18Voilà donc singulièrement minimisée la part véritablement active du diable dans le monde, comme dans l’œuvre bernanosienne qui le représente.

19L’intertexte paulinien de l’épître aux Romains (Rm 8) dans Sous le soleil de Satan12, autre volet de la polyphonie d’une écriture romanesque s’abandonnant aux sources mystiques ou scripturaires, permet également à Bernanos réévaluer la part du Mal dans le monde, en distinguant, précisément, le monde, marqué par le péché, et le pécheur. Cette distinction doit se rejouer, pour le lecteur, entre ce qui est représenté dans le roman mais porté au compte du personnage et mettant sans cesse en péril son espérance – l’« effrayante horreur du péché, le misérable état des pécheurs, et la puissance du démon13 » – et les enjeux profonds, les thèmes éthiques de l’œuvre, qui ne sont pas immédiatement visibles et dont les personnages n’ont parfois pas conscience eux-mêmes, mais qui n’en sont pas pour autant délestés de toute réalité. Autrement dit, le lecteur doit se garder de confondre Bernanos avec Donissan, par exemple, l’athlète de la sainteté, engagé de toutes ses forces dans la lutte surnaturelle avec le mal, constamment à la limite du désespoir, et soupçonné d’ailleurs par son vieux maître Menou-Segrais d’avoir une fois glissé de la « haine aveugle du péché au mépris et à la haine du pécheur14 ». Or – et notamment sous l’effet de cette mise en garde de Menou-Segrais – Donissan lui-même s’abandonne peu à peu à la certitude de la gloire à venir, libérant l’homme de la servitude du péché, dans la stricte et orthodoxe continuité du texte paulinien. Plus encore, la certitude de la grâce, objet du second fragment de Rm 8 (« liberatur a servitute »), est, dans le premier roman de Bernanos comme dans tous les autres ensuite, la condition de possibilité de l’action narrative, venant transformer le « tragique » en « dramatique » :

Se discernent alors simultanément la misère de l’homme et la grandeur de celui qui se tourne vers cet avenir divin qui le libère de l’esclavage, sauvegardant la distinction finale entre péché et pécheur. Exposées à l’ombre du mystère efficace de la Croix, ces lignes conservent donc elles aussi une part de mystère capable de donner toute son épaisseur au héros bernanosien. La forme dialogale de son exposition, par l’échange avec Menou-Segrais comme par la référence biblique, achève au demeurant de présenter au lecteur une temporalité narrative en construction, n’enfermant le personnage ni dans un caractère définitif (désespoir), ni même dans une évolution psychologique qui serait simplement linéaire (de la faiblesse à la confiance par le passage chaotique dans le désespoir, ou d’une foi ténébreuse et manichéenne à une foi apaisée et consolidée par, si l’on peut dire, la force des choses). C’est au contraire par cet échange dialogique même que le texte ressaisit de manière synthétique l’ensemble des butées auxquelles fait face le personnage dans sa vie, le faisant naître du même coup à sa conscience non plus seulement de prêtre mais d’abord de croyant. (p. 341)

20Dans cette perspective, le dépouillement le plus absolu prépare l’union en Dieu, y compris quand ce dépouillement semble atteindre les vertus théologales elles-mêmes. C’est là, encore, retirer à Satan toute efficace : car le désespoir par Amour n’est finalement jamais qu’un dénuement consenti qui, du moment qu’il est guidé par l’esprit d’abandon, est annihilé au moment même où Dieu en entend la demande. Voilà pourquoi les romans de Bernanos n’ont pas à bien se terminer pour être porteurs, comme dit Ph. Richard, d’une « espérance incessible ».

21La position de Ph. Richard a le mérite de remettre en question des classifications parfois trop hâtives, qui rattachent Bernanos à une lignée d’écrivains antimodernes, résolument pessimistes, tenants d’une théologie extrêmement sévère et portant l’accent – en une radicalisation maistrienne de l’augustinisme – sur le châtiment et de la damnation15, plus que sur le pardon et la grâce. Si Bernanos reconnaît sa dette envers Barbey d’Aurevilly, Bloy ou encore Joseph de Maistre, et si certaines de ses déclarations au sujet de ses « maîtres » semblent parfois pouvoir servir de grille de lecture à son œuvre16, il importe pourtant de se garder de toute tentation du système et de rester attentif à la singularité de l’écrivain. Or, sur la question théologique, et plus spécifiquement sur celles de l’efficace de la grâce et de la part accordée au Mal et au péché, Bernanos s’écarte de ses prédécesseurs. L’œuvre de Bernanos ne baigne pas, rappelle Ph. Richard, dans un climat du Vendredi saint, comme celle d’un Barbey ou d’un Huysmans. Ressaisissant bien l’abandon du Fils, mais au moment où il tend déjà vers son adoption, elle s’enracine dans l’esprit du Samedi saint.

