Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Marc Décimo

Les revues d’art à Paris décortiquées

Yves Chevrefils Desbiolles, Les Revues d’art à Paris (1905-1940), Aix-en-Provence : Presses de l’université de Provence, coll. « Théorie et pratique des arts », 2014, 364 p. EAN 9782853999007.

Petit panorama d’un secteur d’études

1Ce livre provient d’une thèse de doctorat en Art et sciences de l’art sous la direction de José Vovelle. Mais à l’époque où elle fut soutenue, en 1992, se posait la question de savoir de quelle discipline la faire relever : s’agissait-il bien d’histoire de l’art ou d’histoire de l’imprimé ? Où classer l’étude de ces revues des plus éphémères aux plus institutionnelles, des plus conformistes aux avant-gardistes qui accompagnèrent les bouleversements artistiques, les lançant parfois, qui contribuèrent à la consécration des mouvements artistiques les plus novateurs et créateurs, des Soirées de Paris au Minotaure, des Arts à Paris à L’Art vivant, des revues dadaïstes et surréalistes aux revues académiques, des bulletins de galeries aux premières ébauches de nos magazines d’aujourd’hui ?

2En conséquence, à quelle instance du Conseil national des universités (CNU) l’adresser ? Les instances de la science qui administre et qui tranche, décidèrent ; cela eut pour contrecoup de faire de son auteur, Yves Chevrefils Desbiolles, un archiviste. Il est aujourd’hui responsable des fonds artistiques à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). André Chastel avait pourtant remarqué, il y a environ aujourd’hui quarante ans, qu’il eût été opportun de considérer le rôle des revues d’art. Et Y. Chevrefils Desbiolles comblait ce manque d’un livre considéré à ce jour comme de référence. Il fut publié une première fois en 1993 (Paris, Entr’Revues) et, épuisé, s’il est aujourd’hui republié, en 2014, c’est qu’il n’est pas obsolète. Ce livre ouvrait non seulement une voie sur laquelle ne s’étaient auparavant pas aventurés les historiens d’art mais il rendait d’autres champs d’investigation possibles. En particulier, la relation texte/image allait devenir un enjeu d’études soutenu. On a élargi le panorama jusqu’à s’intéresser aux écrits d’artistes, à leur bibliothèque et à leurs archives, à des revues en particulier ou à des revues spéciales, par exemple celles consacrées au domaine de l’architecture. La situation était différente du côté des Lettres, puisque Remy de Gourmont s’était tôt intéressé aux « petites revues » (1900). L’emprunt méthodologique devait connaître un essor certain et on bénéficie depuis notamment de l’étude d’Évanghélia Stead sur la littérature et l’iconographie fin-de-siècle (imaginaire et poétique) dans une perspective d’histoire culturelle1. Bien auparavant aussi, on rappellera la contribution de Françoise Levaillant en 1980 dans le rapport Convention de recherche entre l’Université de Paris-I et le Centre Georges Pompidou (MNAM), intitulée « Les Arts plastiques dans la presse parisienne 1947-1948 ». Hommage lui fut rendu dès la première édition en lui confiant précisément la préface de l’ouvrage de Chevrefils Desbiolles.

3L’objectif qui, à l’époque de la thèse, avait été fixé, consistait à recenser empiriquement les revues d’art pour produire un instrument de travail (avec des index) mis à disposition des chercheurs et des amateurs. Un corpus de deux cents titres fut établi. La parution nouvelle a permis de rafraîchir et de mettre à jour.

Méthodologie

4La première difficulté de l’entreprise était formelle, d’ordre typologique. Sur quels critères distinguer revue/ magazine/ bulletin/ journal ? Comment procéder ? S’agissait-il de faire une coupe synchronique et de traiter de tout ce qui se publiait en une année sur l’actualité des arts et de faire un travail de terrain, comme Marc Angenot pour 1889, et livrer en mille deux cents pages l’analyse systématique de la chose imprimée produite en langue française au cours d’une année, afin de saisir « un état du discours social »2 ?

5Pour élaborer une histoire de la critique des revues, mieux valait ouvertement se lancer dans une étude diachronique – de 1905 à 1940 – afin de faire notamment apparaître qu’il y eut des périodes phares : les années 1910, 1920, 1930, furent aux revues d’art ce que fut la fin du xixe siècle pour les revues littéraires, une époque de créativité éditoriale exceptionnelle. Des revues de toute tendance esthétique et idéologique jouèrent un rôle essentiel : il fallait le mettre en évidence. L’approche diachronique permettait non seulement de suivre l’actualité de l’art, mais aussi de constater l’évolution d’un périodique. Le ton peut évoluer au fil du temps en fonction des prises de position. Il peut changer. Si tout périodique commence par affirmer des positions et se situer parmi les périodiques existant, parfois avec des éditoriaux à valeur quasi de manifestes s’il soutient une école ou telle ou telle pratique en art, et il peut, par la suite, s’assagir, notamment une fois qu’un courant est institutionnalisé (lutter pour défendre devient inutile). Cet aspect de laboratoire et de work in progress, s’il s’agit de défendre certaines pratiques, de faire des comptes rendus d’expositions, de salons, de livres, qui court pour arracher à la postérité son jugement pérenne, n’est effectivement saisissable qu’en adoptant un point de vue diachronique. Quand naît une revue ? Quand émerge-t-elle et pour quelles raisons ? A-t-elle un rôle de prospection ? Sert-elle à entériner une esthétique ? Il s’agit de montrer le rôle, l’interaction entre des revues et, parfois, souvent, l’impact considérable de « petites revues »… D’enquêter aussi : un périodique est souvent assujetti à une galerie qui donne un ton, à la publicité qui radicalise une rhétorique, tout élément qui mérite d’être pris en compte. On ne peut qu’en faire le constat : la sémiotique des revues est complexe et structure la réception. Y. Chevrefils Desbiolles et Rossella Froissart Pezone reviendront sur ces aspects plus spécifiques lors d’un colloque tenu à Aix-en-Provence3 ().

6Les revues sont aussi souvent marquées par des personnalités. Quelques noms égrenés suffiront ici pour convaincre : Paul Dermée, Arthur Cravan, André Breton, Tristan Tzara, Michel Seuphor, Albert Skira, Georges Wildenstein, Waldemar-George, Michel Seuphor, Christian Zervos, Paul Guillaume, René Huyghe, Christian Zervos, Georges Bataille, etc. Le nom de Guillaume Apollinaire reste ainsi, par exemple, attaché aux Soirées de Paris. Celle-ci, bien que peu diffusée et éphémère (elle ne fut publiée que de 1912 à 1914), fut prestigieuse et si influente qu’on peut, selon Y. Chevrefils Desbiolles, en faire peut-être le prototype de ces « petites revues » qui auront un grand retentissement dans l’histoire de l’art moderne.

7C’est aussi, parfois, l’émergence d’une lame de fond : par exemple, avec l’apport des avant-gardes, de Dada et du surréalisme, les pratiques nouvelles modifient la réception même des supports. Il faut alors considérer le travail entrepris sur la mise en page, sur la typographie pour lesquelles ont œuvré maints artistes : histoire de l’art ou histoire de l’imprimé ? Que décider à propos du tract dada ? Doit-on l’ajouter au corpus ou doit-on abandonner là son esthétique singulière ? Le tract n’a-t-il pas, comme une revue, une visée éminemment performative, d’agir sur le moment, de porter un coup immédiat qui doit précisément permettre de changer vite la donne quand le tract surréaliste est lui plus une force d’appoint ? On le constate pour qui veut étudier sérieusement les phénomènes, il est inévitable de mélanger histoire littéraire, histoire de l’art et sémiotique. C’est dire combien un tel travail n’allait pas de soi dans les années 1990 et d’affirmer combien un hors champ disciplinaire ou transdisciplinaire peut s’avérer porteur pour l’université. Une telle perspective est donc épistémologique. Qui plus est, l’attention portée à la place de l’iconographie dans les revues d’art (et à la façon dont certains artistes prennent soin de la qualité des reproductions) contribue aussi à la modification du regard. On ne peut désormais plus considérer ces périodiques comme des jetables mais déjà comme des œuvres, certes reproductibles, mais des œuvres tout de même.

8Si le succès de ce livre est certes lié à sa fonction d’outil (des fiches signalétiques, une bibliographie raisonnée et des index très pratiques figurent en fin de volume), sa lisibilité n’y est pas étrangère : l’auteur a souhaité rédiger cette thèse « comme un roman ». On peut cependant regretter – le sujet s’y prêtait – que figurent seulement un tout petit nombre d’illustrations et qu’elles soient rejetées en fin du volume. On aimerait espérer enfin, qu’un jour, Y. Chevrefils Desbiolles étende le corpus aux villes de province et qu’il ne reste pas restreint à Paris qui, incontestablement, fut dans ces années la plaque-tournante des arts et de la littérature.