Ouine réhabilité

22Nous avons dit, déjà, que Ph. Richard ne souscrivait pas aux thèses qui font de Monsieur Ouine, dernier roman de Bernanos, le point d’aboutissement d’un trajet qui mènerait à la représentation du mal comme puissance de néantisation à l’œuvre dans le monde. Contre cette lecture, Ph. Richard avance l’argument de la synchronie génétique : Bernanos a rédigé Monsieur Ouine et le Journal d’un curé de campagne en même temps, « recherchant une résolution commune quoique d’expression différente aux problématiques qu’il met partout ailleurs en figure » (p. 51). Il ajoute :

Si le vide semble certes partout présent dans le monde moderne, il n’en demeure pas moins chez Bernanos ce moyen privilégié de l’expiation des consciences, non parce qu’il rapporte l’homme à Dieu en se changeant finalement en plénitude – ce qui constituerait en effet un essai téléologique de réappropriation confessante – mais parce qu’il demeure vide, maintient l’homme loin de Dieu en ce vide originaire qui permet au monde d’exister, et inscrit l’être dans l’intimité faite de communion et de distance des relations trinitaires elles-mêmes . Le roman demeure persuadé que le monde n’est pas vide, mais que l’homme peut l’être s’il refuse de s’abandonner à la source qui seule peut le fonder. (ibid.)

23Les romans de Bernanos – Monsieur Ouine y compris – se situent donc « hors de tout nihilisme » (p. 51). Ainsi, Ph. Richard ne va pas contre l’évidence, en affirmant que Dieu n’est pas absent du roman ; car Dieu est bien absent du roman. Mais il invite à reconnaître qu’« une espérance incessible n’en demeure pas moins programmée par le texte lorsque demeure la possibilité de l’abandon de l’être à un autre que lui-même » (p. 64).

24L’interprétation du personnage de Ouine s’inscrit donc dans cette perspective. Ph. Richard s’oppose aux lectures qui font de Ouine un mythe – comme par exemple à celle de Max Milner, qui voit dans la figure du vieux professeur de langue « l’effrayante hérésie » d’une « incarnation terrestre, pleinement humaine et pleinement satanique de Satan, comme le Christ est une incarnation terrestre, pleinement humaine et pleinement divine de Dieu, un anti-Christ infernal17 ». Mais il semble aussi s’écarter d’une interprétation psychologisante du personnage, proposée notamment par M. Gosselin. La critique lit le personnage à la lumière de son adolescence, et de l’injustice qu’il a subie18. Son caractère « satanique » en serait alors la conséquence. Ouine, par son statut d’ancienne victime, se trouve alors rangé aux côtés des autres personnages d’enfants humiliés – la Mouchette du Soleil de Satan, celle de la Nouvelle Histoire, Chantal dans le Journal d’un curé de campagne – et par là-même racheté.

25Ph. Richard, quant à lui, comprend monsieur Ouine selon la grille de lecture fournie par l’itinéraire sanjuaniste de la nuit obscure. Il ne va certes pas jusqu’à faire de Ouine un homme de prière, toutefois l’esthétique d’oraison carmélitaine lui semble être un outil opératoire d’interprétation : Bernanos aurait, avec le personnage de Ouine, livré une transposition figurée de l’expérience orante. Comme les autres personnages bernanosiens, Ouine traverse une nuit mystique au terme de laquelle il consent à l’abandon et s’ouvre à la possibilité de l’union en Dieu ; simplement, son itinéraire est, comme toutes les expériences mystiques et comme le prévoyait déjà Jean de la Croix, singulier, complexe et personnel. En l’occurrence, l’apport de Monsieur Ouine par rapport aux autres romans tient à ce que, plus qu’ailleurs, Bernanos s’y penche sur le problème de l’athéisme.

26La démonstration s’appuie sur une étude minutieuse de l’agonie du personnage, saturée de références évangéliques. La fin du roman montre Ouine faisant acte d’humilité, et reconnaissant son insondable finitude : « je suis vide, moi aussi19 ». Ce « vide » ne peut pas être confondu avec le néant : seul le néant peut être spirituellement condamné, tandis que le vide est, écrit Ph. Richard, un « existential fécond quoique paradoxal » (p. 52). Ouine est un vide qui, d’ailleurs, a « faim » d’une présence, et demande à être rempli : « J’ai faim, répète monsieur Ouine. Je suis enragé de faim, je crève de faim20 ». Alors, la mort de Ouine peut être considérée comme une véritable conversion, au sens étymologique du terme : Ouine « rentre en soi-même », « rentre dans le ventre qu’il a fait » ; il s’est « retourné comme un gant21 ». Dessaisi de lui-même, Ouine s’abandonne en somme à la possibilité de Dieu. Cela ne conduit certes pas à canoniser le vieux professeur de langues – ce qui serait un contresens. Mais la spiritualité carmélitaine, parce qu’elle a pour centre un vide et une attente qui sont ouverture confiante à l’Autre – à l’aventure de Dieu – accueille les expériences mystiques non-confessantes. À ce titre, et indépendamment même de l’invention formelle déployée dans ce roman obscur et déroutant, Monsieur Ouine est, sans doute, le plus moderne des romans de Bernanos.